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Le traitement médiatique des affaires judiciaires touchant des politiques français est largement incompréhensible : le plus souvent, l’historique n’est jamais ou très succinctement rappelé, seules des expressions juridiques absconses sont utilisées (« prise illégale d’intérêt », dans le cas Dupond-Moretti, ça veut dire quoi ?) de telle sorte que les ministres sortent doublement blanchis : par un système judiciaire complaisant d’une part et par des citoyens qui n’ont pas réussi à comprendre ce qu’on leur reproche d’autre part, d’autant plus que les affaires font souvent références à d’autres affaires qui, elles, ne sont carrément pas explicitées par des journalistes pressés (ou flemmards).  « Quand on est emmerdé par une affaire, il faut susciter une affaire dans l’affaire, et si nécessaire une autre affaire dans l’affaire de l’affaire, jusqu’à ce que personne n’y comprenne plus rien »aurait dit l’ancien ministre bien pourri Charles Pasqua. C’est selon ce processus bien rodé que le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti a été acquitté par le Cour de Justice de la République (CJR), une juridiction d’exception, très politique, dont les “juges” sont en fait des députés et sénateurs et qui a estimé que l’ex-avocat n’avait rien à se reprocher. Et pourtant, en reprenant l’affaire depuis le début, on comprend vite qu’elle en dit beaucoup trop sur l’impunité de nos politiques en général et sur le personnage Dupond-Moretti en particulier.

Qui est Éric Dupond-Moretti ?

Avec Olivier Dussopt et Gérald Darmanin, Éric Dupond-Moretti fait partie de ces ministres de Macron qui viennent d’un milieu populaire, ont eu une ascension teintée d’opportunisme et qui doivent beaucoup au président de la République. On l’a déjà dit au sujet du gluant Dussopt dont nous avons (re)fait le portrait au début de l’année : les leaders politiques aiment s’entourer de personnages médiocres et/ou controversés pour que ces derniers leur soient redevables et les défendent bec et ongles. Dussopt est le médiocre (lui aussi en plein démêlé avec la justice), Dupond-Moretti est le controversé, Darmanin est les deux.

Fils d’une femme de ménage et d’un ouvrier, Dupond-Moretti est un avocat franco-italien qui s’est illustré par son efficacité à défendre ses clients, ce qui lui vaudra le surnom d’ « acquitator » dans les tribunaux. Initialement défenseur des faibles et contempteur de la peine de mort, Dupond-Moretti finit par se spécialiser dans la défense des forts et des riches, à mesure que sa propre fortune grandit. Il est désormais l’un des ministres les plus fortunés du gouvernement, avec plusieurs millions d’euros de patrimoine. C’est un passionné de chasse, il la pratique et possède une ferme dédiée à ce loisir si défendu par le gouvernement. Il défend également la corrida, comme tout bon bourgeois conservateur.

Initialement défenseur des faibles et contempteur de la peine de mort, Dupond-Moretti finit par se spécialiser dans la défense des forts et des riches, à mesure que sa propre fortune grandit

Avocat médiatique, il est connu pour son franc parler mais aussi son sexisme : en 2019, il déclarait au magazine GQ, à propos du mouvement “Me Too” : “il y a aussi des ‘follasses’ qui racontent des conneries et engagent l’honneur d’un mec qui ne peut pas se défendre car il est déjà crucifié sur les réseaux sociaux” ajoutant, pour être sûr d’avoir la palme de la classe, qu’“il y a aussi des femmes que le pouvoir fait bander”, tandis qu’en août dernier, alors ministre, il interpellait des journalistes en conférence de presse : “Je constate que parmi les journalistes femmes qui m’ont interrogé, personne n’était devant moi les seins nus, hein. Il ne faisait pas assez chaud ?”. Il est nommé ministre de la justice en juillet 2020, durant le remaniement ministériel qui a suivi le premier confinement.

De quoi était-il accusé ?

Pour comprendre l’affaire Dupond-Moretti, il faut parler de l’affaire dite « Paul Bismuth » : en 2014, la justice se penche sur le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Deux ans plus tôt, le journal Mediapart a relevé l’existence de notes, rédigées notamment par le chef des services secrets lybien, mentionnant un financement de 50 millions d’euros du régime de Kadhafi en faveur du candidat Nicolas Sarkozy, alors chouchou des médias et des milliardaires. Comme tout candidat avec ses donateurs, une fois élu, le Président semble bien complaisant avec le régime lybien favorisant la vente d’équipements militaires de pointe et recevant en grande pompe le dictateur Kadhafi, l’autorisant à planter sa tente bédouine dans les jardins de l’Elysée et bloquant toute la capitale pour lui faire ses honneurs. Un juste retour des choses après tant de générosité ?

