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Si le système tient malgré tout, et ce n’est pas grâce aux seuls efforts de Bernard Arnault, Xavier Niel et Emmanuel Macron. Il existe de nombreux groupes intermédiaires qui n’appartiennent pas à la classe dominante – la bourgeoisie – mais qui travaillent activement pour préserver son règne sur nos vies. Parmi ces groupes, il y en a un qui a une importance cruciale, car il réunit celles et ceux qui organisent, encadrent et justifient l’ordre existant. Nous l’appelons la sous-bourgeoisie : cadres supérieurs en entreprise, hauts fonctionnaires, intellectuels et artistes de cour, ils utilisent le prestige conféré par leurs études et leur statut pour nous dominer, pour le compte de la classe possédante. Quel est ce groupe intermédiaire et comment fonctionne-t-il ?


Cet article est un extrait d’une analyse publiée dans notre numéro papier annuel, encore disponible en librairie et que nous vous envoyons en contrepartie d’un abonnement de soutien

Numéro annuel de Frustration

Toute une partie de nos vies est régie par un système économique – le capitalisme – où le pouvoir appartient à ceux qui possèdent. Mais la possession de capital n’entraîne pas mécaniquement un enrichissement lié à l’exploitation du travail d’autrui. Pour cela, il faut un état-major chargé de mettre en ordre la production et faire remonter l’argent du salarié à l’actionnaire.

Dans un portrait consacré à Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies – patron, mais aussi très riche actionnaire du groupe –, le Monde décrit un homme ultra-autoritaire qui sème la terreur dans son entourage direct : “Chez lui, tout est minuté. Malheur à celui ou à celle qui lui adresse un dossier imprimé recto-verso, parce qu’il ne supporte que le recto, plus efficace à lire, selon lui.” “Il se mêle de tout, décide de tout, jusqu’au plan de table d’un déjeuner. Travailler à côté de ce volcan monté sur rouleau compresseur exige une sacrée résistance, physique et morale.” Une ancienne cadre du groupe témoigne : “Quand il vous passe un savon, il y a une sidération. Cela met le cerveau en bouillie. Tout le monde regarde ses pieds. J’aurais aimé pouvoir me lever et dire : “Ça suffit.” Dans ce groupe – en interne, on dit “la compagnie”, en bons héritiers des compagnies coloniales du siècle dernier – la terreur qu’exerce Pouyanné sur ses collaborateurs directs redescend ensuite tout au long de la chaîne hiérarchique, c’est-à-dire de plus d’une dizaine de niveaux jusqu’à l’ouvrier raffineur ou le salarié de station-service. Dans une immense entreprise comme celle-ci, les strates sont très nombreuses et un très grand nombre de personnes est payé pour contrôler, organiser et surveiller le travail des autres. Dans notre réflexion, on peut facilement établir qu’ici, Pouyanné est le bourgeois : il est actionnaire de l’entreprise et en assure la direction, pour le compte d’autres actionnaires. Mais tout le staff qui se situe en dessous de lui et assure la transmission de ses ordres constitue ce que l’on pourrait appeler la sous-bourgeoisie.

Ces intendants du capitalisme constituent les armées de managers qui ont envahi le monde du travail, parfois sans que leur rôle véritable soit compris, par leurs subordonnées ou par eux-mêmes. Mon ami T. me racontait comment, dans la société informatique où il est ingénieur, lui et ses collègues techniciens sont encadrés par de très nombreux “product managers” et autres “project owners”, dont le métier réel est difficile à cerner pour leurs subordonnés directs. Organiser des réunions, lancer des groupes de travail sur tel ou tel sujet, “coordonner” le travail des autres, c’est-à-dire envoyer des mails… Hormis leur diplôme d’école de commerce, leur plus-value dans l’organisation du travail de l’entreprise est difficile à saisir. On pourrait dire, comme le fait l’anthropologue David Graeber dans son article “sur le phénomène des jobs à la con” qu’il s’agit là de “bullshit job”, des métiers dont même ceux qui l’exercent ne parviennent pas à lui donner un sens.

