logo_frustration
U

Des défilés à presque 2 millions de manifestants, des grèves très importantes dans les transports ou l’industrie pétrolière, un mouvement de grève soutenu par 60 % à 70 % des Français : le rejet de la réforme des retraites apparaît comme le ferment d’une mobilisation massive et exceptionnelle par son ampleur.

Pour autant, beaucoup sont fermement opposés à la réforme sans faire grève ni se rendre en manifestation. Tous ont des raisons légitimes, que nous avons souhaité connaître et faire partager. Avec quelques pistes pour participer à la mobilisation.

Les difficultés financières

D’après les nombreux témoignages que nous avons reçus, la raison principale est bien souvent financière : Xavier, qui sort d’une longue période de chômage et « ne travaille que 8 h par semaine » ; Sam, cadre dans le privé pour qui « faire grève signifierait de devoir faire [ses] activités quand même, tout en perdant un jour de salaire » ; Stéphanie qui est chez elle « la seule à être en mesure d’assurer le paiement du loyer, des factures » … Les histoires sont singulières, les contraintes partagées.

« Aujourd’hui, une journée de grève fait vraiment très mal »

L’inflation a fait diminuer les salaires et a largement érodé l’épargne des salariés qui ont la chance d’en avoir une. D’après l’INSEE, les ménages français auraient perdu 720 euros entre janvier 2021 et juin 2022. Aujourd’hui, « une journée de grève fait vraiment très mal » constate Arthur, salarié depuis trois ans mais qui a « déjà du mal à finir les mois avec un salaire complet ». Le gouvernement en est pleinement conscient et l’occasion était trop belle pour ne pas la saisir.

Pour y faire face, la constitution de caisses de grève au niveau de l’entreprise peut permettre de compenser tout ou partie de cette perte de salaire. La solidarité, nous le verrons dans la suite de cet article, soude bien souvent les travailleurs et permet de faire face efficacement aux pertes de salaire.

Ne pas être en position de faire grève utilement

Pour d’autres, c’est la possibilité ou l’intérêt de faire grève qui est remise en cause par la nature même de leur travail : Gaëlle, chargée de diffusion et de communication dans une compagnie de théâtre, est très opposée à la réforme des retraites qu’elle « trouve profondément injuste et sexiste ». Pourtant, elle n’est pas allée manifester lors des derniers jours de mobilisation, avant tout par solidarité avec son employeur :

« Je travaille dans une petite structure associative, une compagnie de théâtre, qui joue régulièrement en milieu scolaire et donc en journée. Chaque euro compte puisque les salaires des permanentes sont financés en partie par l’achat de dates… Je ne peux donc pas me permettre, comme mes collègues artistes, techniciens et techniciennes, administratrices, d’annuler une représentation pour venir participer aux manifestations. »

Calhoun, auteur de bande dessinée, se trouve « dans l’impossibilité de faire grève » lui aussi : « J’accumulerai un retard qui ne pénaliserait que moi, la date pour finir de dessiner mon livre sur le contrat d’édition ne changeant pas en fonction d’éventuelles grèves, arrêts maladie ou autres. »

Pour participer à la mobilisation, Nabil, régisseur de spectacle, « donne son salaire des jours travaillés pendant les grèves à des caisses de grève ».

L’environnement professionnel et la culture d’entreprise : des freins puissants à la mobilisation

Parfois, c’est l’environnement professionnel dans lequel on travaille qui est un frein à la mobilisation. Pour Loïc, consultant dans un cabinet de conseil, la situation est aussi un vrai casse-tête : même s’il « soutient la mobilisation et les grèves, dans tous les secteurs », il n’a pas lui-même fait grève et n’est pas allé manifester. « C’est essentiellement la culture d’entreprise qui joue. Il n’y a jamais eu grève, ou quasiment jamais dans ma boîte » constate-t-il.

Dans la relation avec ses collègues, faire grève dans une entreprise qui n’en a pas l’habitude n’est pas un acte anodin. Arthur, chargé de mission pour une chambre d’agriculture, considère que faire grève aurait un impact sur le long terme dans la relation qu’il entretient avec ses supérieurs : « Je suis en période d’essai. Si je fais mes preuves, que je me montre important pour la structure, à terme j’aurai plus de libertés et je serai moins encadré. Faire grève dans ce contexte, ce ne serait pas très bien vu par la hiérarchie. Surtout qu’en étant seul, ce serait se rendre visible à leurs yeux. »

Outre la formation syndicale et la participation à la vie de cette organisation, l’adhésion à un syndicat permet de se sentir entouré, dans sa vie professionnelle comme dans son engagement politique.

