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Une remarque, un visuel sur les réseaux sociaux, le discours d’un collègue, l’antisémitisme est présent dans toute la société. Et c’est intolérable. Nous avons rencontré David, militant révolutionnaire, qui travaille dans une structure associative juive. Lors de cet entretien, David a beaucoup dit “ça va sans dire”. Certes, mais ça va aussi très bien en le disant et en reprenant les fondamentaux. Il nous donne cinq idées pour lutter contre l’antisémitisme, à gauche, et partout où c’est nécessaire.

1 – Prendre conscience que le nuage de l’antisémitisme ne s’est pas arrêté aux frontières de la gauche

La première étape, c’est de considérer que l’antisémitisme n’est pas uniquement l’affaire des autres. Il existe dans toute la société. Donc à gauche aussi. Pour autant, si l’antisémitisme est présent partout, il n’est pas également distribué dans l’ensemble du champ politique.

C’est durant le 19e siècle que l’antisémitisme est devenu d’abord un programme politique, puis un programme politique de droite. Avec l’affaire Dreyfus (1894-1906), la gauche française fait le choix de s’opposer à la haine des juifs et les figures politiques de l’antisémitisme passent à droite. Avant cela, un socialiste utopique, héritier de Fourier, Alphonse Toussenel, pouvait publier Les Juifs, rois de l’époque : histoire de la féodalité financière, en 1845, brûlot antisémite d’une rare violence. Le tournant du siècle est le moment de la clarification à gauche. Par exemple, en 1900, les anarchistes débattent de l’antisémitisme lors de leur congrès de Paris. Et ils font le choix politique de s’opposer à l’antisémitisme. Ce qui ne signifie pas que l’antisémitisme a disparu à gauche. La gauche fait partie de la société française, imprégnée depuis des siècles d’antisémitisme ouvert ou larvé. 

De même, tout le temps insister sur Attali, BHL, Rockefeller ou Rothschild et pas sur Arnault, Pinault ou Musk, c’est un peu bizarre. Et surtout un peu antisémite.

Quand on a conscience de cela, il y a des conséquences simples. La politique c’est des résultats et pas des intentions. Donc stop à l’imagerie gros nez, doigts crochus, pieuvres tentaculaires et assemblées occultes de banquiers en costume qui gouvernent le monde. Même si on ne veut pas y mettre de message antisémite, ces codes sont ceux de la propagande antisémite depuis deux siècles. De plus, si on est de gauche et qu’on se fonde sur une analyse matérialiste de la réalité, alors ces caricatures et ces symboles n’ont aucune efficacité pour comprendre le capitalisme contemporain. De même, tout le temps insister sur Attali, BHL, Rockefeller ou Rothschild et pas sur Arnault, Pinault ou Musk, c’est un peu bizarre. Et surtout un peu antisémite.

2 – Ne pas chercher à distinguer les bons et les mauvais juifs

L’antisémitisme est un racisme comme tous les autres, et comme tous les autres, il est particulier. Il a ses figures et ses schémas spécifiques. Les juifs ne sont ainsi pas dénoncés pour leur supposée infériorité, mais pour une supposée supériorité. Dans le commerce ou la conduite des affaires, ils auraient des talents propres, qui les distingueraient et les rendraient dangereux pour l’ensemble de la société. 

L’antisémitisme invente des Juifs qui n’existent pas, les mauvais Juifs, qui manipulent les Juifs qui existent, les bons Juifs, ceux que l’on rencontre dans la vie.

Problème, si vous connaissez des juifs, il est peu probable qu’ils soient tout à la fois membre de la finance internationale et voleur d’enfant, pilotant dans l’ombre les gouvernements et présidant secrètement aux destins des peuples. Pour résoudre cette contradiction, l’antisémitisme invente des Juifs qui n’existent pas, les mauvais Juifs, qui manipulent les Juifs qui existent, les bons Juifs, ceux que l’on rencontre dans la vie.

S’ensuit alors toute une série de mécaniques antisémites qui vont poser des critères de distinction entre les bons et les mauvais Juifs. Fortune personnelle, profession, soutien à la politique d’Israël, soutien à l’existence de l’Etat d’Israël,… Sauf que quelque soit la réponse, c’est l’idée même de trier les bons des mauvais qui est antisémite. Soit on défend tous les Juifs face à l’antisémitisme, soit il faut cesser de prétendre en avoir quelque chose à faire. 

