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Je travaille depuis 4 ans et demi dans une administration qui dépend du ministère de la Transition écologique. Suite à une réorganisation en « Agence » (censée être plus “opérationnelle” qu’une administration centrale selon les règles du “New Public Management”) demandée sur un coup de tête par le président de la République en 2017, j’ai pu assister, de l’intérieur, à la mainmise croissante des cabinets de conseil sur l’État.

Le rapport du Sénat publié à la mi-mars 2022 parle de « phénomène tentaculaire » et, honnêtement, je pense qu’on est beaucoup à avoir été vraiment soulagés qu’un rapport comme ça voit le jour et qu’on parle enfin de ce qu’on vit dans l’administration depuis plusieurs années avec un sentiment d’impuissance grandissant. « Tentaculaire », c’est vraiment le terme : les cabinets de conseil envahissent progressivement toutes les sphères de l’Etat et se mêlent de tout : l’enseignement, avec la rédaction de rapports bidons, la santé, avec la mise en place de la stratégie vaccinale contre le Covid-19, la politique sociale avec le rapport qui a conduit à la baisse de 5 euros des APL pour des millions de foyers précaires, ou encore les mobilités allant, même jusqu’à rédiger des projets de loi.

Dans mon administration, les tentacules des cabinets de conseil sont aussi partout et contribuent à saboter de l’intérieur le travail des agents : restructuration ratée, incompétence totale de pseudo-managers, va-et-vient des chefs entre cabinets de conseil et administration, copinage, gaspillage d’argent public, chantage à l’externalisation…Voilà le quotidien que vivent des milliers d’agents publics, dont je fais partie, de plus en plus intensément depuis 5 ans.

 EY a « restructuré » mon administration

Le recours de l’Etat aux cabinets de conseil n’est pas une nouveauté, ça fait plusieurs décennies que ça dure mais le phénomène s’est considérablement accéléré depuis l’arrivée de Macron au pouvoir. Le rapport du Sénat parle ainsi d’une augmentation de 136 % des dépenses de conseil des ministères depuis 2018 avec un montant passé de 379,1 Md€ en 2018 à 893,9 Md€ en 2021.

Dans mon administration, ça a commencé à sérieusement se voir quand le président de la République (le « PR » dans le jargon) a décidé, sans prévenir et personne et pour apaiser les maires en colère suite à la suppression de la taxe d’habitation, de nous restructurer, pardon, de nous « réorganiser ». En gros, l’idée c’était de changer de logo, de charte graphique, de fusionner au passage deux-trois administrations histoire de faire des économies et d’investir à mort dans la com (on nous a même distribué des biscuits avec un logo qui n’a finalement pas été validé) pour développer un discours propre à rassurer les élus locaux avec des termes à la con comme « accompagnement sur mesure », « cousu main », « écosystème d’acteurs » ou autres « ingénierie territoriale » qui ne veulent strictement rien dire. C’est là qu’on a commencé à entendre parler de « iway ». I-waï ? E-why ?  Non : EY, le cabinet de conseil américain avec un chiffre d’affaires à 9 chiffres en France qui s’appelait avant Ernst & Young.

Le début de la réunion a été introduit par un type d’une petite vingtaine d’années avec un joli costard et un nom du genre Charles-Edouard de la Raie du Cul

Le cabinet a été chargé de s’occuper de la « préfiguration » (la conception) de la nouvelle Agence pour la modique somme de 2 millions et demi d’euros. Ce contrat n’a fait l’objet d’aucune forme de discussion avec les représentants du personnel ni d’aucune annonce claire aux agents. Des consultants dont je n’ai personnellement jamais vu la tête ont reçu un cahier des charges qu’il est impossible de consulter, ils ont pondu des documents auxquels personne n’a jamais pu avoir accès, malgré les demandes insistantes des syndicats, ils ont piloté une « expérimentation » (une version locale de la nouvelle administration en gros) suite à laquelle aucun résultat n’a jamais été publié et dont il n’est rien sorti. Ils ont réécrit les fiches de poste de l’ensemble des agents sans les avoir rencontrés et enfin, ils ont mis en place un fonctionnement qui repose massivement sur le recours…aux cabinets de conseil dont ils sont bien sûr les premiers bénéficiaires (quasiment tous les contrats que passe mon administration avec des cabinets de conseil depuis sont avec celui-ci).

Bilan : un tiers au moins des effectifs a démissionné (ces chiffres n’ont jamais été communiqués, ça faisait tâche sans doute), notre budget a été réduit à peau de chagrin, les chefs qui avaient un bagage technique trop clair (comme une thèse, une agrégation ou un diplôme d’école d’ingénieur) et défendaient un tout petit peu leurs équipes ont été limogés et on est désormais contraints de travailler en permanence au contact de consultants qui ont désormais des bureaux dédiés.

