Le résultat du second tour des élections législatives est un immense soulagement. Voici 3 semaines que l’ensemble des grands médias nous annoncent la victoire du Rassemblement National, et nous étions toutes et tous conditionnés à l’idée que la question serait de savoir s’ils auraient une majorité absolue ou non. Le retournement de situation qui s’est produit dimanche soir éloigne donc cette perspective. Emmanuel Macron a, en outre, perdu son pari, et pourrait perdre le contrôle du pays, à ce jour. Les grands médias sont aussi complètement désavoués. Non seulement leurs prédictions se sont avérées fausses mais en plus leur stratégie de diabolisation de la gauche semble avoir échoué puisque celle-ci est en tête. Bref, d’excellentes nouvelles. Pour autant, il semble difficile, ce matin, de parler de victoire. Il serait plus juste de parler d’un sursis qui nous a été accordé après 3 semaines de rude travail militant, médiatique et intellectuel pour empêcher le RN de l’emporter. Alors, qu’en faire ?
Reprendre à zéro, partout, la lutte contre l’extrême-droite
L’extrême-droite n’aura pas le gouvernement du pays cette semaine mais sa progression reste énorme. Avec un grand groupe à l’Assemblée nationale, 3e en nombre de députés, le RN n’est pas vainqueur en nombre de sièges mais il reste le premier parti en nombre de voix. Notre système à deux tours aura empêché la catastrophe, mais entre les deux tours nos concitoyens n’ont pas grandement changé d’avis. Le vote pour un parti raciste et réactionnaire reste une option viable pour un grand nombre de personnes. S’organiser localement, en particulier dans les petites villes et le monde rural, pour briser le nouveau conformisme qui fait du vote RN quelque chose d’estimable et de valorisant, comme le montre le sociologue Benoît Coquard dans un entretien publié la semaine dernière, est plus que jamais nécessaire, par exemple.
Benoit Coquard ou un autre sociologue comme Félicien Faury, auteur d’un très bon livre sur les électeurs RN, nous permettent de sortir de deux positions opposées mais tout aussi vaines quand il s’agit d’analyser et de combattre le RN : la première position, misérabiliste, considère que les électeurs RN sont d’abord des victimes de leur condition sociale, qu’ils votent par peur ou défiance, et ignorent l’aspect raciste et fasciste de ce parti. La seconde position, moraliste, considère (à juste titre) que les électeurs RN sont racistes et qu’il faut donc s’éloigner le plus possible d’eux. La première lecture conduit à des positionnements complaisants qui passent complètement sous silence la question du racisme et refuse de la combattre, comme l’a fait quelqu’un comme Fabien Roussel et comme continue de le faire François Ruffin. La seconde position peut conduire à la fameuse note de Terra Nova : en 2011, ce think tank proche du PS qui théorisait le fait que les ouvriers étant désormais attirés par le racisme, la gauche devait les laisser tomber et se focaliser sur d’autres catégories de la population.
Les analyses sociologiques du vote RN montrent qu’il s’agit bien d’un vote raciste, mais que ce racisme prend racine dans des rapports sociaux et une atmosphère médiatique sur lesquels il est possible d’agir.
La gauche gagne une bataille mais pas la guerre
Il ne faut pas bouder son plaisir : à écouter les grandes chaînes de télévision, publiques ou privées, la radio et la plupart des journaux, l’alliance de gauche était condamnée à la défaite. La couverture médiatique de ce bord politique a été calamiteuse : l’accent a été mis sur les conflits entre ses membres, une campagne d’intense dénigrement a été orchestrée pour associer la gauche à l’antisémitisme et pourtant le Nouveau Front Populaire est en tête à l’issue de second tour. Cela signifie que tout l’écosystème militant, associatif et médiatique qui soutenait cette alliance a fait du beau travail, dans des conditions pourtant très difficiles.
Nous avons donc appris une chose : nous avons d’ores et déjà des outils efficaces pour contrer une propagande médiatique intense, et ce malgré un climat de division palpable au sein de la gauche. D’ailleurs, cette victoire semble au moins autant le fait des “simples” citoyennes et citoyens de gauche qui ont fait un gros travail de mobilisation de leur entourage et de tout le milieu de gauche, au sens large, que celle des appareils, qui ont perdu un temps important à se diviser. On pourrait avancer que c’est, comme on dit, la “société civile” qui a permis cette victoire. Ce qui montre la force que l’on a et l’écosystème dont on dispose pour agir. Il faut s’en féliciter et célébrer ce qui est tout de même un sacré succès.
