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Chaque année, la presse célèbre un résultat très marquant de la politique macroniste : l’apprentissage est en plein boom. En 2023, « la barre symbolique du million de jeunes en apprentissage a été franchie » nous informe Le Parisien en illustrant son article d’une photo de jeune femme assise en tailleur, souriante et les bras levés et les doigts en « V » pour célébrer ce triomphe. Il faut dire que le contribuable a payé cher pour atteindre ce chiffre : puisque chaque employeur reçoit 6000 euros par apprenti embauché, l’État dépense environ 15 milliards d’euros par an pour mener cette politique. Et pourquoi faire ? Est-ce une bonne nouvelle qu’une grande partie des jeunes générations arrivent sur le marché du travail durant une période de stage ? Qu’y apprennent-ils vraiment ? Qui bénéficie réellement de cette politique ?

1 – Pourquoi l’apprentissage explose

En 2018, la loi dite « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » a permis de profonds changements alors qu’elle est passée, sur le moment, inaperçue. C’est parce que cette loi existe que le gouvernement a pu affaiblir brutalement l’assurance-chômage. C’est cette loi qui a libéralisé la formation professionnelle et provoqué l’augmentation des arnaques pour les salariés en désir de reconversion. Et c’est cette loi qui a provoqué l’augmentation considérable du nombre d’apprentis en France. Les apprentis sont des jeunes qui, pour obtenir un diplôme, se forment en alternance, c’est-à-dire en travaillant pour une entreprise sensée les former et accompagnés par un organisme de formation. Entre 2017 et 2022, le nombre de nouveaux contrats d’apprentissage signés est passé d’un peu plus de 320 000 à 837 000. En 2023, on aurait donc atteint le million.  

Cette augmentation a principalement été obtenue grâce à de la distribution d’argent public au patronat français : pour chaque contrat signé, la première année, les entreprises privées ont touché entre 5000 et 8000 euros d’aide à partir de 2020. Désormais, une aide unique de 6000 euros leur est octroyée. Concrètement, et puisque la rémunération des apprentis est très basse, cela signifie qu’embaucher un apprenti de moins de 18 ans ne coûte pas un centime aux entreprises la première année : le contribuable paye tout à la place du patron. Sur ce site de promotion de l’apprentissage, on apprend ainsi que la dépense publique permet au patronat de dépenser un minimum pour rémunérer ses apprentis. Même la troisième année, cela coûte nettement moins cher que d’embaucher un salarié au SMIC. Il faut ajouter à ça le fait que les contrats d’apprentissage sont largement exonérés de cotisations patronales : concrètement, ça ne coûte quasi plus rien d’embaucher un apprenti.

Les critères pour en bénéficier sont inexistants : n’importe qui peut embaucher des apprentis, et l’explosion du nombre de contrats signés rend les conditions d’encadrement de plus en plus douteuse, nous y reviendrons. La seule obligation des entreprises est de nommer un « maître de stage ». 

Comment fonctionne l’apprentissage en France ? Il est ouvert aux jeunes à partir de 14 ans (s’ils ont 15 ans entre la rentrée scolaire et le 31 décembre) et jusqu’à 34 ans – cette limite tardive a été mise en place par les macronistes. On est apprenti dans le cadre d’une formation diplômante, et celle-ci varie selon la structure dans laquelle on se trouve. Le schéma qui se répand le plus est celui de l’apprentissage en Centre de Formation des Apprentis (CFA) qui prépare à plusieurs types de diplômes (certificat d’aptitude professionnelle (CAP), brevet d’études professionnelles (BEP), bac professionnel, brevet de technicien supérieur (BTS)). Un apprenti en CFA passe la majorité de son temps à travailler en entreprise.  Ce système est concurrent du lycée professionnel, où la formation scolaire a plus de place et où les jeunes ont le statut d’étudiant et pas celui de salarié.

Concrètement, et puisque la rémunération des apprentis est très basse, cela signifie qu’embaucher un apprenti de moins de 18 ans ne coûte pas un centime aux entreprises la première année : le contribuable paye tout à la place du patron.

