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Les fêtes de fin d’année, et en particulier le repas de Noël, sont des rendez-vous familiaux qui apparaissent comme fatigants, usants voire, pour beaucoup, déprimants. Progressivement, la parole se libère et le ras-le-bol vis-à-vis de ces rituels s’exprime. On assiste par ailleurs, ces dernières années, à des phénomènes montants qui menacent l’intégrité de la famille traditionnelle : l’augmentation du nombre de divorces, la baisse de celui des mariages mais aussi et surtout des naissances, en France comme ailleurs en Europe. De plus en plus de gens n’appartiennent plus à des formes familiales typiques (couple hétérosexuel avec enfants) mais ils en souffrent encore fortement car ils subissent des pressions et injonctions sociales dont les fêtes de Noël sont souvent le point d’orgue. Parallèlement à ça, la mise au jour des violences sexuelles envers les enfants et envers les femmes et le rôle absolument central que la famille y joue est venue briser un mythe : celui de la famille comme lieu sûr et protecteur. Face à cette révolution à bas bruit, les mouvements conservateurs et réactionnaires ont fait de la protection et de la valorisation de la famille et des “valeurs familiales” le cœur de leur discours. Face à ces idéologies, il existe peu de discours critiques, accessibles et clairs, de la famille. Beaucoup de gens souffrent de leurs relations familiales sans parvenir à mettre des mots sur ce qui leur pose vraiment problème. Alors, après le repas de Noël, que faire de la famille ?

Le repas de Noël, rituel familial oppressant mais incontournable

À l’approche de Noël, je ne compte plus le nombre d’amis, collègues ou connaissances qui me font part de leur anxiété. Contrairement à un cliché répandu sur les réseaux sociaux, la plus grande peur n’est pas de réveiller le fameux “oncle raciste” ou d’avoir un débat politique tendu sur les compétences de François Bayrou à diriger le pays (dans la plupart des classes sociales, Macron et ses sbires ont fait l’unanimité contre eux), mais de subir des remarques, brimades ou sous-entendu sur son mode de vie, ses choix conjugaux ou professionnels, son orientation sexuelle…  Cette fête chrétienne, désormais largement laïcisée, est une source de stress financier, de pression sociale, de peur de vexer, de s’ennuyer ou d’assister à des conflits. 

“Je me suis senti comme une alien” m’a raconté Chloé*, qui fait partie de la masse de plus en plus conséquente d’adultes qui ont choisi de ne pas devenir père ou mère et qui subissent de plein fouet ce rituel social qui célèbre principalement les enfants, et donc leurs parents.

Pour toutes les personnes dont la situation conjugale ou professionnelle ne correspond pas aux attentes familiales, ces journées de fêtes sont des moments particulièrement difficiles à vivre. Pour les personnes aux faibles revenus, le rituel des cadeaux devient vite un cauchemar. Pour les personnes fraîchement séparées ou divorcées, le repas de Noël vient sanctionner le déclassement social que leur nouvelle situation présente. Pour contrer cette pression à la vie conjugale, certains auraient même tendance à se mettre en couple à cette période de l’année, selon toute une partie de la presse dite féminine qui parle de “Snow globing”. C’est un sujet dont j’ai eu l’occasion de parler avec pas mal de personnes qui, comme moi, étaient fraîchement séparées : au moment de Noël, le sentiment d’échec augmente. Soit on ressent soi-même la honte de venir seul en famille, soit ses membres prennent le soin de nous rappeler notre nouveau statut.

Clémence* me racontait comment, après s’être séparée du père de ses enfants, elle avait immédiatement hérité du matelas gonflable pour la nuit de Noël. Pour mon ami Aldo*, son célibat à un âge mûr est une source de plaisanterie permanente de la part de ses frères et sœurs. Il continue, des décennies après la fin de son adolescence, à être le “vilain petit canard” de son importante fratrie. “Je me suis senti comme une alien” m’a raconté Chloé*, qui fait partie de la masse de plus en plus conséquente d’adultes qui ont choisi de ne pas devenir père ou mère et qui subissent de plein fouet ce rituel social qui célèbre principalement les enfants, et donc leurs parents. Pour les personnes trans, bi ou homosexuelles, les fêtes de famille sont un lieu menaçant, où leur situation est, dans bien des cas, dénigrée ou, dans les meilleurs cas, ignorée avec embarras. Les troubles psychiques des personnes qui en souffrent en temps normal augmentent avec les fêtes, et leur posture en retrait des réjouissances les marginalise du groupe.

