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La scène est devenue courante, et elle est traitée par la presse locale comme une chorégraphie bien rodée : plusieurs tonnes de fumiers ont été versées, le 6 décembre dernier, devant les grilles du Conseil Régional à Rennes. A Quimper, Vannes et Saint-Brieuc des tracteurs ralentissaient la circulation, provoquant des embouteillages. A Cahors, dans le Lot, des pneus ont été brûlés le 16 novembre devant la Direction Départementale du Territoire avant que la centaine d’agriculteurs présents ne commencent à murer l’entrée principale. La Dépêche nous raconte qu’on assiste à un « face à face tendu avec les forces de l’ordre qui finissent par évacuer le portail d’entrée. Le mur est dressé au bout de plusieurs minutes devant l’entrée principale de la DDT. » Partout en France, les mêmes scènes se sont multipliées au cours des trois dernières semaines, accompagnées d’une opération « on marche sur la tête » qui a consisté à retourner les panneaux d’entrées d’agglomérations en zones rurales. En Charente-Maritime, un grand nombre de petits villages ont vu leurs panneaux d’entrée retournés et, des semaines plus tard, ils n’ont toujours pas été remis à l’endroit par des municipalités certainement soucieuses de témoigner leur solidarité avec les paysans.

Qu’en est-il du coût pour la collectivité de ces manifestations qui dégradent l’espace public, provoquent des heures de travail pour les services publics chargés de remettre en état portails de préfectures et hôtels de région transformés en réserve à purin ? Aucun article n’en parle, à l’opposé de la couverture médiatique ordinaire des manifestations où la moindre image de trottinette calcinée passe en boucle sur les chaînes d’info en continu. 

Parfois, le puissant syndicat FNSEA et sa branche jeune, les Jeunes Agriculteurs (JA) vont plus loin en s’en prenant aux personnes : en mars dernier, une centaine de tracteurs ont pénétré dans l’agglomération de La Rochelle, en Charente-Maritime, et les manifestants ont pu, en toute impunité, dégrader la maison du vice-président de Nature Environnement 17, une association écologiste impliquée dans la lutte contre les méga-bassines. C’est la deuxième fois que son domicile est attaquée , et la police n’a rien fait pour l’en empêcher. Son épouse a été injuriée, des inscriptions homophobes ont été faites dans la rue. Aux dernières nouvelles, aucun manifestant n’a été inquiété pour ces actes. La violence des agriculteurs ne fait l’objet d’aucune édition spéciale de BFM TV. On ne demande à personne, et surtout pas au président de la FNSEA, à l’initiative de ces actions, de « condamner les violences » . Et ces violences n’ont rien de nouveau : Basta Mag documente la succession d’actes de dégradation de l’espace public, mais aussi de maltraitance envers des animaux, commis par des agriculteurs mobilisés depuis 60 ans… Sans que cela ne scandalise grand monde. Pourquoi une telle impunité médiatique et policière ?

1 – Un groupe qui fait peur aux autorités

Ce qui est frappant dans les comptes-rendus de ces actions coups de poing, c’est la faiblesse des effectifs : les rassemblements violents d’agriculteurs en colère ne comptent généralement pas plus de 150 à 200 manifestants. Un si petit groupe peut facilement se faire balayer par n’importe quelle charge policière et c’est d’ailleurs ce qu’il se passe dans les autres types de rassemblements qui sont tenus très loin des bâtiments officiels. Mais les agriculteurs ont un atout de poids : leurs tracteurs. Ces engins sont toujours plus gros, grands et puissants, les cabines sont situées très en hauteur, de telle sorte qu’il est difficile d’en déloger leurs conducteurs. Dans les petites villes, les forces de police ne sont tout simplement pas équipées pour faire face à de telles machines. On se souvient que lors du mouvement des gilets jaunes, le véhicule le plus imposant utilisé par les manifestants était un chariot-élévateur envoyé s’encastrer dans la porte d’un ministère (une scène absolument réjouissante). Ces immenses tracteurs, symbole de la force mais aussi de la faiblesse des agriculteurs (car ils s’endettent tous énormément pour les acquérir), sont impressionnants et potentiellement inarrêtables.