Les lycées pro dépendent de l’Éducation Nationale tandis que les CFA sont gérés par les régions en partenariat avec les Chambres de Commerce et d’Industrie et les entreprises locales. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que le gouvernement de Macron encourage pleinement l’apprentissage au détriment des lycées professionnels : il s’agit de mettre la jeunesse au service du patronat, en priorité. Le MEDEF est un chaud partisan du développement de l’apprentissage, et encourage le gouvernement à continuer de faire payer les contribuables à la place des entreprises. Parallèlement à ça, les lycées professionnels sont régulièrement menacés de réformes visant à réduire le nombre d’heures d’enseignement pour augmenter considérablement la place des stages dans la scolarité des jeunes.

Il est important de noter que l’apprentissage explose aussi pour les jeunes qui se forment à bac+2 et plus : de très nombreuses formations proposent du temps passé en entreprise. Cela arrange fortement ces dernières, qui disposent ainsi d’une main d’œuvre de plus en plus qualifiée gratuitement mais cela fait aussi le beurre des organismes de formation qui n’ont pas à assurer beaucoup de dépense d’enseignement, puisque ce sont les entreprises qui s’en chargent (ou prétendent s’en charger). Il faut noter qu’un beau business se développe côté formation : l’État subventionne aussi les CFA, et depuis la loi de 2018, ces derniers peuvent être des organismes de formation privés, comme les autres. Ce qui a permis à des grandes entreprises d’ouvrir leur propre CFA, à la fois lucratif et leur permettant de former directement leur main d’œuvre, tout en étant subventionné : l’Oréal a ainsi ouvert son propre centre en 2019, après Accor, Korian ou encore Sodexo.

Enfin, les causes de l’augmentation de l’alternance sont à chercher du côté des jeunes : alors que leur paupérisation augmente, que les files d’attentes devant les distributions alimentaires s’allongent, travailler dans le cadre de ses études permet de les poursuivre. Pour les familles les plus pauvres, envoyer son enfant, dès ses 15 ans, en CFA, permet d’apporter des revenus supplémentaires au foyer et d’éviter les frais liés aux études. C’est le triste résultat de la politique macroniste : pour avoir la « liberté de choisir son avenir professionnel », comme le disait le titre mensonger de la loi qui a rendu tout cela possible, il faut naître dans une famille à l’aise financièrement. Si ce n’est pas le cas, alors on peut bosser dans le cadre salarial dès son adolescence.

2 – Les abus explosent aussi

Nous ne sommes pas passés de 300 000 à un million d’apprentis en 6 ans simplement parce qu’un beau matin de nombreux patrons se sont découverts une vocation pédagogique. Toutes les études, notamment celle de la Cour des Comptes, montrent que c’est bien la prise en charge par l’Etat de l’apprentissage qui a provoqué un effet d’aubaine et incité les employeurs à recourir à cette main d’œuvre gratuite. Après tout, pourquoi s’en priver ?

Et puisque les critères sont inexistants et que le seul encadrement provient d’organismes de formation souvent privés et peu scrupuleux (et cogérés par le patronat via les Chambres de commerce et d’industrie, dans le cas des CFA), les abus explosent. Selon une étude de l’Observatoire de l’Alternance, un organisme patronal, 27% des alternants sondés déclarent ne pas avoir eu de tuteur pendant leur contrat de travail, ce qui est totalement illégal. Et seules 40% des entreprises sondées déclarent former leur tuteur. Une proportion qui chute à 28% dans le commerce. 

Concrètement, de nombreux jeunes en apprentissage assurent des postes qui devraient être occupés par des salariés en CDI. Les témoignages recueillis par le site Welcome to the Jungle le confirment : « J’ai signé un contrat d’apprentissage pour un poste de ‘’chargé de communication’’ chez un restaurateur qui venait d’ouvrir » raconte une alternante qui finit par se rendre compte qu’elle était en fait « devenue équipière polyvalente. J’ouvrais la boutique, j’épluchais les légumes, je préparais les sandwichs et je vendais les produits. Cela n’avait rien à voir avec mes études.” Son CFA n’a rien fait pour l’aider et a été réticent à mettre fin au contrat : logique, cela fait perdre de l’argent à l’organisme privé, dont les subventions dépendent de la poursuite du parcours.