3 – Ne pas exporter les personnes dans le conflit Israélo-palestinien

Un des critères antisémites de tri entre les bons et les mauvais juifs les plus répandus est celui d’Israël. Sauf que demander de but en blanc, sans raison, à un Juif son avis sur Israël et sa politique, c’est déjà lui demander de rendre des comptes sur un pays étranger, au nom de son appartenance. Renvoyer un Juif à la question israélienne, lui demander son avis sur telle action du gouvernement Israélien, ou pire : lui demander de s’en justifier ou de s’en dissocier publiquement pour avoir droit à la parole, c’est une stratégie de distinction du bon ou du mauvais Juif. Or, la base, c’est que les Juifs de France n’ont pas de compte à rendre sur Israël. Suspecter les Juifs de double allégeance, voire de trahison, c’est un trope antisémite déjà utilisé par Napoléon. 

Renvoyer un Juif à la question israélienne, lui demander son avis sur telle action du gouvernement Israélien, ou pire : lui demander de s’en justifier ou de s’en dissocier publiquement pour avoir droit à la parole, c’est une stratégie de distinction du bon ou du mauvais Juif.

De même, si un Juif poste une photo de ses vacances en Bretagne sur Instagram, il n’est pas utile de commenter “Free Palestine”. Ce n’est pas le sujet, ça n’aide personne et ça implique une chaîne de responsabilités fictives antisémite. Dans le même ordre d’idée, et c’est du vécu, demander à un juif marocain d’amener des falafels à une soirée car ce serait “sa culture”, ce n’est vraiment pas très malin. Il a existé et il existe des Juifs en dehors d’Israël, ils ont des histoires différentes. L’israelo-normativité, l’idée que tous les Juifs seraient israéliens, n’amène que des régressions dans la compréhension des identités juives.

4 – Cesser de fantasmer l’impunité communautaire

Il n’est pas rare d’entendre des slogans comme “séparation du CRIF et de l’Etat”. C’est un slogan très antisémite et un peu con. Car le Conseil représentatif des institutions juives de France, CRIF, n’a pas un pouvoir particulier sur l’Etat français. Il n’est pas impossible que certains des politiques qui se rendent à son dîner annuel le pensent et imaginent ainsi entrer dans les bonnes grâces des Juifs. Et il n’est pas impossible que certains politiques soient des idiots aux fantasmes antisémites. Quoiqu’il en soit, le CRIF n’est pas un Etat dans l’Etat et on peut s’en tenir à une critique des ses expressions politiques (en particulier sa droitisation depuis les années 1980 et son soutien à la politique coloniale de l’extrême droite israélienne), sans imaginer un complot juif. 

Être – visiblement ou supposément – juif en France, ce n’est pas être protégé et privilégié, c’est toujours la merde.

Plus globalement, les arguments qui laisseraient entendre qu’il y n’aurait plus en France de discriminations antisémites, de racisme systémique envers les juifs, mais tout au plus des résidus aussi rares que violents, sont à débusquer. Car c’est faux, être – visiblement ou supposément – juif en France, ce n’est pas être protégé et privilégié, c’est toujours la merde (comme être homosexuel). C’est devoir envoyer nettement plus de CV pour un espérer avoir un boulot et, de façon générale, être discriminé et/ou insulté régulièrement, sans même parler des agressions physiques, des meurtres ou des nombreux attentats qui les ont spécifiquement visés. 

A l’inverse, minimiser l’importance du CRIF et lui contester toute représentativité, c’est un problème. C’est le plus grand groupement d’associations juives en France. Cela dit, contrairement à ce que pense Darmanin (qui explique dans ses livres que Napoléon a eu raison de mater la communauté juive, usurière, recyclant les clichés antisémites éculés), les judaïsmes et judéités sont multiples. Mais le CRIF a un certain degré de représentativité et le lui nier, c’est ne pas vouloir regarder ce qu’est une partie du judaïsme français aujourd’hui : il faut donc se demander pourquoi une partie des juifs de France s’éloigne de la gauche.  

5 – Ne pas opposer ancien et nouvel antisémitisme 

Dans les années 2000, l’extrême-droite en France est face à un plafond de verre. Si elle veut progresser, elle doit changer. Et, après la tentative d’assassinat de Jacques Chirac en juillet 2002, du jour au lendemain, une partie de l’extrême-droite va échanger le discours public de haine des juifs contre celle des musulmans, afin d’éviter la dissolution et de conquérir de nouveaux publics. Dans la foulée, émerge le discours débile sur le nouvel antisémitisme, qui serait celui “des banlieues”. 