Dans une entreprise capitaliste, l’objectif n’est pas simplement de faire tourner la boutique, mais de générer un surplus toujours plus important pour les actionnaires. C’est pourquoi un état-major est déployé pour faire en sorte que le travail soit optimisé vers la remontée de profit, et rien d’autre.

Mais ce serait faire l’impasse sur l’objectif premier et essentiel d’une organisation du travail en monde capitaliste : faire remonter le plus de profit possible aux actionnaires. Si on laissait mon ami T. et ses collègues s’organiser eux-mêmes, sans la masse de managers, de contrôleurs, de responsables RH, etc., on ferait, certes, de belles économies de masse salariale et on dégraderait la situation financière de toute une génération de jeunes diplômés d’école de commerce. Mais surtout, on donnerait à T. et ses collègues la possibilité de bien faire leur travail : entretenir de bonnes relations avec les entreprises clientes de leur service informatique ; respecter la durée hebdomadaire de travail ; collaborer entre collègues ; facturer au juste prix, voire proposer des missions à bas coût pour des associations… L’être humain peut être vraiment terrible quand il s’agit de ne pas chercher uniquement à produire du fric !

Or, rappelons que dans une entreprise capitaliste, l’objectif n’est pas simplement de faire tourner la boutique, mais de générer un surplus toujours plus important pour les actionnaires. C’est pourquoi un état-major est déployé pour faire en sorte que le travail soit optimisé vers la remontée de profit, et rien d’autre. Et ce, même si durant ces dernières années, on a vu émerger tout un secteur fait de consultants en “bien-être”, en “qualité de vie au travail” et en psychologie positive chargés d’aller chercher la source de profit encore plus profondément dans la psyché des individus, le tout mâtiné de bons sentiments.

Infantilisation des salariés et quantification du travail 

Bref, pour que les chaînes du capitalisme s’appliquent et que l’argent remonte dans les poches des possédants, il faut du monde. C’est ici que la classe des sous-bourgeois apparaît : pas seulement pour surveiller chaque travailleur, comme un contremaître, non, mais aussi pour insuffler dans les entreprises et toute la société une ambiance qui favorise et justifie un ordre social injuste. Dans les entreprises privées et les administrations, une sous-classe entière en costume cravate et chaussures pointues, plus récemment en jean et baskets blanches, s’est développée depuis plusieurs décennies, au point d’être devenue incontournable : les consultants des cabinets de conseil, au profit desquels le gouvernement Macron dépense des milliards, sont les moines-soldats de la conversion du monde du travail, services publics inclus, en logiques marchandes.

En avril 2022, Adèle K., ex-salariée d’une agence publique, racontait ce que les consultants du cabinet EY, déployés dans ses services, avaient instauré comme ambiance : “L’idée, c’est que, si les dossiers n’avancent pas suffisamment vite, ce n’est pas parce que des postes disparaissent chaque année, ni parce que les cadences imposées par les cabinets ministériels sont invraisemblables, mais c’est parce qu’on ne sait pas s’or-ga-ni-ser. Mes collègues et moi avons donc dû commencer à déclarer ce qu’on faisait quasiment heure par heure. Certains ont vu leur emploi du temps découpé comme à l’époque du collège : « Le lundi matin tu fais ça, le mardi tu fais ça… ». Chaque année, dans le cadre d’un « contrat d’objectifs et de performance », on doit également produire des chiffres pour montrer qu’on sert à quelque chose.”