La presse mainstream célèbre chaque année les nouveaux chiffres de l’alternance sans s’interroger sur ses causes ni sur ses effets

Mais les abus peuvent être encore plus dramatiques : les apprentis sont ainsi de plus en plus nombreux à être touchés par des accidents du travail, parfois mortel, comme le souligne Mathieu Lépine, qui, dans son livre « l’Hécatombe invisible » alerte sur les mauvaises conditions de travail des jeunes en alternance et leur exposition à des risques. Rien qu’en 2019, 10 000 apprentis ont connu un accident du travail. En Suisse, on estime que les apprentis ont un risque d’accident du travail 50% plus élevé que les autres travailleurs. Christian Sauce, enseignant en lycée professionnel à la retraite en lanceur d’alerte, énumérait récemment les titres macabres de la presse régionale qui soulignent l’horreur de la mort au travail à 15 ou 17 ans : « Dans l’Aude, un apprenti boulanger a eu la main écrasée dans une machine à 5 h du matin » ; « Un apprenti de 18 ans sérieusement blessé dans un atelier de métallerie à Saint-André de Cubzac » ; « Nanterre : un jeune apprenti (15 ans) brûlé dans un accident du travail » ; « Rive-de-Gier : le bras d’un jeune apprenti boucher happé par une broyeuse » ; « Albiac : la main d’un apprenti agricole de 17 ans prise dans un semoir » ; 

Selon une étude de l’Observatoire de l’Alternance, un organisme patronal, 27% des alternants sondés déclarent ne pas avoir eu de tuteur pendant leur contrat de travail. Et seules 40% des entreprises sondées déclarent former leur tuteur. Une proportion qui chute à 28% dans le commerce. 

L’ensemble de ces accidents illustre la réalité de l’apprentissage dans de nombreux secteurs : des jeunes gens qui travaillent dur, qui ne sont pas encadrés, dont les entreprises ne sont jamais soumises au contrôle des CFA ou autres organismes de formation, où l’Éducation Nationale n’a plus son mot à dire, et qui ont des accidents graves faute d’expérience et de protection. Pour Christian Sauce, “quand un système de formation se transforme rapidement en système de production, avec rentabilité immédiate, il ne faut pas s’étonner de tels résultats”. Le sort de cette jeunesse indiffère la grande presse et la plupart des politiques. On se félicite des chiffres de l’apprentissage sans examiner la réalité parfois tragique qu’ils recouvrent.

3 – Travail à 15 ans pour les pauvres, études longues et choix de vie pour les riches

A 16 ans, V. a été envoyé en apprentissage. Ses résultats scolaires étaient médiocres, sans plus, mais sans doute suffisamment pour être « classé » par ses professeurs comme un garçon « pas scolaire ». Le fait d’avoir un père marocain avait certainement joué un rôle dans ce processus. Un ami, dont les parents sont nés en Algérie, me racontait comment lui et ses sœurs, systématiquement, avaient été poussés à quitter l’enseignement général dès leur plus jeune âge, alors que leurs résultats scolaires étaient plus que corrects. 

V. a intégré une formation souvent décrite comme « d’excellence » parmi les études professionnalisantes. Les bourgeois et les politiques en disent d’ailleurs le plus grand bien et n’hésitent pas à l’ériger en modèle de la formation des jeunes prolétaires : il s’agit des Compagnons du tour de France. Il s’agit d’une institution ancestrale d’apprentissage et de formation aux arts et métiers manuels et techniques, qui comporte des CFA et un lycée professionnel hybride situé dans le Jura, où les jeunes bénéficient d’un encadrement scolaire puis de stages chez des artisans où ils sont pris en charge de façon paternaliste. L’institution les fait voyager de stage en stage dans tout le pays, d’où son nom. Ils sont formés dès leur adolescence à un métier avec une certaine fierté et rigueur qui font la réputation des Compagnons. Sauf que V. ne savait pas quel métier il souhaitait faire. Et il n’avait pas envie d’être chaudronnier toute sa vie. Logé chez son maître de stage durant ses semaines de travail, il était soumis à un « cadre rigoureux », chose que la bourgeoisie adore pour la jeunesse populaire. Il s’est par exemple vu privé de skateboard, son passe-temps favori, jugé peu convenable. Depuis, après une période durant lequel il a été assez malheureux, il a pu quitter cette formation et reprendre des études plus classiques.