A Saintes comme dans toutes les villes de France, un budget conséquent est consacré à entretenir la « féérie de Noël ». Ici la fameuse boule de Noël que les couples peuvent traverser en se tenant la main.

Au fur et à mesure des années, les articles de presse se multiplient pour évoquer avec une pointe d’ironie ce que les journalistes appellent la “natalophobie” ou “phobie de Noël”. Ils citent les nombreuses études qui pointent l’augmentation de la détresse psychique à l’approche des fêtes. Y sont évoqués pêle-mêle le stress d’offrir des cadeaux, mais aussi d’en recevoir (en France ils sont de plus en plus souvent revendus dès le lendemain des fêtes), celui de rouvrir des conflits familiaux ou, plus intéressant, le décalage entre les attentes liées aux fêtes et ce qui se produit vraiment.

C’est à Noël que l’on raconte où l’on en est de sa vie, de son couple, de ses revenus. La remise des cadeaux et la quantité de nourriture que l’on peut amener à table en dit long sur son aisance financière, tout comme la voiture garée dans la rue, les gestes tendres (ou hostiles) avec son ou sa conjointe traduisent l’état de son couple. C’est aussi un moment fatidique pour les jeunes parents qui subissent de multiples remarques sur l’éducation de leurs petits, dont l’absence de tempérance face à l’ouverture des cadeaux fera l’objet de commentaires au moment du café… 

Dans la conception chrétienne de Noël, cet événement commémore un événement heureux : celui de la naissance d’un prophète dont la vie, racontée dans le Nouveau testament, est émaillée de petits miracles et de remarquables démonstrations d’amour et de pardon. Ma grand-mère, catholique à sa façon (elle a voté Arlette Laguiller toute une partie de sa vie), me racontait que ce jour était essentiel car il rappelait que Dieu nous aimait, et plus largement – c’est son interprétation – qu’il rappelait la place de l’amour dans nos vies. Laïcisée, commercialisée, la fête de Noël a conservé, dans la plupart des pays, cet aura de bienveillance et de chaleur humaine. Dans les rues de ma ville, Saintes, les guirlandes lumineuses sont rehaussées par des chansons de Noël diffusées à plein régime par des haut-parleurs dans tout le centre-ville, tandis que sur les principaux monuments sont projetés des décor féériques. Noël nous est imposé en intraveineuse, tandis que les chaînes de télévision diffusent, depuis les années 1990, de sempiternelles téléfilms de Noël états-uniens dont les péripéties se concluent toujours par la conversion de personnes allergiques aux fêtes en défenseurs acharnés de la famille, de la dinde aux marrons et des maisons individuelles. Face à cette ambiance survoltée de bonheur familial imposé, la solitude, les conflits et le fait de se sentir déviant face aux modèles dominants est vécu d’autant plus violemment par toute une partie de la population.

« Le père Noël est une ordure » n’est pas tant une critique des rituels de fin d’année qu’une satire cynique de la mesquinerie humaine

“L’esprit de Noël” n’est pas ce que l’on nous raconte, et je ne suis pas le premier à le dire, loin de là. La comédie à succès Le père Noël est une ordure insistait déjà, en 1982, sur l’hypocrisie de cette fête du partage et de l’amour où chacun poursuivait en fait son égoïsme et ses petites obsessions. Mais ce film cynique, qui contribue grandement à ce bon vieux discours sur la “connerie humaine”, ne cerne pas selon moi la spécificité de Noël : si ce moment est aussi lourd et pénible pour beaucoup, ce n’est pas parce que les individus sont foncièrement méchants et hostiles. C’est parce que ce moment familial imposé est d’abord un rituel de conformité : c’est le moment où, qu’on le veuille ou non, chacun est passé au scanner des membres de sa famille, ou se sent exposé (quand bien même on l’est activement ou pas). C’est à Noël que l’on raconte où l’on en est de sa vie, de son couple, de ses revenus. La remise des cadeaux et la quantité de nourriture que l’on peut amener à table en dit long sur son aisance financière, tout comme la voiture garée dans la rue, les gestes tendres (ou hostiles) avec son ou sa conjointe traduisent l’état de son couple. C’est aussi un moment fatidique pour les jeunes parents qui subissent de multiples remarques sur l’éducation de leurs petits, dont l’absence de tempérance face à l’ouverture des cadeaux fera l’objet de commentaires au moment du café… 

Mon ami Peter* a franchi le cap cette année, en passant Noël seul, très heureux, après avoir enduré les protestations de sa mère, gardienne du temple des traditions familiales. Pour elle, comme pour beaucoup de parents, cela ne suffit pas de se voir le reste du temps : il faut se voir à Noël. La tradition semble constitutive même de l’existence de la famille en tant que famille.

