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Sibeth Ndiaye a décidément l’art de se faire des amis. Il y a quelques jours, la porte-parole du gouvernement a fait une sortie remarquée. Exhortant les français.es à prêter main forte aux agriculteurs, elle précise qu’elle ne s’adresse évidemment pas « à un enseignant qui ne travaille pas » (ne la pensez pas si bête, Ndiaye). Le corps enseignant a donc eu la joie de constater, publiquement, que le gouvernement – celui-là même qui fait la sourde oreille à ses revendications depuis plusieurs mois, mais qui surtout, lui demande de rester actifs pour prendre soin du cerveau des petites tête blondes, brunes, et rousses – le gouvernement donc, les pense simplement en vacances scolaires. Pour une profession qui n’a pas attendu le super virus pour subir de forts préjugés (mais si, vous les connaissez ces profs-toujours-en-vacances-qui-n’en-foutent-pas-une-et-sont-tout-le-temps-en-grève), la pilule ne passe pas. Plus que des professionnels touchés dans leur ego, les enseignants racontent une situation intenable, un dispositif absurde, qui ajoute de l’inégalité à l’inégalité, ne prend pas en compte les disparités territoriales, familiales, économiques et ne profite à personne, si ce n’est toujours aux mêmes.

Un enseignement numérique injuste et profondément inégalitaire 

« Jean-Michel Blanquer dit qu’on ne laissera aucun élève sur le chemin… Les nôtres ils y sont déjà, et là, on les pousse dans le fossé ». Zeïna* est professeure des écoles dans une primaire de l’Essonne, classée Rep +, « Réseau d’éducation prioritaire renforcé », remplaçante des anciennes “zone d’éducation prioritaire” (ZEP). Cette enseignante dénonce ce qu’elle appelle ironiquement la « discontinuité pédagogique », détournant la formule utilisée par le gouvernement. Garant autoproclamé de la « continuité pédagogique », ce dernier propose de l’assurer avec deux éléments : « Ma classe à la maison » ; et les cours en ligne du CNED. Le premier est une plate-forme à laquelle professeurs et élèves peuvent se connecter pour assister à une « classe virtuelle ». Une sorte d’apéro Skype géant, où le professeur peut tout paramétrer : muter tous les élèves et être le seul à parler ; les autoriser à interagir en levant le doigt (la case de l’élève se colore alors de violet) ; ou encore laisser tout le monde parler en même temps.

A la classe virtuelle s’ajoutent les cours en ligne du CNED, mis à la disposition des élèves sous forme d’écrits ou de vidéos, contenu d’ordinaire payant rendu exceptionnellement accessible à tous. Seulement voilà : les contenus sont standardisés, et conçus comme si tous les élèves partaient du même endroit, avec les mêmes bagages, et le même suivi. De la poudre aux yeux, selon Zeïna. « Ces programmes ne sont pas faits pour nos élèves, au même titre que nos programmes scolaires ne sont pas faits pour nos élèves. Pour les cours du CNED, je ne me vois pas demander à mes élèves de cliquer sur un niveau CE2 parce qu’ils ont un ou deux niveaux en dessous. A côté de ça, j’ai des élèves en CM2 qui ne savent pas lire, je fais comment ? » rage l’enseignante. Et de souligner que tous les enfants n’ont pas la chance d’avoir un parent à la maison, disponible et armé pour faire la classe à leurs enfants. Même avec de la bonne volonté, certains ne parlent ni ne lisent le français, d’autres n’ont pas suivi leurs études en France, et la plupart travaillent encore et toujours. Bref, tout le monde n’est pas enfant de cadres supérieurs.

“Mais à partir du moment où un élève ne peut pas avoir accès à la plate-forme, pour moi, c’est non”

Plus que l’inégalité d’accès à la connaissance ou au suivi à la maison, c’est une inégalité d’accès matériel qui se joue. « J’ai fait un recensement au début du confinement pour savoir qui avait accès à quoi. Sur 22 élèves,7 ont accès à internet uniquement via le téléphone de leurs parents, beaucoup sont sur tablettes, et il y a très peu d’ordinateurs. On a beaucoup de fratries, avec des enfants plus âgés au collège : clairement, la priorité va être donnée au plus grand », peste Zeïna. De la colère de la voix, elle avoue avoir choisi de ne rien mettre sur la plate-forme que l’établissement a choisi d’utiliser, et de ne pas utiliser le dispositif de classe virtuelle : « Ca me rend profondément triste pour eux, tout ça est hyper inégalitaire. Là ils ne sont ni en train de progresser, ni d’avancer. C’est très superficiel. Mais à partir du moment où un élève ne peut pas avoir accès à la plate-forme, pour moi c’est non ».

L’utilisation ou non des plate-formes numériques a été un vrai dilemme pour les enseignants. Laisser les inégalités présentes dans les classes se creuser, ou les creuser avec les autres établissements ? Faire cours virtuellement aux plus motivés et aux mieux équipés, ou rompre le peu de lien – aussi superficiel soit-il – que les enseignants peuvent maintenir ? Rose*, enseignante d’histoire-géo dans un collège du Val-de-Marne, était réticente mais a finalement cédé à la classe virtuelle. « Déjà, ça m’a fait beaucoup de bien de voir et d’entendre mes élèves. Je me suis rappelée pourquoi je faisais ce métier. Sur le papier, Ma classe virtuelle est une bonne application. Dans les faits, c’est hyper saturé, il y a tout le temps des bugs. Je mets près d’une demi-heure à me connecter, pour me retrouver face à 10 élèves sur 25 ! Ce n’est pas sain, ça n’a plus aucun sens pédagogique, ni pour nous, ni pour les élèves », raconte la jeune professeure.