Pour mener cette enquête, le Parquet National Financier (PNF) est saisi. Le PNF a été créé un an plus tôt, en 2013, suite à l’affaire Cahuzac. Du même nom de cet ancien ministre qui revient désormais sur les plateaux pour revenir en politique alors qu’il avait planqué de l’argent à l’étranger et menti à tout le monde. Bref, le PNF est chargé de traquer la grande délinquance économique et financière. Il a une compétence nationale, comme le Parquet National Antiterroriste, et une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. 

Derrière l’affaire Dupond-Moretti, il y a toutes les affaires Sarkozy

Les juges du PNF mettent alors en place des écoutes sur les lignes de Nicolas Sarkozy et de son avocat de très longue date, Thierry Herzog. Or, ces écoutes parviennent à la connaissance des deux intéressés : Herzog a donc ouvert une ligne à Sarkozy au nom de Paul Bismuth (un ancien camarade de lycée) pour duper les enquêteurs. Ils avaient donc été prévenus de leur écoute par une taupe au sein du système judiciaire. La poursuite des écoutes permet aux enquêteurs d’apprendre que les deux compères pouvaient compter sur le magistrat Gilbert Azibert, une huile du système judiciaire, ancien directeur de l’Ecole Nationale de la Magistrature, qui les informait de la tournure des différentes affaires menaçant l’ancien président de la République, notamment l’affaire Bettencourt. Vous vous souvenez de celle-ci ? Liliane Bettencourt, très vieille et immensément riche bourgeoise, héritière de l’Oréal, se serait fait extorquer son blé par Sarkozy et ses proches, via Éric Woerth, depuis relaxé dans cette affaire. Il semblerait qu’en échange de ce coup de main, Sarkozy ait promis à Azibert de l’aider à obtenir un poste à Monaco, Bref, dans toutes ces affaires, Sarkozy et son avocat pouvaient compter sur un allié au sein de la magistrature. Mais quel rapport avec Dupond-Moretti ?

Pour procéder à son enquête, le PNF a diligenté plusieurs écoutes parmi les proches du duo Sarkozy-Herzog. Or, ce dernier compte parmi ses meilleurs amis Dupond-Moretti, qui a donc été écouté par la police dans le cadre de cette enquête. Le magazine Le Point révèle l’existence de ces écoutes en juin 2020 et Dupond-Moretti dénonce publiquement des « méthodes de barbouzes » employées par « une clique de juges qui s’autorisent tout ». Il porte plainte contre le PNF pour « violation de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances » et « abus d’autorité ».

Sauf que début juillet, le gouvernement est remanié par Macron et Éric Dupond-Moretti devient… Ministre de la Justice, c’est-à-dire en position d’autorité et de responsabilité des juges contre lesquels il venait de protester et de porter plainte. D’une façon générale, la nomination à un tel poste d’un avocat qui a multiplié les sorties contre l’institution judiciaire sème le trouble. En réaction à sa nomination, Cécile Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (qui représente environ un quart des magistrats français) a déclaré : « Nommer une personnalité aussi clivante, qui méprise à ce point les magistrats, on le prend plutôt pour une déclaration de guerre contre la magistrature. Nommer quelqu’un qui méprise les magistrats, qui ne se prive pas de les insulter, qui souhaite la suppression de leur école, qui souhaite également la scission du corps, c’est-à-dire la séparation des magistrats du siège et des magistrats du parquet, c’est tout l’inverse de ce que nous portons à l’Union syndicale des magistrats. Pour nous, l’heure est grave. »

Le magazine Le Point révèle l’existence de ces écoutes en juin 2020 et Dupond-Moretti dénonce publiquement des « méthodes de barbouzes » employées par « une clique de juges qui s’autorisent tout ». Il porte plainte contre le PNF pour « violation de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances » et « abus d’autorité ».