L’infantilisation racontée ici ainsi que la mesure du travail à coup de fichiers Excel sont deux caractéristiques de l’idéologie dominante en matière de travail en entreprise : elle part du principe que l’autonomie des salariés doit rester une pure posture, car la paresse serait toujours en embuscade et que sans chef tatillon et procédures strictes, ce serait le chaos. Et dans un sens, c’est vrai : le sabotage au travail, c’est-à-dire le fait d’en faire le moins possible pour ne pas participer au vol de ce que l’on produit par l’actionnaire, est un mode d’action prôné par la CGT au début du siècle dernier. À travers la pratique du “quiet quitting” (ou “démission silencieuse”), une partie de la jeunesse raconte, sur le réseau social TikTok, toutes les stratégies mises en place pour ne pas faire de zèle. Les directions doivent donc lutter contre ce péril, mais cette idéologie au travail passe aussi par le besoin de pouvoir quantifier de manière aussi précise que possible tout processus de travail, afin d’assurer aux actionnaires que tout est mis en œuvre pour maximiser la remontée de profits.

Les consultants des grands cabinets de conseil viennent donner cette illusion de contrôle aux directions, et proposent de grandes dynamiques de “transformation”, souvent les mêmes d’une multinationale à l’autre, pour démontrer aux “investisseurs” qu’ils agissent pour “optimiser” en permanence l’appareil productif. 

Cette idéologie dominante qui s’impose au travail via les cabinets de conseil implique, plus largement, l’imposition d’un langage dans le débat public, de façon à cadrer strictement ce qu’il est possible de dire et de penser. Le rôle de la sous-bourgeoisie en la matière est déterminant. Par exemple en remplaçant des termes jugés péjoratifs :

  • “Investisseur” est un bon exemple de cette propagande soft. N’importe quel politique prétend vouloir mettre en place une fiscalité allégée pour “attirer les investisseurs”. Or, les investisseurs, ce sont, en réalité, les possédants, les propriétaires ou les capitalistes… bref, les bourgeois. Mais le terme “investisseur” insiste sur ce qu’ils prétendent faire – investir dans l’appareil productif – pour faire oublier ce qu’ils sont – un groupe social qui s’enrichit, de génération en génération, précisément parce qu’il investit le moins possible, mais cherche à accumuler le plus possible.
  • Le terme “entrepreneur”, qui a été imposé à la place de “patron”, correspond à la même logique : on parle de ce qu’ils prétendent faire, c’est-à-dire entreprendre – terme dynamique et courageux – pour ne pas parler de ce qu’ils sont de fait, à savoir des patrons. Notons qu’il y a beaucoup de patrons qui n’entreprennent rien du tout, ils se contentent de voir la machine tourner, d’en racheter d’autres et de récompenser ceux qui les possèdent, lui inclus.
  • Et dans les entreprises, le fameux “collaborateur” a une valeur performative : il indique aux salariés dans quel état d’esprit ils doivent travailler, en faisant comme si c’était une collaboration équitable entre égaux qui se jouait et non une exploitation de leur force de travail par un propriétaire.

Qui est sous-bourgeois ?

Mais l’ambiance idéologique qui pèse sur une société n’est pas uniquement produite par des cadres supérieurs en entreprise et des cabinets de conseil. Le nombre et la diversité de celles et ceux qui y contribuent est bien plus importante, et elle descend le long de la hiérarchie sociale… mais jusqu’où ? 

À ce stade, on peut déjà tracer une frontière vers le haut : la sous-bourgeoisie, ce groupe social qui assure à la classe possédante – la bourgeoisie – un climat idéologique et une organisation de la société favorable à ses intérêts, ne se confond pas toujours avec elle. S’il est clair que les bourgeois sont ceux qui possèdent les capitaux, les sous-bourgeois ont généralement du capital immobilier, mais participent nettement moins à la possession de capitaux financiers, ceux qui donnent du pouvoir sur l’économie. Mais parce qu’ils possèdent un ou plusieurs diplômes qui leur donnent une importance et un pouvoir idéologique, et qu’ils sont bien récompensés par un train de vie aisé et un prestige social, ils sont – sauf exceptions, on y reviendra – fidèles à la bourgeoisie. Mais jusqu’où cela va-t-il ? Les profs de collège ou de lycée, qui inculquent aux jeunes les valeurs du travail, de la discipline et du respect des institutions sont-ils, par exemple, dans notre raisonnement, des sous-bourgeois ?