Conçus pour se mouvoir sur tout type de sol, les tracteurs peuvent constituer d’impressionnants véhicules pour les autorités

Il est courant, lors d’un mouvement social, d’entendre quelqu’un espérer que le groupe des agriculteurs puisse faire pencher la balance du côté de l’insurrection.

Dans son “manuel d’insurrection”, Coup d’Etat, l’essayiste Juan Branco recommande aux insurgés “de province” de s’appuyer sur les agriculteurs et leurs puissants tracteurs pour mettre en échec la police et prendre d’assaut les préfectures, d’où ils pourront attendre patiemment les directives des révolutionnaires parisiens. Il est courant, lors d’un mouvement social, d’entendre quelqu’un espérer que le groupe des agriculteurs puisse faire pencher la balance du côté de l’insurrection. Il est vrai qu’au cours du XXe siècle, les mobilisations d’agriculteurs, toujours énergiques et misant sur le sabotage, la dégradation des biens et l’intimidation des pouvoirs publics, ont parfois rejoint le reste de la société dans ses revendications révolutionnaires. C’était le cas lors du mouvement contre l’installation d’une base militaire dans le Larzac dans les années 1970, mais aussi lors de mai 68. 

Pourtant, au printemps dernier, alors que la majorité de la population était très remontée contre la réforme des retraites et que les rues de France ont connu des records d’afflux de manifestants, en particulier dans les petites villes, les principaux syndicats d’agriculteurs, JA et FNSEA, n’ont pas appelé à rejoindre la mobilisation. En effet, dès la première tentative de réforme en 2019, Christiane Lambert, alors présidente de la FNSEA, exprimait son soutien au gouvernement. Depuis, les syndicats agricoles sont restés à l’écart de la mobilisation et, contrairement au reste de la population, ont plutôt obtenu des avancées en matière de retraites. Seule la Confédération paysanne, le syndicat qui regroupe les agriculteurs ayant plutôt une sensibilité écologiste et égalitariste, a rejoint la mobilisation, mais pour un effet moindre : en mars dernier, à Limoges, un seul tracteur, de petite taille (car la Confédération Paysanne défend le modèle de la ferme paysanne de taille plus modeste, et non les grandes cultures chères à la FNSEA), affrontait avec courage les lignes de CRS empêchant les manifestants de bloquer l’autoroute, le drapeau jaune de la Confédération Paysanne au vent.

Mais si les agriculteurs syndiqués auprès des JA et de la FNSEA bénéficient à ce point d’une impunité dans leurs actions, ce n’est pas uniquement parce qu’ils font peur aux policiers… c’est aussi parce que leurs revendications s’accordent parfaitement à la politique bourgeoise en matière agricole et alimentaire.

2 – Des revendications compatibles avec le macronisme

Dans les différentes manifestations qui se sont déroulées au cours des dernières semaines, les agriculteurs (terme problématique car il peut désigner à la fois les travailleurs d’une petite exploitation familiale endettée et d’immenses propriétaires prospères) ont mis en avant l’abandon dont ils estiment être l’objet de la part des pouvoirs publics et de la société dans son ensemble. Sur les pancartes des manifestants à Rennes on pouvait lire “France, veux-tu encore de tes paysans ?”, “la terre se laboure avec du savoir-faire, pas un ordinateur”, ou encore “on marche sur la tête”.

Il est vrai que la situation d’une partie des agriculteurs est critique : d’abord, c’est un groupe professionnel dont les effectifs diminuent, et qui peine à attirer un nouveau public. La moitié d’entre eux partiront à la retraite d’ici 2030, ce qui laisse présager la fin de toute une partie des exploitations agricoles et leur abandon ou leur intégration dans de plus grandes structures : les grandes exploitations sont désormais les plus nombreuses et assurent à elles seules 87% de la production. Ceux qui les dirigent n’ont vraiment plus rien de commun avec les 20% d’agriculteurs – la Confédération Paysanne préfère dire « paysans » – qui vivent sous le seuil de pauvreté. Ils sont souvent dans une situation d’indépendance fictive : certes, ils décident comment ils organisent leur journée de travail, mais la plupart vendent leur production à des coopératives ou des entreprises qui fixent elles-mêmes les prix, de telle sorte qu’ils subissent la conjoncture économique en permanence. C’est un secteur ultra subventionné par la Politique Agricole Commune (PAC) et c’est pourquoi l’interlocuteur privilégié des paysans est en réalité l’Etat.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Macron, la symbiose est totale entre la FNSEA et le gouvernement. En réalité, il n’y a pas de véritables points de crispation et de désaccords, puisque l’essentiel est partagé : l’absence de contraintes écologiques, la poursuite d’une politique agricole productiviste qui maintient pourtant une grande partie des paysans dans la misère et la dépendance des grands groupes