Pour calmer le jeu, Éric Dupond-Moretti devenu ministre a retiré sa plainte contre le PNF dès juillet 2020. L’affaire aurait pu s’arrêter là : après tout, sa prédécesseure, Nicole Belloubet, avait lancé une enquête administrative sur les écoutes du PNF pour s’assurer de leur conformité et un rapport de l’Inspection Générale de la Justice (IGJ, chargée de contrôler le fonctionner des institutions judiciaires) avait conclu que l’enquête avait été parfaitement légale, sans violation excessive de la vie privée des écoutés. Bref, jusqu’ici, rien de bien grave.

Sauf que quelques jours après la remise de ce rapport, le cabinet du ministre Dupond-Moretti a lancé des enquêtes administratives visant la directrice du PNF, Eliane Houlette, et deux des juges chargés de l’enquête sur l’affaire Sarkozy-Herzog, durant lequel l’avocat Dupond-Moretti avait estimé être injustement écouté, par des « barbouzes » et « une clique de juges qui s’autorisent tout ». Il est allé jusqu’à évoquer publiquement ces enquêtes administratives dans un communiqué, exposant ainsi les juges du PNF. C’est là qu’intervient la notion de conflit d’intérêt, au cœur du procès qui s’est tenu à la Cour de Justice de la République : le ministre était accusé d’avoir réglé ses comptes avec des gens qui l’ont mis sur écoute quand il était avocat.

Ce n’est pas le seul conflit d’intérêts dont le ministre était accusé : en juin 2020, Edouard Levrault, un juge d’instruction détaché à Monaco pour enquêter sur plusieurs dossiers sensibles (concernant le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, président du club de football de l’AS Monaco, Christophe Haget, le patron de la police judiciaire monégasque, et Philippe Narmino, l’équivalent du ministre de la justice monégasque, rien que ça) témoigne dans l’émission « Pièces à conviction » sur l’obstruction dont il aurait été victime. Edouard Levrault dénonce la façon dont il aurait été écarté de ses enquêtes pour protéger ces puissantes personnalités monégasques. Or, Éric Dupond-Moretti est l’avocat de deux de ces personnalités (Dmitri Rybolovlev et Christophe Haget). Dans un entretien à un journal monégasque, il traite le juge Levrault de « cow-boy ». Jusque là, rien de choquant : Éric Dupond-Moretti est dans son rôle d’avocat.

Sauf qu’une fois devenu ministre, il se retourne contre ce juge qui a nuit à l’intérêt de ses anciens clients : il lance une enquête administrative contre Edouard Levrault, son enquête monégasque et ses propos sur France 3, et continue d’entretenir des liens étroits avec les protagonistes de cette affaire. Là encore, la Cour de Justice de la République a estimé qu’il y avait possible conflit d’intérêts, et on comprend bien pourquoi.

Pourquoi a-t-il été acquitté ?

Résumons : Éric Dupond-Moretti était en avocat médiatique, richissime et au service de clients puissants, impliqués dans des affaires louches. Il faisait régulièrement des sorties contre les juges, pestait contre le Parquet National Financier, dont l’action depuis 2013 pouvait menacer ses amis et ses clients. Rien de très nouveau dans la France bourgeoise.

La nouveauté, c’est sa nomination par Macron au poste de ministre de la Justice. Mais là encore, c’est très cohérent : Macron est entouré de ministres pris dans des affaires judiciaires, c’est un grand ami de Sarkozy, lui non plus ne doit pas spécialement aimer les juges et leur indépendance excessive. La nomination d’Éric Dupond-Moretti était donc très politique.

Cependant, en se vengeant de la sorte sur ses anciens adversaires, Dupond-Moretti a commis un acte que même les institutions bourgeoises, et encore moins l’institution judiciaire faite de codes et de règles, ne peuvent tolérer. D’où l’accusation de « prise illégale d’intérêts ». 

Mais Dupond-Moretti est ministre et il a été jugé comme un ministre : pas comme le commun des mortels. Il a été jugé par la Cour de Justice de la République.  De quoi s’agit-il ? La Cour de Justice de la République a été créée en 1993 et c’est la seule instance compétente pour juger les crimes et les délits commis par les membres du gouvernement – Premier Ministre, ministres, secrétaires d’Etat – dans l’exercice de leurs fonctions..  Cette juridiction d’exception a été régulièrement critiquée, notamment par Emmanuel Macron, en 2017, qui, alors candidat “anti-système”, annonçait sa suppression… qu’on attend toujours.