Avoir un travail dans un bureau ne définit pas l’appartenance à la sous-bourgeoisie

En 1990, le sociologue Alain Bihr publiait un livre intitulé Entre bourgeoisie et prolétariat : l’encadrement capitaliste. Comme son nom l’indique, cet ouvrage contient l’idée selon laquelle il n’y aurait pas deux classes sociales qui s’opposent dans le monde capitaliste, mais trois. Entre ceux qui possèdent et ceux qui travaillent, il y aurait une “classe d’encadrement capitaliste” qu’Alain Bihr définit en ces termes : “Il ne s’agit pas seulement du personnel d’encadrement des entreprises capitalistes, mais aussi bien de celui des appareils d’État, des professionnels de la vie syndicale et politique, des animateurs sociaux et culturels, etc. Bref de tous ceux qui, dans la division sociale du travail se voient confier les tâches d’encadrement (d’organisation, de conception, de légitimation, de contrôle) des groupes sociaux, des pratiques sociales, des rapports sociaux, dont la fonction générale est d’assurer la reproduction globale du capital, c’est-à-dire sa domination non pas sur le seul acte social de travail […], mais plus largement sur la société dans son ensemble et à tous ses niveaux (économique, social et politique)”. Notons qu’il s’agit là d’une définition très extensive. À l’époque où le livre a été écrit, à la fin des années 80 donc, après 9 ans de mitterrandisme et de pouvoir du PS, dont toute une partie des cadres étaient issus du monde enseignant et culturel, une définition aussi large de la classe d’encadrement capitaliste se justifiait certainement. Et ce, d’autant plus que ce concept permet de comprendre pourquoi, après avoir été amenée au pouvoir par un large soutien des classes laborieuses, la sous-bourgeoisie socialiste n’a pas eu grand complexe à renoncer à améliorer leur sort et a, bien au contraire, pris des orientations qui ont aggravé la condition travailleuse en France. 

Parce qu’ils possèdent un ou plusieurs diplômes qui leur donnent une importance et un pouvoir idéologique, et qu’ils sont bien récompensés par un train de vie aisé et un prestige social, ils sont – sauf exceptions, on y reviendra – fidèles à la bourgeoisie.

Mais trente ans plus tard, beaucoup de choses ont changé : la masse salariale du secteur dit tertiaire, c’est-à-dire du travail non-ouvrier, qui prend place généralement dans des immeubles de bureaux, des services administratifs, etc., a considérablement augmenté en proportion de la population. Cela s’explique notamment par la position qu’un pays tel que la France a dans la mondialisation et par la division du travail capitaliste qu’elle implique : une partie de la production a été transférée dans des pays à plus faible coût et à moindres droits du travail, même si le groupe des ouvriers demeure très important, contrairement au récit bourgeois selon lequel ils auraient tout bonnement “disparu”. La France étant l’un des sièges sociaux du capitalisme, encore très largement défini par les rapports instaurés par le colonialisme, nous sommes de plus en plus nombreux à y être des employés de bureau. Cela a permis à la bourgeoisie et à ses défenseurs de justifier l’un de ses récits favoris : la “moyennisation de la société”. Il n’y aurait plus de lutte des classes, mais une grande classe moyenne avec d’un côté quelque riches, de l’autre quelques pauvres, devenus les “exclus”. Là encore, c’est une théorie datée, diffusée à la fin des années 70 par un sociologue du nom d’Henri Mendras qui se basait sur le constat, à l’époque empirique, d’une dynamique de réduction des inégalités économiques entre les Français. Encore enseignée de nos jours, cette théorie ne vaut plus un kopeck : depuis trente ans, les inégalités sont remontées. Cela veut dire que l’augmentation du nombre de postes dans le tertiaire ne s’est pas traduite par une égalisation des conditions matérielles : nous ne sommes pas tous devenus des petits bourgeois – c’est-à-dire des sortes de bourgeois pauvres – à partir du moment où nous ne travaillons pas à l’usine. Et par conséquent, ce n’est pas parce que nous sommes de plus en plus nombreux à faire des études que nous sommes tous des “transfuges de classes” : notre parcours scolaire plus avancé que celui de nos parents ne fait souvent que répondre aux demandes des mutations du capitalisme… sans garantir un meilleur niveau de vie.