Cela n’existe pas. Le “gang des barbares” (nom qu’il s’est lui-même attribué), qui a tué Ilan Halimi, comprenait certes des noirs et des arabes, mais l’idée que les juifs ont de l’argent, qui était le mobile du crime, c’est pas un nouveau fantasme amené par les immigrés musulmans. C’est EXACTEMENT la continuité de l’antisémitisme politique européen. Il existe bien un antisémitisme islamiste, relativement récent, qui a ses dynamiques propres, liés en partie à des enjeux internationaux, mais il ne peut pas servir à dissimuler les persistances du vieil antisémitisme européen.

Il y a une stratégie de la bourgeoisie : en accusant les racisés et les musulmans d’être antisémites, cela lui permet à peu de frais de se présenter comme progressiste et antiraciste, et anti-complotiste d’ailleurs.

Il y a une stratégie de la bourgeoisie : en accusant les racisés et les musulmans d’être antisémites, cela lui permet à peu de frais de se présenter comme progressiste et antiraciste, et anti-complotiste d’ailleurs. Et d’incriminer les mouvements de contestation, comme quand elle pointe l’antisémitisme (réel) qui a germé, par exemple, durant le mouvement des Gilets Jaunes. Cette stratégie lui permet aussi de se dédouaner de sa responsabilité historique dans la propagation de l’antisémitisme. Pourtant c’est Henry Ford qui diffusait le faux Les Protocoles des Sages de Sion aux ouvriers de ses usines. Et ce sont les patrons allemands qui signent une lettre demandant en novembre 1932 au président Hindenburg de nommer Hitler chancelier. Et si aujourd’hui elle semble chercher à combattre un prétendu “islamo-gauchisme” plutôt que le “judéo-bolchevisme” d’antan, il n’en faut pas pour autant oublier qu’elle préférera toujours Hitler au Front Populaire. 

A un niveau plus global, elle permet de présenter l’opposition à l’islam non pas comme un racisme mais comme un choc des civilisations : judéo-chrétiens contre musulmans. L’expression “judéo-chrétien” est déjà en soi un non sens : c’est le christianisme qui a persécuté les Juifs pendant des siècles, ce n’est qu’en 1965 que le Vatican a reconnu que les Juifs n’étaient pas responsables de la mort du Christ, accusation portée depuis le IIe siècle.

Cette stratégie est tellement efficace que beaucoup à gauche s’interdisent de parler d’antisémitisme dans l’espoir de toucher les classes populaires et les enfants des immigrations post-coloniales, car c’est bien connu : les pauvres, les Noirs et les Arabes sont tous antisémites, non ? 

Il n’y a pas à choisir entre combattre l’islamophobie et l’antisémitisme. L’attitude du PCF qui a rejeté le mot “islamophobie” lors de son dernier congrès, est d’ailleurs étonnante. Il faut combattre les deux. 

Conclusion : reprenons et étendons le combat contre l’antisémitisme 

En conclusion, la gauche doit prendre conscience qu’il y a un problème, qu’elle a une mauvaise image chez les juifs et qu’elle doit d’agir pour lutter contre l’antisémitisme. Car c’est à la fois juste et stratégique. 

Juste car tant qu’un peuple est opprimé, aucun peuple n’est libre. Et le racisme, c’est mal : des gens en souffrent injustement. Le fait qu’il faille le rappeler concernant l’antisémitisme doit nous interpeler. 

Stratégique car l’antisémitisme est désarmant, il empêche d’identifier les structures de domination et de les contester. C’est une vision qui génère du racisme en rebond, car imaginer qu’en ne dénonçant pas l’antisémitisme, on va se mettre dans la poche des masses issues de l’immigration maghrébine et africaine, c’est projeter sur plein de gens un odieux et idiot regard raciste. 

Stratégique aussi parce que de nombreux Juifs progressistes ne se sentent pas bien accueillis dans les milieux de gauche et si certains ont l’énergie pour créer ou rejoindre des collectifs spécifiquement juifs, beaucoup s’éloignent du camp progressiste. 

Au lieu d’imaginer une finance impersonnelle et sans visage, mais pilotée par des juifs, il est beaucoup plus intéressant de nommer et de dénoncer les capitalistes, comme le fait Frustration, par exemple. Et au lieu d’opposer les anti-racismes, et donc les racisés, il y a des fronts communs à construire. 


Hugo Roëls et David (militant révolutionnaire qui travaille dans une structure associative juive) 


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