Des enseignant.e.s fliqués et livré.e.s à eux mêmes  

Nécessité donc pour les enseignants d’avoir accès à un matériel opérationnel et une connexion optimale, sous peine de voir, au mieux, sa classe virtuelle animée par un visage figé pendant quelques minutes. Nécessité aussi pour ce corps de métier d’en adopter un tout autre : celui de technicien informatique. Certains échanges avec les élèves se transforment en hotline, et ce quand les professeurs se sentent à l’aise avec l’outil informatique – ce qui est loin d’être le cas de tout le monde. « Blanquer a dit qu’on était prêt, c’est faux. On s’est auto-formés sur les logiciels, et entre nous. Ce sont les collègues les plus motivés et les plus à l’aise qui ont regardé frénétiquement des tutos, pour nous aider à utiliser les logiciels. On est complètement délaissés », fulmine Rose.

Charge de travail supplémentaire pour ceux qui ont la chance maîtriser plus que d’autres l’outil informatique, mais pas uniquement. Pour la première fois, les enseignants, qui jouissent d’ordinaire d’une certaine liberté dans leurs classes, se retrouvent scrutés et pistés de toutes parts : parents, hiérarchie, collègues, tout le monde peut jeter un œil sur le travail du voisin, jugeant par la même de sa qualité et surtout de sa quantité. « J’ai l’impression d’être en inspection tous les jours. Je commence aussi à en avoir marre de m’entendre dire publiquement que je ne travaille pas, alors qu’en interne, élèves et parents se plaignent de la charge de travail. En temps normal, je fais du 35 heures par semaine. Depuis le début du confinement, je suis à 45h. Je suis plus stressée que jamais par le boulot. Honnêtement, j’aimerais m’éviter le burn-out confinée…”

“Il faudrait avoir le courage de décréter que le troisième trimestre est foutu”

Finalement, aucune directive uniformisée à l’échelle nationale n’est donnée, et ce sont les chefs d’établissements qui laissent plus ou moins de latitude à leurs équipes pour s’adapter à cette situation inédite. Alain*, professeur stagiaire d’histoire-géo dans un collège de Seine-et-Marne, fait partie de ceux ayant une marge de manœuvre importante. Et il n’a pas attendu les derniers messages des inspections pour faire des choix clairs : « j’ai décidé de faire tous les cours à partir du manuel. J’ai mis de côté toutes les plate-formes numériques : pour l’accessibilité, et pour éviter que les élèves ne soient mobilisés toute la journée devant l’ordinateur. Je préfère rester sur papier, c’est le plus simple et le plus efficace ». Alors qu’Alain exerce dans un établissement plutôt bien loti, avec des élèves issus majoritairement de classes moyennes supérieures, il n’a que peu de nouvelles des collégiens. Sur sa classe de 5eme, 50% de retours ; Sur ses 26 élèves de 4ème, 7 retours en 10 jours. Très réaliste, Alain n’attend rien du dispositif, ni de la fin de l’année : « C’est un maintien de forme pour les élèves, comme les sportifs, pour qu’ils ne se déshabituent pas. Ce n’est pas du tout une avancée sur le travail et le programme. C’est pour qu’ils restent actifs, qu’ils suivent un contenu et qu’ils ne lâchent pas prise. Il faudrait avoir le courage de décréter que le troisième trimestre est foutu », constate-t-il calmement.

Remplacer les profs par des machines, un rêve réalisé ?

Un troisième trimestre qui pourtant a ses enjeux, et pose de grandes questions aux établissements mais surtout aux élèves quant à leur avenir. « Pour les 3ème, il y a deux gros dossiers : le brevet, et l’orientation. Le confinement est tombé au moment des conseils de classe du deuxième trimestre, où on commence à poser les appréciations pour l’année prochaine. Mais globalement, les élèves sont beaucoup plus stressés par le brevet que par leur orientation. Et pour le coup, on n’a absolument aucune réponse à leur apporter. », explique David*, professeur de maths dans un collège de Seine-Saint-Denis. Si les élèves s’inquiètent pour leur avenir, les professeurs aussi. Les Conseils d’Administration, où sont fixées ou revues plusieurs règles de l’école, se tiennent à ce moment de l’année, et prennent des formes exceptionnels : « Tout va se faire à distance, sans espace pour débattre. Ca va se régler par échange de deux trois mails et un coup de visio », déplore David. 

Certains enseignants, comme Alain, craignent tout simplement d’être un laboratoire, expérimentant le rêve de la substitution des professeurs au nom de l’innovation pédagogique. Et le prof d’histoire de se fendre de cette analyse : « Dans toutes les périodes de crises, on teste les nouvelles technologies, souvent sous couvert de protection de la population. Aujourd’hui on voit l’utilisation généralisée des drones par exemple, qui interroge. Pour le gouvernement, la période est idéale pour tester de nouveaux moyens de contrôle, et pourquoi pas de nous remplacer, nous enseignants ? »

*Tous les prénoms ont été changés. 

Imen Mellaz