C’est la raison pour laquelle les préfectures et les délégations régionales du ministère de l’agriculture, comme les Directions Départementales des Territoires (DDT), sont prises pour cible lors de ces rassemblements : c’est l’Etat en tant que financeur qui est ciblé. Bien plus rarement sont pris d’assaut les sièges sociaux des industriels qui se font de belles marges sur le dos des paysans, comme Lactalis, dont le patron, Emmanuel Besnier, fait partie des plus grandes fortunes du pays, faisant littéralement son beurre sur le dos des producteurs laitiers qui sont eux particulièrement pauvres…

Lors de la dernière mobilisation en date, les JA et la FNSEA mettaient en avant des revendications visant la simplification administrative et la réduction des « normes ». Il s’agit principalement des normes environnementales et des taxes sur l’utilisation des pesticides ou de l’eau. Alors même que les paysans sont les plus exposés à la dangerosité d’un produit chimique comme le Glyphosate, les lobbies agricoles productivistes ont obtenu de l’Union Européenne le maintien pour 10 années de plus de ce désherbant phare produit par le groupe Bayer.  Pourtant, le Centre international de recherche sur le cancer considère, depuis 2015, le glyphosate comme « cancérogène probable »… qui va donc continuer de plomber la santé des paysans… Mais qu’importe, dans son communiqué portant sur la journée de mobilisation du 30 novembre, la FNSEA se réjouit de ce qu’elle considère comme une avancée. Elle a pu compter sur la complicité du gouvernement, puisque la France s’est abstenue sur cette question, faisant pencher la balance en faveur du prolongement de l’herbicide.

Depuis l’arrivée au pouvoir de Macron, la symbiose est totale entre la FNSEA et le gouvernement. En réalité, il n’y a pas de véritables points de crispation et de désaccords, puisque l’essentiel est partagé : l’absence de contraintes écologiques, la poursuite d’une politique agricole productiviste qui maintient pourtant une grande partie des paysans dans la misère et la dépendance des grands groupes, sont défendus par les macronistes… et les deux principaux syndicats agricoles.

3 – La FNSEA, un syndicat de paysans dirigé par des industriels

Et pourtant, les paysans auraient de quoi avoir envie d’aller plus loin que de balancer du fumier s’ils se retournaient réellement contre le gouvernement. Par exemple en dénonçant l’accord de libre-échange avec la Nouvelle Zélande qui est en train d’être conclu, et qui va augmenter la concurrence internationale en permettant l’importation à moindre frais de douanes de produits agricoles cultivés de l’autre côté de la planète. C’est à la fois un traité anti écologique et anti-social pour la paysannerie française. Et pourtant, sur cette question, la FNSEA demeure très polie : « Nous serons vigilants à ce que les secteurs de production sensibles que sont la viande bovine, la viande ovine et les produits laitiers ne soient pas victimes d’importations qui dérèglent les marchés, écrit le syndicat au sujet du traité de libre-échange. La Nouvelle Zélande continue à utiliser des produits tels que l’atrazine interdits en Europe. Il est indispensable que l’UE applique la réciprocité des normes, et que par des contrôles robustes aux frontières, le chapitre de l’accord dédié au développement durable ne soit pas qu’un miroir aux alouettes ! » Il y a une belle ambiguïté dans ce communiqué : la FNSEA ne rejette pas en bloc une concurrence internationale dont ses adhérents pâtissent et elle demande « la réciprocité des normes », sans préciser qui doit s’aligner sur qui… De telle sorte que le modèle ultra productiviste de l’agriculture néo-zélandaise pourrait être, pour la FNSEA, à imiter…