La défense de Dupond-Moretti en un meme

Pour le Monde, c’est une instance « mi-judiciaire  mi-politique »… Mais elle est surtout très politique : en effet, elle est composée majoritairement de juges qui sont des députés ou des sénateurs, accompagnés par trois magistrats de la Cour de cassation. Les juges députés et sénateurs reflètent les équilibres politiques en cours, donc favorables au gouvernement : On y trouve une seule députée LFI, Danièle Obono et un député du Rassemblement national, Bruno Bilde. Les autres magistrats parlementaires sont issus de la majorité (quatre), des Républicains (trois), du Parti socialiste (un), du groupe Les indépendants au Sénat (un, divers droite) et de l’Union centriste (un). Bref, pas de quoi menacer réellement un ministre de la majorité présidentielle. On voit bien, dans le cas présent, que les juges parlementaires Républicains n’ont pas intérêt à accabler le ministre pour une affaire qui concerne leur ancien leader Nicolas Sarkozy. Hormis trois juges parlementaires (LFI, RN et éventuellement PS), aucun n’aurait eu un intérêt politique à la condamnation de Dupond-Moretti. En outre, le procureur général de la CJR est placé directement sous l’autorité du gouvernement : son indépendance n’est pas garantie.

La Cour de Justice de la République est composée majoritairement de juges qui sont des députés ou des sénateurs, accompagnés par trois magistrats de la Cour de cassation. Les juges députés et sénateurs reflètent les équilibres politiques en cours, donc favorables au gouvernement

Tout ce beau monde n’avait évidemment pas intérêt à une condamnation de Dupond-Moretti pour « prise illégale d’intérêt », pour lequel il encourait cinq ans d’emprisonnement, 500 000 euros d’amende, ainsi qu’une peine complémentaire d’inéligibilité et d’interdiction d’exercer une fonction publique. Bon, il n’aurait jamais fait de prison et 500 000 euros ne l’aurait pas mis sur la paille. Mais il aurait dû quitter le gouvernement, affaiblissant encore davantage Macron, ce président sans majorité absolue et qui a de plus en plus de mal à recruter, il suffit de voir la gueule de son dernier remaniement ministériel.

Mais comment défendre le ministre alors que les éléments constitutifs des conflits d’intérêts étaient connus de tous ? Tout simplement en qualifiant ces éléments de “non intentionnels”. Éric Dupond-Moretti aurait fait tout ça « à l’insu de son plein gré », il ne se serait pas réellement vengé, aurait diligenté des enquêtes administratives sans savoir que ça ne se faisait pas. Erreur de débutant pour ce vieux briscard du monde judiciaire, conseillé dans son poste par des dizaines de hauts fonctionnaires… Il n’aurait pas été informé du caractère illégal de son action, et l’instance chargée de mettre son nez là dedans, la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP), elle aussi créée, ça alors, après l’affaire Cahuzac, aurait sonné l’alarme trop tard, le mal était fait, selon les juges-parlementaires de la CJR. 

Jerôme Cahuzac, pas honteux, est de retour en politique, après avoir menti à tout le monde. Et tous les médias l’invitent.

Il faut dire qu’à travers l’affaire Dupond-Moretti, c’est toute la classe politique française bourgeoise qui règle ses comptes avec les instances créées après l’affaire Cahuzac.

Eh oui, mais il faut dire qu’à travers l’affaire Dupond-Moretti, c’est toute la classe politique française bourgeoise qui règle ses comptes avec les instances créées après l’affaire Cahuzac. Dupond-Moretti sort renforcé de ce procès, car « blanchi » : aucun média grand public n’expliquant clairement l’affaire (sur France Inter jeudi matin, seule l’expression peu claire “prise illégale d’intérêt” était mentionnée, sans historique sur les affaires précédentes), le public retiendra la relaxe, et bien que cette histoire d’absence d’intentionnalité est peu convaincante, le ministre pourra tourner la page et continuer d’agir en faveur du macronisme. Les contre-pouvoirs issus de l’affaire Cahuzac, la HATVP et le Parquet National Financier en sortent affaiblis. La corruption au pouvoir, les conflits d’intérêts, les ententes entre politiques, avocats et puissants sont renforcés. Et ce n’est pas un hasard si, cette même semaine, Jérôme Cahuzac lui-même, ancien ministre fraudeur fiscal, annonce son retour en politique : l’impunité est au pouvoir, alors pourquoi se priver ?


Nicolas Framont