Les enseignants ne sont plus le rouage indispensable au système capitaliste qu’ils ont pu être par le passé

Au contraire même : le boom du secteur tertiaire a créé son cortège de métiers sous-payés, externalisés, précarisés, que cela soit dans la logistique, le nettoyage, la comptabilité, les tâches administratives de toutes sortes et désormais, de façon grandissante chaque année, l’enseignement. Des métiers autrefois auréolés de prestige, qui garantissaient une notoriété locale, sont devenus sous-payés et ultra-subordonnés. Pour ceux qui ont dû lire ou regarder “la Gloire de mon père” de Marcel Pagnol, le père est un instituteur au début du siècle dernier qui s’auréole de grands principes de la République, fier comme pas possible, tout en ayant besoin de donner le change auprès des chasseurs de Provence. Clairement, les instits ne se la pètent plus autant. Et pour cause, le train de vie des fonctionnaires de l’éducation nationale a clairement diminué : le salaire brut des jeunes enseignants de collège (hors primes) équivalait à 2,3 fois le Smic en 1980, or il n’était plus qu’à 1,2 fois le salaire minimum en 2021, soit 40 ans plus tard, selon les calculs de l’économiste Lucas Chancel. Et puisque leurs conditions de travail se sont clairement dégradées avec une réduction continue des effectifs et une forte instabilité des programmes et du fonctionnement de l’institution scolaire, soumise en permanence aux obsessions conservatrices de la classe politique française, les profs ne constituent plus un groupe dont le métier serait enviable et susciterait des vocations. 

Une classe intéressée au triomphe de la bourgeoisie

Il en va de même des nombreuses catégories que l’on pourrait, de prime abord, associer à cette classe d’encadrement capitaliste : les journalistes, par exemple, sont traversés par des différences très fortes de statuts et de revenus, bien que l’homogénéité sociale de ce groupe reste relativement importante ; les écoles de journalisme restent assez exclusives dans leur composition sociologique. Les travailleurs sociaux, mentionnés par Alain Bihr dans les années 90, sont désormais extrêmement mal payés et soumis aux mutations du secteur associatif, de plus en plus aligné avec l’ordre marchand du monde capitaliste, puisque la mise en concurrence et les logiques managériales y ont été imposées. 

La sous-bourgeoisie joue un rôle clef dans la diffusion d’un climat idéologique favorable aux intérêts de la bourgeoisie

Si, à Frustration, nous avons retenu le terme de “sous-bourgeois” pour décrire ce groupe intermédiaire, c’est pour sortir de la définition trop extensive des “classes moyennes” qui, en voulant désigner tout le monde, ne désignent plus personne. Pour combattre un système de classe, il est important de distinguer différentes fonctions et différentes responsabilités de ces fonctions dans le maintien de ce système. Car oui, dans un sens, nous sommes quasiment tous diffuseurs de l’idéologie dominante. En vivant un mode de vie salarié, en faisant nos courses, en reprenant certains termes et discours rabâchés tous les soirs à la télévision, nous devenons des petits idéologues du capitalisme. Mais ce n’est pas nous qui en sommes les responsables, les concepteurs, les producteurs clés. Et c’est vers eux qu’il faut se tourner. Mais comment les distinguer ?

Pour combattre un système de classe, il est important de distinguer différentes fonctions et différentes responsabilités de ces fonctions dans le maintien de ce système.

