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Chaque été sort la publication la plus marxiste de toute la presse française : le classement annuel des 500 familles les plus riches de France, par le magazine Challenges. Quand un citoyen parle de ces 500 grandes fortunes, il est un odieux complotiste. Mais quand c’est le magazine officiel de la bourgeoisie française, c’est du journalisme ! Et c’est un effet une mine d’or (littéralement) pour celles et ceux qui veulent en savoir plus sur celles et ceux qui possèdent le pays (et une bonne partie des autres). On y trouve donc un classement des 500 personnes les plus riches de France, leur fortune étant définie par leur patrimoine professionnel, c’est-à-dire les parts d’entreprises qu’ils possèdent. Les chiffres délirants qu’on y apprend – leur fortune cumulée s’élève à 1228 milliards d’euros et a été multipliée par 3,1 en 10 ans, merci Macron – ne prennent même pas en compte leur patrimoine immobilier et les biens de luxe qu’ils possèdent. Outre ce classement, cette édition spéciale comporte une myriade de portraits de milliardaires français, qui en disent très long sur les dynamiques à l’œuvre au sein de la classe bourgeoise.

Qu’est-ce qu’un bourgeois ? Il suffit d’ouvrir ce magazine, dont le titre en lettres dorées annonce la couleur, pour le comprendre : ce sont les personnes qui possèdent les moyens de production et leurs familles. On le comprend très vite en lisant Challenges : loin d’une vision abstraite du capitalisme comme étant constitué de flux financiers anonymes et invisibles, la bourgeoisie s’affiche ici clairement, avec sa fortune, ses manoirs, ses voitures et ses yachts, mais aussi et surtout sa chère famille. Décidément, ce bon vieux François Hollande qui parlait de la finance “qui n’a pas de visage, n’a pas d’adresse” aurait pu ouvrir cet épais magazine (publicité oblige) avant de dire n’importe quoi. La bourgeoisie a bien des visages, très majoritairement des hommes, blancs, patriarches et héritiers.

La bourgeoisie est toujours une affaire de famille : sur les 500 fortunes de France, plus de la moitié sont des héritiers directs des groupes qui les enrichissent (la seconde moitié n’est pas composée de “transfuges de classe” mais d’enfants d’une bourgeoisie un peu moins riche, comme je le montrais dans Parasites) Ainsi, c’est grâce à leur nom et leur naissance qu’ils ont prospéré, et non grâce à une quelconque “valeur travail” qu’ils prônent pour les autres. Mais ce qui est fascinant, avec la plume des journalistes de Challenges, c’est qu’ils cherchent en permanence à masquer cette injustice première. C’est tout l’art narratif de ce journal : comment réussir à donner un peu d’épaisseur psychologique et à justifier la richesse de rejeton d’une dynastie capitaliste ? 

Décidément, ce bon vieux François Hollande qui parlait de la finance “qui n’a pas de visage, n’a pas d’adresse” aurait pu ouvrir cet épais magazine (publicité oblige) avant de dire n’importe quoi.

Hériter ce n’est pas si facile, vous savez

D’abord, faire du pathos : les petits enfants de grandes fortunes n’ont pas la vie facile, ils se cherchent. Ainsi, John Elkann a beau être le petit-fils de Gianni Agnelli, célèbre homme politique et patron du groupe Fiat, lui-même petit-fils du fondateur de la marque automobile, bref, être l’arrière-arrière-arrière petit fils du fondateur du groupe qui le rend richissime, il a du mérite. “Ce n’est pas un industriel ni un financier, mais un héritier qui cherche des opportunités pour faire fructifier sa grande fortune” résume un proche de la famille à Challenges, qui se ravit d’une telle réponse. Lui et sa famille possèdent le club de foot turinois Juventus, le journal La Stampa, le fabricant de camion Iveco et une grande partie du groupe Stellantis, issu de la fusion entre Fiat et PSA, mais jamais Challenges ne s’interroge sur l’effet réel de la politique menée par l’héritier. En revanche, on sait qu’il adore les courses de voiture de collection, qu’il en possède des tas, et qu’il veut “honorer le nom de sa famille”.