 Les consultants sont partout, même là où vous ne le pensez pas

De fait, les consultants sont partout. Un jour comme ça, j’étais en réunion avec une équipe qui sollicitait mon appui technique sur un dossier. Le début de la réunion a été introduit par un type d’une petite vingtaine d’années avec un joli costard et un nom du genre Charles-Edouard de la Raie du Cul, sympa, qui nous présentait un peu maladroitement des résultats qui n’avaient globalement aucun intérêt et qui traduisaient un manque total de maîtrise technique de son sujet et des outils qu’il utilisait. Mais bon, il était chou et je me suis dit « c’est le stagiaire, c’est normal qu’il soit pas au top, il est en formation » et j’ai donc attendu avec bienveillance la fin de son exposé. Suite à cette réunion, j’ai compris qu’en fait Charles-Edouard c’était pas un stagiaire, c’était un consultant « senior » (à 25 ans, je vous jure) qui sortait d’une célèbre école de commerce et dont le salaire était au bas mot équivalent au triple du mien si j’en crois la rumeur. J’ai bien sûr dû refaire l’ensemble de son travail, ce qui m’a pris une demi-journée contre plusieurs semaines pour lui. Une collègue a également dû refaire un travail de cartographie réalisé par les consultants avec…powerpoint (pour vous donner idée c’est un peu comme faire une mayonnaise avec un pic à fondue).

Les consultants ont réécrit les fiches de poste de l’ensemble des agents sans les avoir rencontrés et enfin, ils ont mis en place un fonctionnement qui repose massivement sur le recours…aux cabinets de conseil dont ils sont bien sûr les premiers bénéficiaires

Certains consultants sont donc pratiquement « internalisés » et travaillent dans les équipes au quotidien pendant une durée de quelques mois la plupart du temps. D’autres sont recrutés sur des contrats de droit public et ne sont donc, d’un point de vue pratique, plus des consultants. On a ainsi vu apparaître à des postes de d’encadrement des types sans aucune compétence technique et prendre la tête d’équipes techniques pour les « manager » à grands coup de tableurs Excel, de Powerpoint, de post-its, de « rétro-planning » et de sigles anglo-saxons (« FIY » pour « For your information » : pour info, « ASAP » : le plus vite possible, « staffing » : ça j’ai jamais compris…). L’idée c’est que, si les dossiers n’avancent pas suffisamment vite, ça n’est pas parce que des postes disparaissent chaque année ni parce que les cadences imposées par les cabinets ministériels sont invraisemblables, c’est parce qu’on ne sait pas s’or-ga-ni-ser. Mes collègues et moi avons donc dû commencer à déclarer ce qu’on faisait quasiment heure par heure, certains ont vu leur emploi du temps découpé comme à l’époque du collège : « le lundi matin tu fais ça, le mardi tu fais ça,… ». Chaque année, dans le cadre d’un « contrat d’objectifs et de performance », on doit également produire des chiffres pour montrer qu’on sert à quelque chose. Comme on ne travaille pas dans un entrepôt Amazon et que notre travail n’est pas du tout quantifiable, on se retrouve à être jugés sur le « nombre de réunions annuelles sur le dossier truc » ou le  « nombre de connexions depuis le 1er janvier et comparativement depuis 2 ans ».

L’externalisation : la menace qui te fait bosser comme un chien pour ne pas te faire lourder… et ça ne marche même pas

Mais pourquoi recrute-t-on des consultants dans les équipes en interne, me direz-vous (ceux avec un joli costard-là) ? L’explication est simple et elle n’est finalement pas tant liée, d’après mes observations, au fait que les chefs d’équipe soient persuadés qu’un type diplômé d’une école de commerce sera plus efficace qu’une personne avec un master 2 en affaires publiques par exemple.

Les administrations sont soumises à un mécanisme qui s’appelle le « plafond d’emploi ». Chaque année, la loi de finances prévoit un nombre d’« ETP » (emplois à temps plein) que la direction de chaque administration doit s’engager à ne pas dépasser : c’est le plafond d’emploi. Bien entendu, d’année en année, ce plafond d’emploi est abaissé, comme dans une épreuve de Fort Boyard – mais sans les sous à la fin – et les administrations doivent « rendre » des postes pour aider le président à respecter le courageux objectif qu’il s’est fixé de réduire le nombre de fonctionnaires de 120 000 en 5 ans. Dans le même temps, la charge de travail reste la même voire augmente constamment, les démissions ne sont pas remplacées (on parle de postes « gelés » – comme le point d’indice lol) et il devient évident que les agents ont besoin de renfort. Mais comme le plafond d’emploi empêche les recrutements, la seule solution est de recourir à des ETP dits « hors plafond d’emploi », qui vont permettre de ne pas dépasser le seuil fixé par Bercy.