Cependant, la gauche n’est pas la première en nombre de voix dans le pays. Le RN a conservé sa confortable avance enregistrée au premier tour. La gauche n’est pas le premier choix des électeurs et elle doit sa victoire relative au mécanisme de “front républicain” ou “cordon sanitaire” contre le RN, ce qui, redisons-le, se justifie pleinement : non, le RN n’est pas un parti comme les autres. Son histoire et son programme le situent en dehors du spectre de principes que le pays s’est donné au sortir de la Seconde Guerre mondiale et il mérite d’être traité différemment. Il s’en est fallu de peu que les macronistes ne jouent pas le jeu, mais finalement les désistements des candidats arrivés troisième ont fonctionné, favorisant au passage le camp présidentiel qui améliore son score initialement prévu.
Pour autant, même si l’alliance de gauche forme le plus gros groupe, celui-ci n’a qu’une toute petite majorité, de 182 sièges sur 577. Le reste de l’Assemblée penche à droite et à l’extrême-droite et le parti présidentiel se taille une belle part de second. Le rapport de force est donc globalement mauvais, même si les règles sont telles que c’est bien à la gauche que peut revenir la composition d’un premier gouvernement.
Mais pour faire quoi ? Sans majorité absolue, un gouvernement ne peut pas faire adopter des textes de loi sans le concours d’autres groupes politiques. Or, aucun autre groupe dans la nouvelle Assemblée n’a soutenu, par le passé, la moindre mesure sociale qui figure dans le programme du NFP. Rien que la hausse du SMIC est combattu par les deux autres forces RN et macronistes. Bien que le programme du NFP soit très modéré, plus modéré que celui de la NUPES en 2022, il contient des éléments impensables pour la classe dominante qui a misé, cette année, sur le RN et les macronistes. Par exemple, la réforme fiscale qui rétablirait une imposition des plus riches est inconcevable pour les macronistes comme pour les députés RN : les premiers sont ceux qui ont mis fin à cette fiscalité. Les seconds comptaient, s’ils arrivaient au pouvoir, aller encore plus loin en supprimant la taxation de la fortune immobilière qui demeurait en place.
Que faire dans ce cas-là ? Le précédent gouvernement a utilisé un très grand nombre de fois l’article 49-3 de la Constitution, qui permet de faire passer un texte sans vote du Parlement. Le problème, c’est que l’utilisation de cet article donne le droit aux groupes d’opposition de voter une motion de censure pour faire tomber le gouvernement. Du temps de Gabriel Attal et Elisabeth Borne, ces motions de censure échouaient faute d’accord entre des groupes d’opposition très différents. Mais dans le cas présent, la droite et les macronistes peuvent faire tomber, au moindre 49-3, un gouvernement NFP. Jean-Luc Mélenchon parle de gouverner “par décret”. Mais ce système a des limites : un décret a un champ d’application qui est nécessairement inférieur à la loi. Aucun grand changement de fond n’est possible en disposant uniquement du pouvoir d’émettre des décrets.
Partir de cette semi-victoire pour reprendre la main
Il est donc possible que la victoire de la gauche à ces élections ne débouche pas sur les changements que nous pouvons attendre légitimement de ce camp. Nous n’allons pas nous lancer dans un exercice de prospective nécessairement casse-gueule vu ce contexte inédit, mais on notera toutefois qu’il est possible qu’une coalition autour de ce qui reste du macronisme, de la droite traditionnelle ou des éléments les plus à droite du NFP. C’est ce à quoi appellent des figures du camp présidentiel comme François Bayrou qui évoque une entente qui irait “de la gauche hors LFI jusqu’à la droite hors Rassemblement national”.
Il est également possible que la crise institutionnelle se prolonge et qu’aucun gouvernement clair n’apparaisse pendant des semaines.