Le magazine regorge de publicités qui permettent de comprendre où les bourgeois dépensent tout leur pognon. Ici, Jean-Tugdual-Gontran à la chasse avec papa Jacques-Henri et belle-maman Maria-Magdalena. La qualité du tweed est sans pareil.

Il n’y a pas un seul portrait de grande fortune qui n’évoque pas les enfants et la façon dont ils se préparent à hériter de l’empire paternel ou grand-paternel. Ainsi, les enfants Arnault sont sur les chapeaux de roue, la plupart ayant été propulsés à peine leurs études terminées à la tête d’une filiale de LVMH : Jean, 25 ans, est devenu directeur marketing et développement des montres, mais, attention : c’est un “commerçant dans l’âme, passionné d’horlogerie”. Tout s’explique alors. Frédéric, 28 ans, s’est hissé par la seule force de son poignet, certainement, au rang de PDG de la division montres de LVMH. Antoine, 47 ans, dirige la communication de tout le groupe tandis que Delphine, 49 ans, dirige la maison Christian Dior, qui appartient à LVMH. 

L’art de l’écriture, à Challenges, réside dans la présentation subtile de ces carrières fulgurantes comme étant l’unique résultat du talent et du mérite.

L’art de l’écriture, à Challenges, réside dans la présentation subtile de ces carrières fulgurantes comme étant l’unique résultat du talent et du mérite. Mérite ou pas, pour les salariés du groupe, travailler pour une dynastie familiale n’a pas l’air d’être de tout repos : “Que faites-vous quand un premier enfant vient vous demander quelque chose le matin, et un deuxième le contraire l’après-midi ?”, raconte l’un d’entre eux à Challenges. Je suppose que les courtisans de Versailles devaient se trouver face à ce même genre de dilemme.

Mais attention ! Ce n’est pas facile d’être un héritier, nous répètent les intellectuels et éditorialistes convoqués par le journal pour donner leur avis dans des petits encadrés qui ponctuent le déballage un poil écœurant de la fortune dégoulinante de notre bourgeoisie. Le fondateur du journal Marianne et journaliste politique Nicolas Domenach douche notre enthousiasme : “La comparaison (avec les aînés) n’est pas toujours facile à vivre et la filiation provoque l’hostilité des égalitaristes coupeurs de têtes”.

Une grande partie des publicités concernent des organismes de conseils et de gestion de fortunes. Nous rappelant que les grands bourgeois sont les plus gros assistés du pays.

Les égalitaristes coupeurs de têtes, c’est nous :). Le philosophe André Comte-Sponville tente de canaliser nos ardeurs, se croyant original avec un bon vieil argument pété : “Prendre aux riches pour donner aux pauvres, à la façon de Robin des Bois, quoi de plus sympathique ? Mais cela appauvrirait le pays” – on ne saura pas pourquoi.

Des grandes fortunes qui plombent leurs propres entreprises

Nulle part le magazine ne parvient à nous montrer que, face à l’étalage de médiocrité de ces grandes fortunes, nous aurions tort d’éprouver des envies de saccage de terrain de golf et de nouvelle nuit du 4 août (l’abolition des privilèges des nobles à la Révolution française). 



D’abord car les difficultés de ces jeunes héritiers ne peuvent que laisser de marbre le lecteur : ainsi, les deux premiers enfants de Xavier Niel, Jules et John, qui font leurs armes en lançant des start up financées par papa, ont un destin tout tracé. Mais les deux seconds, âgés de 7 et 11, “sont nés de la seconde union de leur père avec Delphine Arnault. Dans quelques années, ils devront peut-être choisir entre Illiad (groupe Free) et LVMH, le groupe de luxe de leur grand-père Bernard Arnault”. Dur dur.