C’est un moment où le groupe existe, qu’on le veuille ou non, et où l’on retrouve les rôles familiaux dont on croyait s’être émancipés, ou pas. Malgré de timides évolutions ces dernières décennies, la plupart des familles comportent une division des rôles genrés, une hiérarchie entre le père et la mère, mais aussi, souvent, entre les frères et sœurs. Cela me frappe comme, des décennies après leur entrée dans l’âge adulte, des personnes continuent d’en vouloir à leurs frères ou sœurs pour de supposés privilèges dont ils auraient disposé durant l’enfance, ou ressentent une frustration encore très vive face à des inégalités vieilles de parfois 50 à 60 ans ! Et ces sentiments négatifs ressurgissent au moment des rituels familiaux. Face à cette expérience négative, étouffante ou dérangeante, beaucoup de proches me font part de leur ambivalence vis-à-vis de Noël : certes, c’est une bonne chose de se retrouver, mais à quel prix ? 

Mais ils se heurtent à une forte résistance de leur entourage : si Noël n’a pas lieu cette année, que reste-t-il de notre famille ? Mon ami Peter* a franchi le cap cette année, en passant Noël seul, très heureux, après avoir enduré les protestations de sa mère, gardienne du temple des traditions familiales. Pour elle, comme pour beaucoup de parents, cela ne suffit pas de se voir le reste du temps : il faut se voir à Noël. La tradition semble constitutive même de l’existence de la famille en tant que famille.

Pourquoi les classes dominantes et les réactionnaires aiment tant la famille

Pour la droite et l’extrême-droite, défendre Noël est une nouvelle mission civilisatrice. Dans la périphérie de Saintes et les autres agglomérations du département, le Rassemblement national local a collé des milliers d’affiches où figure un sobre et élégant “Joyeux Noël” sur un fond bleu foncé scintillant d’étoiles. Derrière ce message en apparence banal se trouve un combat politique : préserver la référence à Noël dans les vœux de fin d’année plutôt que le plus sobre et inclusive “bonnes fêtes”. La lobbyiste patronale médiatique Sophie de Menton en a fait sa lutte de décembre “C’est devenu tabou de souhaiter un joyeux noël. Ne vous en privez pas c’est la plus jolie des fêtes. Alors Joyeux Noël à vous !” déclarait-elle sur le réseau social X. Dans la défense de Noël, il y a bien sûr la réaffirmation d’un fond religieux chrétien de la France et de l’Europe. Un combat d’arrière-garde dans un pays où les personnes sans religion sont majoritaires et où les autres se partagent entre catholocisme, islam, judaïsme et autres religions. Au-delà de la question religieuse, c’est la défense de Noël comme tradition familiale qui mobilise les conservateurs.

C’est une constante dans la plupart des pays du monde : les mouvements réactionnaires et conservateurs se réclament de la défense des “familles”. Quand on entre par la route dans la Hongrie de Victor Orbàn, régime autoritaire réactionnaire, de grands panneaux signalent un pays où “les familles sont les bienvenues” accompagné d’un dessin de silhouette d’un homme, d’une femme et de deux enfants. Ce logo est bien connu en France : c’est celui de la “manif pour tous”, mouvement réactionnaire de masse ayant mis des millions de gens dans les rues contre le vote de l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe.

Affiche prélevée par un camarade du Réseau de Résistance Citoyenne de Saintes

C’est une constante dans la plupart des pays du monde : les mouvements réactionnaires et conservateurs se réclament de la défense des “familles”. Quand on entre par la route dans la Hongrie de Victor Orbàn, régime autoritaire réactionnaire, de grands panneaux signalent un pays où “les familles sont les bienvenues” accompagné d’un dessin de silhouette d’un homme, d’une femme et de deux enfants. Ce logo est bien connu en France : c’est celui de la “manif pour tous”, mouvement réactionnaire de masse ayant mis des millions de gens dans les rues contre le vote de l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe. L’unité de base de cette mobilisation très organisée étaient la famille, parents avec enfants, mise en scène comme spectacle de la normalité à préserver (depuis, plusieurs de ces enfants devenus jeunes adultes et gays ont raconté ici ou le traumatisme que cette mobilisation forcée a provoqué chez eux). En Turquie, le régime de Recep Tayyip Erdogan n’a de cesse d’exalter la défense des familles contre les mouvements LGBT qui menaceraient leur existence. “Travail, famille, patrie” est le slogan bien connu du régime fasciste du Maréchal Pétain qui prônait une “restauration nationale” fondée entre autres sur l’exaltation des “valeurs familiales”.

