En France, le terme “insécurité” ne désigne pas la violence sous toutes ses formes, mais seulement celle qui convient au récit d’extrême-droite et à la vision bourgeoise du monde. Il faut de la banlieue, de l’immigré, du pauvre, du manifestant. Tout le reste passe à la trappe, relégué à la rubrique “faits divers”.
Il n’y a qu’à voir l’absence d’intérêt médiatique pour une affaire pourtant choquante et qui en dit long sur la violence dans notre société : une cheffe d’entreprise a commandité l’assassinat d’un syndicaliste CGT proche des gilets jaunes, après avoir été approchée par un ancien des services de renseignements et consultant en sécurité pour les entreprises privées. C’est lorsque ce syndicaliste, Hassan T, s’est présenté aux élections de représentants du personnel que la patronne a voulu passer à l’action, craignant, a-t-elle raconté aux enquêteurs, que “des syndicats se déclarent (…) après on perd l’esprit familial”. Le bel esprit familial des entreprises sans syndicat ! “Le contrat sur la tête du syndicaliste fera partie d’un “pack” formation + audit + élimination. Le tout pour environ 80 000 euros”, nous apprend RTL.
Sans subir, heureusement, de tentatives d’assassinats, les syndicalistes en France vivent généralement dans l’insécurité professionnelle et la pression permanente de leur hiérarchie. C’est pour ça qu’on en compte de moins en moins. Les directions prennent des consultants pour tuer dans l’œuf les contestations internes et se débarrasser des meneuses et meneurs en les licenciant. Une filiale du groupe Mulliez, Chronodrive, a ainsi licencié, il y a deux mois, une syndicaliste, Rozenn Kevel, qui dénonçait des faits de harcèlement dans l’entreprise. Sa direction s’est servi du prétexte d’un simple tweet où elle dénonçait la politique environnementale contradictoire de l’entreprise. La plupart des faits de ce genre passent inaperçus : ce ne sont pas BFM ou CNEWS qui vont faire leurs bandeaux sur la violence au travail, ni France 2 qui en parlera dans son JT.
Ces chaînes ne le font pas non plus quand c’est un véritable assassinat qui est préparé. Cette semaine, seuls les médias régionaux ont fait écho à cette affaire de dingue : France 3 régions, le Progrès, l’Indépendant. La radio RTL, au niveau national, a relaté l’affaire. Mais, on reste sous l’angle du pur fait divers, et contrairement à la moindre “violence” dans les banlieues ou les manifestations, ça ne fait l’objet d’aucun débat, “analyse”, “décryptage ». Ça ne participe pas au grand raout selon lequel la société serait “de plus en plus violente”. Bref, ça ne fait pas partie de “l’insécurité”, celle qui n’a pour but que de servir l’ordre dominant et les idées de droite.
On a nettement plus entendu parler de cet ex-militaire qui, après être venu violenter le compagnon de son ex-conjointe, et alors qu’il avait déjà été condamné 4 fois pour violences conjugales, a ouvert le feu sur des gendarmes en Dordogne et a fait l’objet d’une “chasse à l’homme” dont on a entendu parler samedi dernier. Oui, mais là encore, le lien avec “l’insécurité” n’est pas fait : tous les médias ont parlé d’un “forcené” et non d’un “terroriste”, et ont retiré de ses actes violents tout caractère systémique et social. Quand on dit “terroriste”, on rattache la violence à une idéologie, un mouvement global, un projet politique. On est certain que si cet homme avait été arabe, l’ensemble des rédactions auraient couverts l’évènement sous l’angle du terrorisme. Et BFM aurait programmé trois débats sur “Islam et violences envers les femmes”. Mais dans son cas, et alors qu’il avait en sa possession une arme puissante et avait été formé dans l’infanterie, les rédactions ont immédiatement choisi le terme de “forcené”, par lequel on ne désigne rien d’autre que la violence, et sa folie.
En pathologisant la violence, les médias lui ont retiré son sens, pourtant assez clair et hélas banal : un homme qui croit qu’il a des droits sur une femme, qu’il la possède, qu’il la contrôle. C’est terriblement répandu et à l’origine de 90 meurtres de femmes par leur compagnon rien qu’en 2020. C’est une insécurité qui pèse sur les femmes, leurs enfants, leurs familles. Et pourtant, ça ne fera pas non plus l’objet de “débat”, “décryptages”, “analyses” de la part des journalistes et politiques spécialisés dans la dénonciation de “l’insécurité en France”.
Oui, il y a une insécurité qui monte en France, mais pas celle dont celles et ceux qui se sont donnés le monopole de cette notion parlent. Les flics meurent deux fois moins au travail qu’il y a 20 ans, mais les ouvriers du BTP et les agriculteurs toujours énormément. Le terrorisme est un acte statistiquement rare, les féminicides sont des évènements courants, encore largement incontrôlés. La violence envers les syndicalistes et toutes celles et ceux qui luttent contre une société de classe injuste et malsaine est quotidienne. Mais ça, Zemmour s’en contrefout.
Seuls les médias indépendants relaient cette semaine l’histoire incroyablement inquiétante du contrat d’élimination posée sur la tête d’un syndicaliste qui la tient haute : Révolution Permanente, Nantes Révoltée, Rapports de force… Il y a clairement deux visions médiatiques de ce qui se passe autour de nous : celle des bourgeois désormais ralliés à l’extrême-droite, pour qui la seule violence dont il faut parler est celle des dominés ; et celle de ceux qui considèrent que les rapports de domination à l’œuvre dans notre société constituent la première des insécurités.