Même si un gouvernement NFP parvient à se constituer et se dégager des marges de manœuvre pour agir, sa majorité sera composée pour moitié de députés sociaux-démocrates voire sociaux-libéraux, très modérés, qui appartiennent au PS, un parti dont l’histoire nous apprend qu’il a une fiabilité politique proche de zéro. On notera aussi que cette alliance politique est très peu représentative, sociologiquement, du reste de la société française. La défaite de Rachel Kéké, ex-femme de ménage, et de Caroline Fiat, ex-aide-soignante, sont à ce titre tristement emblématiques. Les représentant.e.s de la gauche actuelle sont très majoritairement des ex-enseignant.e.s et des professionnel.le.s de la vie politique. Par ailleurs, la gauche comme les autres groupes politiques ont fait élire bien plus d’hommes que de femmes et la parité recule donc à l’Assemblée nationale.
Ce problème de non-représentativité sociale de la gauche a été mis sous le tapis le temps de la campagne car il y avait urgence à agir et tenir. Mais il pèse lourd. Parfois, dans l’histoire sociale du pays, la gauche et les classes laborieuses se sont presque confondues, notamment dans l’immédiate après-guerre quand le PCF amenait un grand nombre d’ouvriers à la députation. Mais le plus souvent, ce lien est faible. Désormais, il est très léger. On peut même dire qu’une bonne moitié du NFP est acquis à la gauche bourgeoise, qui n’hésitera pas à saboter de l’intérieur (comme elle l’a fait, à bien des égards, pendant cette campagne) toute tentative de rupture avec l’ordre des possédants.
Si l’on veut gagner la guerre, c’est-à-dire redonner à notre camp social une partie des richesses produites et les ressources d’un Etat mis au service prioritaire des actionnaires et des patrons, il ne faut pas se satisfaire de cette semi-victoire à l’arrachée. Il faut éviter l’auto-satisfaction et le repli identitaire sur une gauche qui reste, en nombre de voix, minoritaire dans la société.
Gouvernement faible = mouvement social fort
Mais il faut par contre profiter de ce moment de sursaut et de joie pour pousser notre avantage :
Côté médias indépendants, être capable d’agir ensemble et d’élargir à notre gauche notre fenêtre d’Overton (le spectre de ce qu’il est acceptable de penser et qui s’est surtout, ces dernières décennies, déplacé à droite). Il faut que nous puissions lancer nos propres polémiques, controverses et propositions, et dicter aux autres notre agenda.
Nous l’avons déjà dit lorsque la question nous est posée : à Frustration, nous ne pensons pas que c’est une bonne idée de fusionner des petits médias qui sont d’autant plus vifs et pugnaces qu’ils ont des organisations fluides, peu ou pas hiérarchisées. Nous n’avons pas envie de faire partie d’un grand groupe de presse avec des chefs et des cadences. Mais nous voulons agir avec les autres. Pour cela, nous lançons déjà deux idées :
- Une boucle de coordination et d’échange entre tous les médias indépendants, organiser ensemble des campagnes médiatiques intenses capables de bouleverser l’agenda du débat public. Par exemple, en septembre, lancer un matraquage sur l’absurdité de la propriété lucrative immobilière en France, les abus des propriétaires, la nécessité de bloquer les prix et, en attendant, lancer une grève des loyers.
- Un fond de financement co-géré par l’ensemble des médias indépendants, qui permettrait à n’importe quel citoyen de donner pour ce secteur et s’assurer que son soutien soit réparti équitablement entre des médias qui partagent un fonctionnement et des valeurs communes. Un tel fond sortirait les médias indépendants, notamment les plus petits, de leur précarité financière. Il permettrait en outre de favoriser l’émergence de tout un secteur de médias indépendants locaux, partout sur le territoire.
Côté mouvement social : préparer un vaste mouvement de grève pour la rentrée dans tous les secteurs qui ont pâti des 7 années de macronisme autour d’un programme de revendication simple et transsectoriel : recrutement dans la fonction publique, revalorisation salariale d’ampleur dans le public et le privé, indexation des salaires sur les prix, baisse des loyers, par exemple. Une semaine de grève dans tous les secteurs en même temps – ce qui n’a jamais été fait ces dernières décennies – suffira à faire plier n’importe quel gouvernement, d’autant plus dans ce contexte où on aura forcément à faire à des dirigeants affaiblis par la crise institutionnelle qui résulte des élections législatives.
Cette semi-victoire n’a pas tout résolu, loin de là. Mais elle nous a permis de relever la tête. Gardons-la haute et demandons plus. Car c’est en entretenant cette culture de la réussite et du collectif que nous attirerons à nous celles et ceux qui nous ont tourné le dos.
Nicolas Framont et la rédaction
Photo d’en-tête par Serge d’Ignazio
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