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“Vos Frustrations” est une rubrique destinée à permettre l’expression de points de vue, de témoignages, de coups de gueule de personnes qui vivent une injustice dont ils souhaitent faire part à nos lectrices et nos lecteurs. Cette semaine, Éric P. enseignant, nous raconte ce que ça change, concrètement, la hausse des effectifs par classe que nous observons partout dans le pays.


Faisons un petit exercice d’imagination. Vous êtes au travail, et vous devez absolument expliquer des choses très précises à vos collègues. C’est très important que chacun d’entre eux assimile tout ce que vous avez à leur expliquer. Vous organisez donc une réunion. La difficulté est que vous savez pertinemment que très peu d’entre eux ont envie d’aller à cette réunion, et qu’il va falloir que vous les convainquiez que votre présentation leur sera utile. Maintenant que vous avez cette situation bien en tête, déterminez désormais combien de personnes au maximum peuvent assister à votre réunion pour qu’elle soit le plus efficace et agréable possible. J’imagine que vous devez penser 10, 12, peut-être 15 si vous êtes un peu téméraire. Mais il est peu probable que vous répondiez instinctivement 30, et encore moins 36.

Et bien ces conditions de réunion, que personne n’accepterait a priori, ce sont les conditions que l’on trouve par contre acceptable d’imposer aux enfants et adolescents de France. Il n’est pas rare désormais de voir des classes de collèges dépasser les 30 élèves, ce qui arrive même à l’école. Vous imaginez devoir gérer 32 d’enfants de 5 ans ? Moi non plus. C’est pourtant le quotidien de beaucoup de professeurs des écoles.

L’organisation de sorties scolaires dans les musées est souvent un casse-tête puisqu’il n’est pas rare que ceux-ci limitent les groupes scolaires à 30 voire à 25. Car sinon “ce serait ingérable”. Oui merci, nous savons.

Je suis personnellement prof de lycée en région parisienne, et la norme dans mon établissement est de 36 élèves par classe. À cette rentrée, certaines classes affichaient même le nombre symbolique de 37 (cela est dû notamment à l’affectation dans les classes d’élèves allophones, je vous laisse imaginer la qualité de l’accueil qui leur est donné), ce qui n’était encore jamais arrivé depuis que j’ai commencé dans ce lycée il y a un peu moins d’une dizaine d’années. Je ne sais pas si vous vous figurez ce que représentent 36 adolescents dans une pièce, mais imaginez la situation décrite en début de texte dans le cadre de votre travail.

D’ailleurs, cette situation intenable qu’élèves et enseignants vivent tous les jours (et de manière intense) est aussi considérée comme intenable par certains acteurs ponctuels qui viennent intervenir auprès des élèves. Il arrive qu’un intervenant exige de ne voir les élèves que par groupe de 20 maximum. L’organisation de sorties scolaires dans les musées est souvent un casse-tête puisqu’il n’est pas rare que ceux-ci limitent les groupes scolaires à 30 voire à 25. Car sinon “ce serait ingérable”. Oui merci, nous savons. L’apothéose de cette dissonance, je l’ai rencontré en formation. La formatrice avait demandé à n’avoir que 15 enseignants à former maximum, sinon c’était trop compliqué.

Un effectif important induit une pédagogie conservatrice

Mais du coup, pourquoi c’est compliqué ? Qu’est ce que l’effectif d’un groupe change, concrètement ?

Il arrive, par un hasard d’attribution des élèves et des classes, d’avoir moins d’élèves que d’habitude. Cette année, j’ai une classe composée de 24 élèves au lieu de 36, 12 de moins. Cela change l’organisation de mon cours, le rapport avec mes élèves, l’ambiance générale.

Lorsque l’effectif est à 36, cela induit une pédagogie conservatrice : on n’a pas réellement le temps de passer voir chaque élève, les faire travailler en groupe est très compliqué (par le bruit que cela génère mais aussi la taille des salles), et chaque temps mort dans le cours est un moment où chacun se déconcentre et ne suit pas grand chose. En fait, ce n’est pas réellement un moment d’apprentissage, mais plutôt un simulacre : le prof est au tableau, expliquant des choses doctement, quelques élèves lèvent la main pour donner des réponses ou des remarques, et les autres se contentent de noter dans leur cahier ce qui est dit, en se faisant réprimander lorsqu’ils parlent avec leur voisin (à 36, réguler strictement la parole est une nécessité absolue pour ne pas qu’il y ait un brouhaha permanent, très dérangeant pour les professeurs mais aussi pour les élèves). La plupart d’entre eux n’en retient pas grand chose, mais tout le monde a eu l’impression de travailler, ce qui est assez normal puisqu’on ressort assez épuisé de ce genre de mise en scène.

À l’inverse, lorsque vous réduisez les effectifs dans les classes, le métier de professeur devient très différent : vous circulez plus facilement parmi les élèves, répondant facilement à leurs questions, les aidant réellement individuellement. De plus, la gestion de la parole devient plus détendue, chacun peut plus facilement discuter, sans que cela soit vraiment un problème.

Il faut aussi ajouter que notre esprit s’habitue à un peu toutes les situations, même les plus intolérables. Pour nous profs, le fait d’avoir des effectifs aussi considérables entraîne nécessairement des effets de généralisation et de déshumanisation.