Tombés en désuétude depuis quelques années, les syndicats semblent regagner une inattendue popularité à l’occasion des mobilisations de ce début d’année 2023. Leur rôle, lui, n’a pas changé et est absolument essentiel. Dès lors, même si se syndiquer n’aiguise pas forcément la bienveillance de votre hiérarchie, cette action peut avoir de nombreux avantages. Outre la formation syndicale et la participation à la vie de cette organisation, l’adhésion à un syndicat permet de se sentir entouré, dans sa vie professionnelle comme dans son engagement politique. Si votre entreprise ne dispose pas de syndicats, notamment dans les TPE, vous pouvez vous rapprocher d’une union de syndicats (union locale, départementale, fédération) qui jouera le même rôle. Enfin, libre à vous de créer un syndicat ou une section d’une grande fédération dans votre boîte : il suffit d’être deux !

Télétravail, vidéoconférence : les nouvelles formes d’organisation du travail sont-elles favorables à la grève ?

Les nouvelles formes d’organisation du travail influencent aussi la façon de se mobiliser. Loïc estime ainsi que « ces grèves sont moins subies par les salariés avec la généralisation du télétravail », essentiellement chez les cadres du secteur tertiaire. Peut-être faut-il y voir un élément expliquant la forte popularité du mouvement, sans pour autant que celui-ci se traduise dans la rue.

Le télétravail permet à ce titre de s’absenter quelques heures et d’aller manifester, sans se mettre en grève. Une icône « occupé » sur Teams ou Zoom et vous passerez au contraire pour ce collègue submergé par les call, en train de focusser sur le process que le CEO vous a demandé ASAP [bullshit intraduisible], of course. En fait, vous serez sans doute dans la fumée des merguez, derrière de grosses enceintes crachant tout ce que Zebda a fait de pire. En manif quoi.

« On a été trois à oser aller demander, dans un milieu où ce n’est pas évident. C’est l’effet de groupe qui a été le déclic : on en a parlé et on s’est dit que c’était le moment »

Léa, chargée de diffusion dans une agence de production de spectacles, ne s’est pas rendue à la manifestation du 19 janvier. Mais avec deux collègues, elle est allée dans la rue lors de la deuxième journée de grève, mardi 31 janvier. « On a nous-même été un peu surprises. Mais en même temps, au bureau, tout le monde nous a soutenues. On a été trois à oser aller demander, dans un milieu où ce n’est pas évident. C’est l’effet de groupe qui a été le déclic : on en a parlé et on s’est dit que c’était le moment ». Reste qu’à en parler autour de soi, essayer de convaincre quelques amis et qui sait, peut-être ne serez-vous plus le ou la seule gauchiste de votre boîte.

Toutefois, les jours de manifestation suivants, les trois collègues ne sont pas retournées dans la rue. « Peut-être un peu de gêne de se dire que l’on ne va pas travailler toute une journée. Surtout dans un milieu où ce n’est pas une habitude ».

La culpabilité est un moyen, parfois implicite, mais toujours efficace de faire rentrer tout le monde dans le rang. Pour s’en protéger, il faut alors rouvrir son petit Marx illustré à l’entrée « plus-value » pour se rendre compte que, si un employeur vous emploie, c’est que vous lui rapportez plus que ce qu’il vous paie. De quoi déculpabiliser de passer une journée à défendre ses droits !

Que faire si on ne peut pas (dans l’immédiat) faire grève ?

Le capitalisme sait donc mettre de nombreuses barrières, insidieuses et graduelles, à la liberté de faire grève.  C’est un droit constitutionnel mais il n’est que théorique. Alors comment faire si on se trouve dans une des situations décrites précédemment ?

1 – Inciter et encourager son entourage à soutenir et rejoindre la grève : 

La grève reste, en raison de la faiblesse de la syndicalisation en France, un mode d’action méconnu. N’hésitez pas à en parler à votre entourage, par exemple en leur rappelant comme il est simple de se mettre en grève, tout est expliqué dans notre tuto à lire ici.

2 – Donner aux caisses de grève : 

Si vous trouvez que vous mettre en grève n’aurait aucun impact, ou reste impossible, il est possible de donner l’équivalent d’une journée de salaire (ou moins, ou plus) aux caisses de grève. La caisse nationale de solidarité gérée par la CGT et Sud-PTT, selon des critères de transparence définie dans une charte, est la première caisse nationale. Nous expliquons tout sur le fonctionnement de la caisse de grève ici.

3 – Ralentir le rythme, discuter à la pause, saboter votre travail : 

La grève n’est pas la seule façon de contribuer au ralentissement de l’économie capitaliste ni de mettre les patrons en PLS. Il existe de nombreuses autres façons, plus officieuses, de nuire à la productivité de son entreprise, voire à carrément en altérer le fonctionnement : notre tuto sabotage est à lire ici. Faites des journées de grève une fête sur votre lieu de travail : faites durer la pause déj, papoter grève avec vos collègues, empêcher que ce soit une journée normale.

4 – Préparer la prochaine grève : 

Si votre lieu de travail ne bénéficie pas de représentant du personnel ou de section syndicale, c’est un vide à combler. Faites comme toutes celles et ceux qui rejoignent massivement les syndicats en ce moment, ou construisez un collectif de collègues à même d’organiser la prochaine grève.


Gabriel Gérardin