C’est cohérent avec le fonctionnement de la FNSEA : précisons tout d’abord qu’il s’agit d’un syndicat professionnel, donc pas un syndicat au sens des syndicats de salariés qui défendent des individus. Là il s’agit de défendre des entreprises, c’est-à-dire, dans le cas de la FNSEA, des exploitations agricoles. Or, alors qu’il est censé représenter tous les agriculteurs, dans leur diversité, la FNSEA est dirigée par des industriels. Son actuel président, Arnaud Rousseau, dirige aussi le conseil d’administration du groupe Avril, un groupe agro industriel international d’origine française spécialisé dans l’alimentation humaine, l’alimentation animale, l’énergie et la chimie renouvelable. Il possède des filiales comme Puget (huile d’olives), Lesieur ou Matines (les œufs). Le conflit d’intérêt est clair : cet homme est chargé de défendre des paysans que son propre groupe a plutôt intérêt à ne pas trop rémunérer, à diriger et à maintenir sous sa coupe.

Dans ces conditions, il n’y a rien d’étonnant à ce que la FNSEA dirige la colère des paysans pour obtenir une réduction des normes environnementales et un alignement sur une concurrence internationale plus productiviste. Ce faisant, elle défend un modèle agricole dominant qui sous-paye les agriculteurs, créé une souffrance au travail telle que les paysans sont beaucoup plus exposés au suicide que le reste de la population et détruit au passage nos campagnes et leurs écosystèmes, en exposant toujours plus la population aux catastrophes climatiques : par exemple, le lien entre la destruction des haies – nécessaire à une agriculture productiviste qui requiert des surfaces cultivables toujours plus étendues, laissant place à des tracteurs toujours plus imposants  – et la force et les dégâts des inondations est avéré. Or, il y a actuellement deux fois plus d’arrachage de haies qu’il y a dix ans car les paysans doivent mener la course à la productivité que leurs syndicats défendent…. 

Il ne s’agit pas d’établir un rapport de force en faisant peur au gouvernement et aux autorités locales mais d’une mise en scène masquant la réalité de négociations bien conciliantes entre industriels de l’agriculture et gouvernement. Dans cette pièce de théâtre, les agriculteurs et leurs tracteurs servent de figurants alors qu’ils sont toujours à la fin les dindons de la farce.

Une fois que l’on sait tout cela, on comprend mieux pourquoi les manifestations d’agriculteurs organisées par les JA et la FNSEA bénéficient d’une telle indulgence de la classe politique : ce sont des initiatives spectaculaires, certes, mais concertées et qui ne s’inscrivent pas dans une réelle conflictualité. Il ne s’agit pas d’établir un rapport de force en faisant peur au gouvernement et aux autorités locales mais d’une mise en scène masquant la réalité de négociations bien conciliantes entre industriels de l’agriculture et gouvernement. Dans cette pièce de théâtre, les agriculteurs et leurs tracteurs servent de figurants alors qu’ils sont toujours à la fin les dindons de la farce : Car ce sont eux qui respireront le glyphosate, qui subiront les inondations, la sécheresse, la concurrence internationale et l’endettement pour tenir le rythme impossible du productivisme prôné par leurs « représentants ». Une fois le fumier entassé par leurs troupes, les huiles de la FNSEA ont déjà obtenu gain de cause dans des négociations en coulisse menée certainement depuis très longtemps : mardi 5 décembre, loin du purin mais entourés de beaux fumiers, ils rencontraient Elizabeth Borne à Matignon et annonçaient, à leur sortie, l’abandon de la hausse de taxes sur les pesticides et l’eau.  il s’agissait de taxes visant à mieux financer les agences de l’eau, qui participent à la gestion de la qualité et de la quantité d’eau sur un territoire. Une mesure de bon sens au moment où le pays a connu deux années de suite d’intenses sécheresse, et alors que l’agriculture productive est l’un des secteurs les plus consommateurs d’eau.

Les pontes de la FNSEA, gros agriculteurs et gros industriels, ont pu compter sur le zèle des petits agriculteurs endettés pour masquer leur entente cordiale avec le gouvernement. En attendant, c’est l’ensemble de la société qui va payer les dégâts de leurs actions violentes et surtout, dans les années à venir, la catastrophe écologique et sociale que provoque le maintien à tout prix de l’agriculture productiviste et concurrentielle en France comme dans le reste du monde.


Nicolas Framont