A 15 ou 16 ans, la plupart des jeunes ne savent pas ce qu’ils veulent faire de leur vie. Le plus souvent, ils ont envie de jouer aux jeux vidéos, de discuter avec leurs amis, d’avoir leurs premiers éveil sexuels et amoureux, ils s’ennuient pas mal, aussi. Ils font chier leurs parents, certainement. Mais les moins aisés d’entre eux n’ont pas cette chance : alors que leurs amis lycéens vivent leur vie, eux sont déjà des salariés. Ils doivent déjà se lever tôt le matin, ils sont déjà exposés à des risques professionnels et ils ont déjà un chef. Il n’y a pas de hasard sociologique en matière d’apprentissage : le ministère de l’éducation nous apprend qu’ “Alors qu’ils représentent 37 % de l’ensemble des élèves entrés en CP en 2011, les jeunes d’origine sociale défavorisés sont 66 % parmi les jeunes qui s’orientent vers un CAP sous statut scolaire et 56 % parmi ceux qui s’orientent vers un CAP en apprentissage”. La même étude nous apprend que les jeunes ruraux ont bien plus de chance d’être orientés en apprentissage que les jeunes de centres-villes. 

Coiffeuse depuis ses 16 ans, salariée qui trimait “pendant que mes amis faisaient la fête”, elle est confrontée, à 35 ans, à la difficulté de changer de voie, en l’absence de formation générale.

Plus on s’élève socialement, moins on subit une orientation professionnelle précoce : la jeunesse de Gabriel Attal qui, comme tous les macronistes, célèbre le boom de l’apprentissage, s’est faite au sein de l’École Alsacienne un établissement parisien élitiste où la culture, les voyages, l’éveil intellectuel et la diversité des expériences sont encouragés. Bruno Le Maire, le ministre de l’économie qui reconduit chaque année les aides à l’apprentissage, a été étudiant jusqu’à ses 28 ans. Il n’a jamais travaillé durant tout ce temps. Il se cultivait, il cherchait sa voie.

L’apprentissage n’est pas une chance pour la jeunesse. D’abord, c’est une nouvelle réserve de main d’œuvre gratuite ou à prix cassé pour le patronat. Ensuite c’est une main d’œuvre docile, que l’on forme à devenir les salariés soumis du futur. Des salariés qui n’auront pas pu choisir leur vie et dont la formation très spécialisée les enchaîne à un secteur professionnel. Pas de « liberté de choisir son avenir professionnel » pour eux : ils doivent accepter leur vie telle qu’elle est. Une coiffeuse, salariée d’un secteur où la formation en apprentissage est quasi systématique, me racontait son dépit face à son absence de perspective d’évolution : coiffeuse depuis ses 16 ans, salariée qui trimait “pendant que mes amis faisaient la fête”, elle est confrontée, à 35 ans, à la difficulté de changer de voie, en l’absence de formation générale. Sa seule perspective pour échapper au salariat et aux maigres salaires en vigueur dans son secteur est d’ouvrir son propre salon de coiffure, ce qu’elle va tenter de faire cette année. Pour elle, “la liberté de choisir son avenir professionnel” a été inexistante : c’était un luxe qu’elle ne pouvait pas se payer.

L’augmentation de l’apprentissage n’est pas une réussite qui doit être célébrée. C’est une immense régression sociale. Avec le recul, et face aux dégâts sociaux que cela aura provoqué, nous réaliserons bientôt qu’il s’agit là d’une des pires attaques de la bourgeoisie contre le monde du travail et la jeunesse.


Nicolas Framont


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