Il y a quelques semaines, la CGT Energie annonçait des passages de compteurs EDF en heures creuses pour les boulangers victimes de l’explosion de la hausse des prix, suscitant l’ire du gouvernement. Ce type d’action s’inscrit dans une même tradition plus que centenaire, longtemps promue par le mouvement ouvrier et tombée en déshérence, au profit de formes de résistance plus instituées comme la grève ou, nettement moins efficace, le « dialogue social » entre « partenaires sociaux ». Le sabotage au travail a pourtant longtemps été portée par le mouvement ouvrier comme une modalité de reprise en main de son travail. Il ne s’agissait pas forcément de détruire des machines mais de faire autre chose que ce que l’on nous demandait : et si le sabotage au travail était encore de nos jours une façon de reprendre le pouvoir sur son travail et, à terme, de changer la société ? Après une première partie sur la grève de la performance, à lire ici, la suite consacrée aux diverses actions de sabotage possibles.
Saboter pour faire du bien
Not All Heroes Wear Capes (tous les héros ne portent pas de capes) : le 24 janvier dernier, la fédération CGT de l’énergie annonçait des actions de passage en heures creuses des boulangers marseillais frappés de plein fouet par l’explosion du prix de l’électricité. Ces actions “robins des bois” sont illégales et peuvent faire perdre son travail à l’agent EDF qui s’y risque. Mais, revendiquées par un syndicat tout entier, elles ont retrouvé ces dernières semaines une réelle légitimité. Il s’agit là d’aller dans le dur du sabotage, mais avec comme objectif de favoriser les clients ou les usagers.
C’est ce à quoi s’emploie depuis longtemps Véronique*, secrétaire médicale, qui a bien voulu me raconter, de façon anonyme, ses actions préférées, dont la liste est impressionnante : elle fait annuler les dettes des patients les plus précaires, en inscrivant une mention “dette annulée” dans le logiciel du cabinet, elle ne rappelle pas les personnes précaires pour les rappels de facture… Mais elle fait également un travail méthodique pour faire en sorte que les médecins s’impliquent dans le soin et dans le suivi des patients. Pour cela, Véronique m’a détaillé des procédés qu’on ne diffusera pas pour sa propre protection. L’un est particulièrement plaisant, pour toutes celles et ceux qui se sont régulièrement fait bolosser pour obtenir un rendez-vous : “Je dis oui aux personnes qui appellent au dernier moment pour une consultation et je les rajoute le soir afin de dire aux médecins “j’ai fait comme la dernière fois quand vous aviez pu prendre A à cette heure-ci”. Le A en question, m’explique Véronique est “leur pote qui a les moyens”.
Zoé*, quant à elle, cherche à agir différemment du cadre procédurier imposé par la bibliothèque municipale où elle travaille : “Mes collègues ont souvent une forte tendance à jouer les fonctionnaires tatillons façon “premiers de la classe”. Par exemple, en faisant du zèle pour des procédures d’inscription, emprunts, etc… À mon petit niveau, quand je n’ai personne pour regarder derrière mon épaule, j’accorde la gratuité totale des emprunts aux personnes aux minimas sociaux, même si elles n’ont pas de justificatifs sur elles.” . Une pensée émue pour les nombreux conseillers Pôle emploi qui, en scred, n’appliquent pas les normes de plus en plus drastiques poussant des demandeurs d’emploi à perdre leurs allocations (quant aux autres : vous vous y mettez quand ?).
La grève du zèle : appliquer les procédures absurdes pour les dénoncer
La grève du zèle consiste à appliquer strictement les procédures, les consignes, les règles, pour les dénoncer ou simplement ralentir la production. En effet, ces règles étant conçues d’en haut, loin du travail réel, voire carrément par des personnes extérieures aux entreprises ou administrations, comme les fameux cabinets de conseils dont nous vous parlons régulièrement, elles sont souvent inapplicables. Parfois, ce sont des injonctions qui sont en inadéquation avec la réalité du terrain. C’est ce qu’a expérimenté Idris* dans la boutique de jeux vidéo où il travaillait : “La direction nous harcelait – littéralement – pour que nous fassions les précommandes des gros titres à venir, ce qui était fort inconfortable, car ça nous obligeait à harceler à notre tour les clients. Et s’ils disaient non… On ne pouvait rien y faire ! Mais selon la direction, c’était notre faute, tant qu’on n’avait pas atteint leur quota minimum, on se faisait engueuler. Notre responsable nous a donc encouragés à faire de fausses précommandes, il en faisait d’ailleurs lui-même. Et à force, la direction a été satisfaite ; j’insiste, “gruger” était le seul moyen d’atteindre les chiffres absurdes qu’ils exigeaient. Sauf que, conséquence cocasse : nous avons ensuite reçu les stocks des jeux précommandés. En adéquation avec le nombre de précommandes. Donc un stock absurdement élevé et quasiment impossible d’écouler, ce qui a bien fait transpirer notre responsable.”
La grève du zèle peut aboutir à des résultats encore plus significatifs. C’est la belle histoire que m’a racontée Vincent*, salarié dans l’aéronautique : avec ses collègues, il “fabriquait les pièces les plus parfaites possibles, on était ultra pointilleux. Le truc, c’est que ça niquait les cadences, ce qui prime sur la qualité au final. Mais la direction ne pouvait pas vraiment dire quoi que ce soit, car elle fait toujours croire que la qualité prime : or nos pièces, c’était de l’orfèvrerie !”. La grève du zèle désarme des directions qui sont prises à leurs propres pièges : elles ne peuvent pas reprocher aux salariés d’appliquer les consignes ou de bien travailler. Elles sont prises dans leur propre contradiction du discours managérial si répandu de nos jours : “Faire mieux avec moins, et vite !”.