Dans une perspective de lutte des classes et d’émancipation, on comprend assez vite en quoi la réduction des effectifs est une nécessité : ce sont les conditions obligatoires d’un réel échange entre prof et élèves, le prof n’assurant plus (ou en tout cas moins) un rôle de contrôle, mais plutôt celui d’un accompagnateur, d’une aide. Il faut être clair : aucune réforme de l’éducation voulant une réelle émancipation des élèves ne peut se dispenser de cette question. Si on veut que l’école soit un lieu d’apprentissage réel, de questionnement de critique, et donc un réel lieu de formation de citoyens, il faut impérativement réduire les effectifs pour avoir des groupes permettant une communication plus horizontale, moins autoritaire.

Il faut aussi ajouter que notre esprit s’habitue à un peu toutes les situations, même les plus intolérables. Pour nous profs, le fait d’avoir des effectifs aussi considérables entraîne nécessairement des effets de généralisation et de déshumanisation. Par exemple, tous les lundis, 200 élèves différents se succèdent dans mes cours. Je vous assure, je suis quelqu’un de sympathique. Mais force est d’avouer qu’il m’est très compliqué de me souvenir toujours de l’ensemble d’entre eux, et totalement impossible de savoir si chacun d’entre eux a compris ce que je lui racontais, ou même s’ils ont passé un bon moment, s’ils se sont sentis bien.

La question du bien-être est d’ailleurs centrale, car cette situation crée une surcharge de travail pour les enseignants (par exemple de corrections, 12 copies de plus ou de moins correspondant à plusieurs heures de travail hors cours) ainsi qu’un épuisement professionnel immense, et pour les élèves aussi. On parle souvent entre profs de la souffrance adolescente, du fait que de plus en plus d’entre eux demandent à sortir car ils ne sentent pas bien. Mais on interroge beaucoup moins souvent le fait que chez certains d’entre eux, la souffrance est amplifiée, voire même créée, par la foule. Être enfermé des dizaines d’heures par semaine dans des salles étriquées avec trente personnes, ça ne fait pas rêver. Je vais peut-être vous choquer avec cette idée saugrenue mais : les enfants et les adolescents sont des êtres humains, et ce qui vous gêne ou vous fait souffrir, il y a de grandes chances pour que ce soit aussi le cas pour eux.

Pourquoi cela ne change pas ?

La première réponse est bien entendu d’ordre économique. Aucun gouvernement ne décidera jamais de réduire drastiquement les effectifs, puisque cela représente un coût monumental, à la fois pour embaucher des dizaines de milliers d’enseignants (qu’il faudrait augmenter, puisque les postes ne sont pour l’instant pas pourvus car le métier n’est pas attractif), mais aussi pour construire des établissements ou des extensions partout, le bâti scolaire étant largement insuffisant actuellement (et au passage largement vétuste, mais c’est un autre problème). Quel gouvernement défendrait l’idée qu’il faut doubler le deuxième poste de dépenses de l’Etat, juste derrière le remboursement de la dette ? Cela n’est pas prêt en tout cas de se produire sous Macron, puisqu’un plan d’austérité de 700 millions d’euros a été imposé brutalement en février à l’éducation nationale (cela correspond à la suppression de milliers de postes de profs, de surveillants et d’accompagnants pour les élèves en situation de handicap).

Mais le problème est plus profond, et tient à un point fondamental : nos gouvernants sont des bourgeois. Ils ont fréquenté des établissements d’élite, et leurs enfants aussi. Il ne faut pas sous-estimer le niveau de déconnexion de ceux qui nous gouvernent. Lorsqu’Amélie Oudéa-Castera a déclaré pour justifier les fermetures de classes : “si le nombre d’enfants est trop réduit pour une classe donnée, c’est toute l’émulation qui est remise en cause et la capacité de progression de nos enfants. Tous les professeurs vous le diront.”, bien entendu, elle tente maladroitement de justifier une politique austéritaire, mais il est probable aussi qu’elle y croit. J’ai pu le constater lors de mon tout premier stage, dans un collège-lycée de l’ouest de Paris. J’ai fait quelques heures de cours à une classe de Première scientifique de 41 élèves. 41. Et bien figurez-vous que tout se passait parfaitement bien. Les élèves étaient sages, et donnaient des réponses parfaites à mes questions. L’un d’entre eux avait même des connaissances sur le sujet abordé (Lénine, ironiquement) qui dépassaient très largement les miennes. Les bourgeois veulent tout faire pour conserver leurs privilèges, et cela passe par des politiques favorables aux grandes fortunes prélevant de l’argent sur les services publics, oui. Mais ils sont aussi profondément déconnectés. Tous nos ministres de l’éducation venaient de classe favorisée, et forcément cela induit aussi des angles morts sur ce qu’est réellement un établissement scolaire en France actuellement, et particulièrement dans les zones les plus pauvres.

Dans ce texte, j’ai voulu aborder le problème des effectifs sans passer par des chiffres. Certes ils sont parlants (la France, avec l’Italie, est le pays avec les plus gros effectifs de classe), mais je souhaitais vraiment que les lectrices et lecteurs comprennent ce que ça signifie très concrètement, à échelle humaine, et dans une perspective de lutte des classes. L’école nous forme et nous déforme, il faut donc penser sérieusement à une politique scolaire cohérente et ambitieuse au regard de nos luttes. Une école qui considère ses élèves et ses enseignants comme des humains. C’est la seule condition pour une réelle émancipation collective.


Éric P.

Dessin d’en-tête : aussi Éric P.


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