Une solution, c’est le recrutement de conseillers issus de cabinets privés. Même quasi « internalisés », avec un bureau et intégrés aux équipes, leur rémunération compte comme une prestation et non un emploi à proprement parler. Et la boucle est bouclée. Ce mécanisme un peu complexe mais ô combien important est assez bien expliqué dans cette interview d’un porte-parole du collectif « Nos services publics » par Le Média.

Eric Fourel, président d’EY France, avocat fiscaliste diplômé de Science Po Paris

Pour nous, agents publics, fonctionnaires ou contractuels, le recours à des consultants privés, autrement appelé « externalisation », est une menace permanente qui nous pousse à faire des horaires invraisemblables pour éviter à tout prix que nos missions soient « externalisées ».

Une fois les missions externalisées, il est quasi-impossible de les ré-internaliser, et surtout on s’expose à un service public rendu d’une qualité même pas nommable. Dans mon travail, j’ai vu par exemple plusieurs projets qu’on avait construits avec mes collègues pour améliorer l’accès à telle ou telle information légale nous être confisqués et refilés à des boîtes de conseil sans qu’on ne rencontre jamais les personnes qui ont du coup fait un boulot – pardon – à chier parce qu’ils n’avaient aucune espèce d’expertise sur le sujet, même s’ils étaient probablement de très bonne volonté. Le pire, c’est quand on occupe comme moi une « fonction support » (ceux qui travaillent pour tous les autres genre les RH, le service de communication…), là, la menace de l’externalisation va plus loin parce qu’elle peut tout simplement prendre la forme d’un non-renouvellement de contrat (dans mon administration, comme dans beaucoup d’autres, deux tiers des agents sont des contractuels). Le numéro 2 de mon administration, confronté à l’épineuse question du plafond d’emploi, a ainsi prononcé la phrase suivante, deux semaines après sa prise de poste : « tout ce qu’on peut externaliser, on va l’externaliser ».

Ce dont l’externalisation est le nom

En bout de course, après 5 ans de ce régime, je crois que les deux tiers des agents de mon administration ont quitté leur poste (communication sur le sujet interdite), la moyenne d’âge a drastiquement baissé, on ne recrute quasiment plus que des femmes (ça coûte moins cher, 21 % de moins en moyenne dans mon administration à temps de travail comparable), je suis la plus ancienne de mon équipe qui comptait une vingtaine de personne il y a deux ans et qui en compte désormais moins de 10 – on ne fait même plus de pots de départ parce que ça deviendrait la ruine. Je reçois quotidiennement les témoignages de collègues en larmes, parfois des personnes en poste depuis 20 ans, avec une expertise, une expérience et une force de caractère qu’on pensait à toute épreuve. Des directions entières implosent parce que le management « agile » est complètement incompétent et défaillant, les démissions, les arrêts maladie et les signalements officiels au registre hygiène et sécurité s’enchaînent sans déclencher la moindre réaction d’une direction qui traite ses agents avec le mépris que le président de la République a érigé comme principe de gouvernement depuis 5 ans.

La mainmise des cabinets de conseil sur l’Etat, c’est donc des milliards d’euros d’argent public détournés au profit d’intérêts privés contre l’intérêt général, c’est un scandale de corruption qui rappelle que la France est régulièrement montrée du doigt pour son absence de politique réelle de lutte contre ce fléau ; c’est aussi un scandale d’évasion fiscale. Mais c’est aussi des services publics qu’on sabote de l’intérieur et des agents publics qu’on piétine et qu’on écrase dans toutes les administrations. En Macronie, les scandales de harcèlement se suivent et se ressemblent : c’est une secrétaire d’Etat accusée de harcèlement par son cabinet, c’est un directeur de think tank, ami de longue date d’Emmanuel Macron qui drogue une collaboratrice, c’est des agents brutalisés par un directeur de service gouvernemental, c’est des fonctionnaires du ministère de la transition écologique qui ne savent plus comment faire leur travail

En bout de course, après 5 ans de ce régime, je crois que les deux tiers des agents de mon administration ont quitté leur poste (communication sur le sujet interdite) et la moyenne d’âge a drastiquement baissé

Les faits que j’expose ici expriment un malaise de plus en plus généralisé dans l’administration publique. C’est mon expérience de l’ingérence des cabinets de conseil dans l’administration dont je fais partie et je ne cherche pas à dire que toutes les personnes employées dans des cabinets de conseil sont un ramassis de fils de bourgeois incompétents et que le recours à des cabinets d’audit est forcément une mauvaise chose (les cabinets d’ergonomie rendent par exemple de fiers services aux syndicats pour objectiver des conditions de travail désastreuses). Mais ce phénomène – tentaculaire est définitivement le mot – mérite très sérieusement que les citoyens s’en emparent et demandent des comptes à leurs dirigeants : c’est nos impôts qui rémunèrent ces gens. Et ne vous y trompez pas, je vous assure qu’ils sont plusieurs à commencer à trembler.


Adèle K.