En 1974, le militant marxiste et intellectuel américain Harry Braverman répondait à cette question dans son livre Travail et capitalisme monopoliste : selon lui, le capitalisme génère bien des couches moyennes salariées qui sont exposées, sans être ouvrières ou sans faire un travail dit manuel, à une très forte subordination au travail et à des processus successifs de déqualification. Mais il montre bien qu’il existe une classe chargée, elle, de l’organisation du travail : “Le capital choisit une équipe de gestion pour le représenter sur place [dans les entreprises], équipe qui, le représentant, supervise et organise le travail de la classe laborieuse”. Pour Braverman, ceux qui comptent vraiment, dans cette équipe, sont ceux dont les fonctions dirigeantes leur offrent “une part du surplus produit par l’entreprise (…) destinée à les attacher au succès et aux échecs de l’entreprise et à leur donner une part des intérêts des chefs d’entreprise, même si elle est maigre”. On voit très vite, dans une entreprise, qui semble faire sien les intérêts du patron et des actionnaires, et qui travaille simplement pour gagner sa vie et retrouver les collègues ou les clients. Nos entreprises et administrations sont dominées par une clique de gens qui, parce qu’ils sont intéressés financièrement ou symboliquement (on les récompense en prestige, promesses et gratifications diverses), “se donnent à 100 %” et attendent de leurs subordonnés qu’ils en fassent de même. 

En France, les personnes qui font partie des 10 % les plus riches et qui occupent des fonctions élevées d’encadrement ont vu leurs revenus globalement augmenter. Ils ne subissent pas les crises successives, ils peuvent mener une vie confortable et, en bonne place dans la course à l’accumulation de patrimoine immobilier, ils peuvent espérer le transmettre à leurs enfants.

Les sous-bourgeois ne sont donc pas simplement des gens dont la fonction est d’organiser le travail des autres. Ils sont intéressés au bon fonctionnement de l’exploitation capitaliste, y participent avec zèle parce qu’ils récupèrent une partie des gains de la bonne marche du système. En France, les personnes qui font partie des 10 % les plus riches et qui occupent des fonctions élevées d’encadrement ont vu leurs revenus globalement augmenter. Ils ne subissent pas les crises successives, ils peuvent mener une vie confortable et, en bonne place dans la course à l’accumulation de patrimoine immobilier, ils peuvent espérer le transmettre à leurs enfants. En cela, leur expérience de la société de classe est radicalement différente de celle de tous les autres, même s’ils ne sont pas à proprement parler aux commandes. Ils sont bien des “sous” bourgeois, à leur service, comme nous tous pourrait-on dire, or c’est un service actif, enthousiaste et rétributeur. Ils sont, par conséquent, la base électorale de Macron, qui ne peut se contenter des quelques milliers de grands bourgeois qu’il sert pour le maintenir au pouvoir.

Pour résumer, on pourrait dire que la sous-bourgeoisie est une catégorie dynamique (ses contours changent avec le temps, une classe sociale étant un rapport social et non une chose) qui comporte les personnes qui, à une époque donnée : 

  • Occupent des positions sociales dirigeantes ou non-subordonnées de supervision, de conception et d’organisation du travail des autres.
  • Doivent ces positions à des diplômes acquis et largement liés à leur milieu social d’origine (des diplômes donnés par l’université au XXe siècle et désormais principalement donnés par les grandes écoles et les écoles de commerce), bien qu’ils les présentent le plus souvent comme la sanction d’un talent, d’une intelligence ou d’un mérite individuel.
  • Ont une influence décisive sur l’ambiance idéologique d’une entreprise ou de la société. Pas tant en imposant des idées précises aux gens qu’en définissant le cadre de ce qu’il est acceptable de penser.
  • Obtiennent une part des gains obtenus par l’exploitation capitaliste (ou la réorganisation marchande des services publics ou des associations, le cas échéant) sous forme de prime, d’actions, d’avantages en nature, etc. Ils espèrent donc souvent bénéficier de l’intensification de la remontée de profit / de réduction des dépenses publiques.

Pour mieux combattre la bourgeoisie et ses idées, il faut connaître les forces sociales qui la défendent et leurs logiques propres. La police forme la barrière physique entre les possédants et nous. La sous-bourgeoisie forme la barrière mentale qui enjolive, donne du sens ou une permanence au règne brutal, insensé et injuste de la classe possédante. 


Nicolas Framont


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