Nulle part le magazine ne parvient à nous montrer que nous avons tort d’éprouver des envies de saccage de terrain de golf et de nouvelle nuit du 4 août (l’abolition des privilèges des nobles à la Révolution française). 

Pour éviter ces petits soucis d’héritage, et les tensions qu’ils emportent – vous connaissez peut-être la série Succession, qui met en scène un richissime PDG au pouvoir disputé par ses enfants – l’héritier du groupe Decathlon, Matthieu Leclerq, a décidé de devenir consultant pour grandes fortunes. “Il en a fait son métier après avoir vécu l’enfer au sein de sa propre famille.” S’ensuit un article comportant une dizaine de principes que ce brave homme enseigne à ses semblables, aussi originaux que “la confiance”, “le courage”, mais aussi, attention, “le respect” : on ne jette pas grand-papa dans la cheminée Louis XV, même si on veut le dégager de la présidence du Conseil d’administration.

L’art est d’abord un investissement lucratif et défiscalisé pour les grandes fortunes. Regardez-moi ce punk aux cheveux gras-décoiffés, prêt à recueillir votre pognon en échange d’une œuvre de Street Art à 600 k ?

Ce qui est fascinant, c’est qu’à aucun moment le journal ne parvient à montrer que ces héritiers parviennent à faire quoi que ce soit d’intéressant des groupes qu’ils reçoivent à la sortie d’HEC ou Polytechnique. C’est plutôt l’inverse qui se produit : le cas de la vieille famille Peugeot, actionnaire du groupe automobile Stellantis (marques Peugeot, Renault, Citroën, Opel, Chrystel…) et qui joue un rôle clef dans l’industrie française depuis le début du XIXe siècle, est emblématique : même Challenges n’arrive pas à montrer autre chose que les innombrables bourdes qu’ils commettent. Non seulement ils font payer une redevance d’un million d’euros par an à leurs propres entreprises pour qu’elles puissent utiliser leur nom, ce qui crispe les actionnaires minoritaires, mais ils multiplient les investissements catastrophiques.

Le rôle particulièrement sombre de cette famille dans notre économie est mis en lumière par Challenges, avec une info bien écœurante : la famille Peugeot fait partie des principaux actionnaires du groupe d’EPHAD privés Orpéa, celui-là même dont la maltraitance envers ses résidents a été révélée au grand jour en 2022. “A y regarder de près, la facture n’est pas si lourde, puisque dès 2018 un bloc de 1% du groupe a été revendu pour 60 millions d’euros. Mieux, le nom de Peugeot n’a pas été sali par le scandale, sans doute grâce aux bons conseils de l’agence Image 7 qui a tout fait pour préserver la réputation de la famille, pourtant représentée depuis des années au conseil d’administration d’Orpéa.”

Ces braves gens étaient donc présents autour de la table lorsqu’a été mis en place un système de maltraitance qui a depuis donné lieu à une centaine de plaintes pour  “mise en danger de la vie d’autrui”, “non-assistance à personne en danger”, “homicide involontaire” ou encore “violence par négligences” ? Cette honorable famille Peugeot a réussi à se faire un fric fou sur le dos de nos anciens, au mépris de leur santé ? Merci pour l’info Challenges !

Ce qui est fascinant, c’est qu’à aucun moment le journal ne parvient à montrer que ces héritiers parviennent à faire quoi que ce soit d’intéressant des groupes qu’ils reçoivent à la sortie d’HEC ou Polytechnique.