Le sabotage comme arme de résistance aux injustices
Durant la Seconde Guerre mondiale, le sabotage est devenu une méthode militaire, destinée à désorganiser les nations ennemies. Le Manuel de sabotage simple sur le terrain est un guide publié en 1944 par les services de renseignement britannique à destination des résistants et des agents de terrain. Il s’avère qu’encore aujourd’hui, c’est un joli petit mode d’emploi du sabotage, notamment au travail. Jugez par vous-même : une partie du manuel comporte des modes d’action destinés à tout ralentir, notamment le transport : attribuer une même place à plusieurs personnes dans un train, pour provoquer des retards ; dans les usines, il s’agit de placer des outils au mauvais endroit, pour qu’ils soient plus difficiles à trouver, dans une usine. Retourner les panneaux directionnels le long des routes pour ralentir les trajets et créer des embouteillages…
Mais ce sont surtout les actions de désorganisation collectives qui sont les plus amusantes et applicables à une entreprise : dans une réunion, “parler fréquemment et longtemps en illustrant les différents points par des anecdotes ou des expériences personnelles, et mettre en avant, aussi souvent que possible, des problèmes sans conséquences.” Bon, ça n’échappera à personne que cette technique relève le plus souvent de l’auto-sabotage inconscient, largement pratiqué par des militants politiques ou des syndicalistes durant des réunions de sections. Tout comme “Chipoter sur les mots précis de toutes les communications, comptes-rendus et résolutions”, autre conseil de ce manuel. Si on vous disait, en 1944, que c’était une chouette méthode pour désorganiser l’ennemi, merci de ne pas l’infliger à votre propre camp !
Passons à la recommandation suivante : “Tout renvoyer à des comités pour une étude approfondie et tenter à chaque fois de réexaminer les décisions prises dans les réunions précédentes”… Zut, encore une méthode de sabotage que tout le monde utilise en croyant bien faire ! Suivante : “Miner le moral en offrant des promotions au personnel incompétent”… Incroyable : on découvre en lisant ce manuel qu’il est appliqué à la lettre par les directions de n’importe quelle entreprise française, privée comme publique ! Mon ami Darren, citoyen britannique de son état, m’a donné une explication de l’acuité de ce manuel : “Les auteurs de ce guide ont dû simplement s’inspirer de leur propre institution avec des chefs et collègues qui plombaient leur travail !”
Je ne sais pas si Cédric a lu ce manuel, mais les méthodes appliquées par lui et ses collègues sont nettement plus directes : “Dans une petite entreprise d’informatique, où les patrons étaient assez débiles pour se mettre à dos l’ensemble de l’équipe, on a commencé à résister en multipliant plein d’actions mesquines. On a pété le store dans le bureau du boss pour qu’il se prenne le soleil dans la gueule toute l’après-midi, bloqué les roues de son siège. Un type remplissait la machine à café du boss avec l’eau de la cuvette des chiottes tous les matins. Une autre personne mettait des bugs intentionnellement dans le logiciel quand il devait y avoir une présentation juste pour qu’il soit ridicule devant les clients potentiels.”. Cédric et ses collègues ont pratiqué allégrement la grève du zèle : “Je ne compte pas le nombre de fois où on a exécuté les ordres débiles du patronat le sourire aux lèvres parce qu’on savait que ce serait naze”. Mais avant tout, il s’agissait de se protéger d’un management toxique. Ainsi, la messagerie interne a été détournée par les salariés pour pouvoir consulter les mails de la direction et ainsi être capables de réagir à l’avance à des annonces de licenciement collectif… Et ainsi être mieux armés pour y faire face.
Du sabotage à la reprise en main de son travail
Dans “Discount”, un film de Louis-Julien Petit, sorti en 2013, avec Corinne Masiero, les salariés d’un supermarché décident de récupérer les invendus jetés aux ordures pour lancer leur propre épicerie solidaire et coopérative. Par un certain nombre de stratégies de détournement de leur outil de travail, ils retrouvent leur dignité et leur utilité sociale à travers cette expérience collective. Ce film montre la joie de travailler ensemble à transformer son emploi en autre chose, qui a du sens !
Ça n’aura échappé à personne que le capitalisme attaque le sens que l’on peut donner à notre travail. Par conséquent, de plus en plus de gens sont dégoûtés par leur propre travail. La démission est une réponse de plus en plus répandue, tant il devient impossible de résister à l’absurdité des processus et la féodalisation des relations de travail, c’est-à-dire le fait que, les règles collectives sont de plus en plus remplacées par des rapports de pouvoir arbitraires où c’est votre relation avec tel chef qui déterminera votre évolution… Pour faire face à cette perte de sens, nous tentons souvent, dans notre coin, de nous reconvertir pour trouver une place plus vertueuse dans la société… mais les places sont chères, car cette quête de sens est devenue un nouveau marché.
Face à cet état de fait, les démarches individuelles sont insuffisantes. N’est-ce pas justement le bon moment pour refaire du sabotage collectif un axe de lutte central pour les classes laborieuses ? Ralentir la production, refuser le surtravail, désorganiser les actions néfastes (si vous travaillez pour une entreprise pollueuse par exemple), dénoncer les agissements de sa direction et enfin détourner les outils et l’organisation du travail pour faire autre chose : à la fois une façon, individuellement, de retrouver sa dignité et, collectivement, de résister et de reprendre le pouvoir sur son travail… Alors, on commence quand ?
Nicolas Framont