Tout au long du magazine, il n’y a pas un seul portrait de grande fortune qui ne comporte pas son lot de plus ou moins grandes irrégularités. D’abord sur le plan fiscal : Patrick Drahi, patron, entre autre, de SFR, est tellement un filou qu’il est poursuivi par le fisc suisse – oui vous avez bien lu – car il s’est domicilié dans un canton à l’imposition plus avantageuse pour éviter de payer trop d’impôts à Genève. Bolloré est toujours en procès en Afrique pour corruption, et ce alors même qu’il a vendu à la hâte toutes ses activités logistiques et portuaires pour se débarrasser de toute sa pourriture. Ensuite, les conflits d’intérêts et les coups de pouce de la part de nos politiques nous sont rappelés, voire contés. Ainsi, nous savions que la ministre macroniste Agnès Pannier-Runacher était la fille d’un important cadre du groupe pétrolier Perenco (deuxième groupe pétrolier français après Total), mais nous ne savions pas que celui-ci était le bras-droit du PDG et qu’il avait largement contribué à la prospérité de ce groupe et de ses héritiers. C’est l’exploitation du pétrole africain qui a particulièrement réussi au groupe Perenco, qui est désormais sous le coup de plusieurs actions en justice pour corruption.



Petits arrangements avec la loi

Même les rares non-héritiers qui font partie des 500 familles voient leurs petits arrangements avec le droit exposés, en toute candeur, par Challenges. Ainsi, Timothée Lacroix, Guillaume Lample et Arthur Mensch, les fondateurs du groupe d’intelligence artificielle Mistral AI, ne doivent pas leur entrée fracassante dans le top 500 des riches à leur seule ingéniosité. L’ancien secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, également connu pour avoir organisé la levée de fonds auprès de gros donateurs qui ont financé la campagne de Macron en 2017, a investi dans l’entreprise, l’a conseillé et “a activement lutté pour amenuiser la portée de l’AI Act européen tout en gardant l’oreille d’Emmanuel Macron et en intégrant le Comité de l’IA générative censé conseiller le gouvernement”. Même Challenges le dit : cela “soulève toutefois des questions éthiques”, car “la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique lui avait pourtant interdit de réaliser toute démarche, y compris de représentation d’intérêts, auprès de ses anciens ministères”. Une consigne allègrement piétinée, pour le bonheur de ses trois compères devenus, en un an, milliardaires. 

Les journalistes admettent que les riches français sont les plus radins des pays dits développés, puisqu’ils donnent moins que leurs homologues allemands ou américains. Alors que leur fortune a progressé de 255% en 10 ans, leur don moyen n’a augmenté que de 24% sur la même période. 

Qui a dit que les riches ne savaient pas partager ?

La lecture du “classement des 500 fortunes” donne décidément envie de devenir des “égalitaristes coupeurs de têtes”, et la peur du rouge colore l’intégralité du magazine. Challenges s’efforce de trouver quelques compensations à cet étalage de richesses peu légitimes et de publicités pour des avions privés, des manoirs et des réductions fiscales. Mais n’y parvient pas : les journalistes admettent que les riches français sont les plus radins des pays dites développés, puisqu’ils donnent moins que leurs homologues allemands ou américains. Alors que leur fortune a progressé de 255% en 10 ans, leur don moyen n’a augmenté que de 24% sur la même période. Et ce, alors qu’ils bénéficient depuis l’arrivée au pouvoir de Macron d’importants privilèges fiscaux. Pierre-Edouard Sternin, milliardaire catholique intégriste, s’est exilé fiscalement lorsque François Hollande est arrivé au pouvoir, et a promis de verser les 300 000 euros économisés “aux causes que je choisis”. Il a donc choisi de financer une association qui vise à la “prévention des ruptures conjugales” et qui est présidée par un homophobe et anti-avortement notoire. 

Les journalistes de Challenges s’inquiètent. Eux qui mentionnent les idées “délirantes” du Nouveau Front Populaire à longueur d’articles tremblent pour les riches qu’ils aiment tant : à force de se comporter comme des gros parasites sans vergogne, comme le classement les décrit, l’hostilité légitime qu’ils suscitent dans la population, et que les journalistes déplorent, ne risque pas de diminuer.

Un magazine à mettre entre toutes les mains.


Nicolas Framont


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