De nos jours, l’individualisme est associé à l’égoïsme, ce serait ne penser qu’à soi en tant qu’individu. Mais il faut bien garder à l’esprit que c’est un progrès social obtenu ces deux derniers siècles : l’individualisme, c’est ce qui nous permet d’exister en tant qu’individu et de ne pas devoir se sacrifier pour le groupe et se renier soi-même pour ses intérêts supérieurs. C’est pourquoi la Révolution française a présenté un immense progrès de ce point de vue-là, en instaurant le divorce (en 1792) et en mettant fin au délit d’homosexualité (en 1791).

Pourquoi ces idéologies sont-elles obsédées par la notion de famille ? Qu’y trouvent-t-elles de si important et structurant ? En France, la droite se structure au XIXe siècle autour de la famille traditionnelle parce qu’elle y voit une barrière contre l’idéologie révolutionnaire qui émancipe les individus des structures sociales contraignantes de l’Ancien régime. Pour Alexis de Tocqueville, théoricien politique et député conservateur, la famille est ce qu’il reste pour structurer les individus et les tenir éloignés de l’individualisme démocratique. De nos jours, l’individualisme est associé à l’égoïsme, ce serait ne penser qu’à soi en tant qu’individu. Mais il faut bien garder à l’esprit que c’est un progrès social obtenu ces deux derniers siècles : l’individualisme, c’est ce qui nous permet d’exister en tant qu’individu et de ne pas devoir se sacrifier pour le groupe et se renier soi-même pour ses intérêts supérieurs. C’est pourquoi la Révolution française a présenté un immense progrès de ce point de vue-là, en instaurant le divorce (en 1792) et en mettant fin au délit d’homosexualité (en 1791). Puis la gauche s’est historiquement battue pour que les femmes puissent s’émanciper de leurs maris et obtenir le contrôle de leur propre corps, avec l’interruption volontaire de grossesse (IVG, légalisée en 1972). Partout dans le monde, la droite et l’extrême-droite se battent contre ces conquêtes sociales et y parviennent, comme dans certains Etats des Etats-Unis (tandis que d’autres ont au contraire renforcé ces droits).

Ce que la droite aime tant dans le groupe familial, c’est qu’il est inégalitaire : le père y occupe toujours un rôle prépondérant et assure sa domination sur les femmes et les enfants. Sous le régime de Vichy, l’exaltation de la famille permet de lutter contre les tentations égalitaires et contre la lutte des classes : « Le bonheur des familles, c’est la paix sociale » prônait un tract du régime en 1943, cité par l’historienne Claire Bandin dans ce passionnant article consacré à l’usage politique du concept de famille. Le repli sur la famille permet de maintenir la société en ordre mais aussi de maintenir ses membres sous la coupe d’un idéal inégalitaire où chacun reste à sa place.

Sous le régime de Vichy, l’exaltation de la famille permet de lutter contre les tentations égalitaires et contre la lutte des classes : « Le bonheur des familles, c’est la paix sociale » prônait un tract du régime en 1943. Le repli sur la famille permet de maintenir la société en ordre mais aussi de maintenir ses membres sous la coupe d’un idéal inégalitaire où chacun reste à sa place.

L’autrice féministe Rose Lamy souligne, dans ce livre, l’importance accordée au « chef de famille » et l’impunité que la société continue de lui offrir, au nom de la continuité de la cellule familiale. Son livre a contribué à populariser l’idée selon laquelle les agresseurs ne sont pas des « monstres » mais bien des hommes ordinaires directement forgés par le patriarcat.

Comme beaucoup de normes sociales et d’habitude de vie, la famille traditionnelle et ses rituels ont été forgés par les classes dominantes, où la famille joue un rôle particulièrement crucial : dans l’aristocratie comme dans la bourgeoisie (qui ont largement fusionné, en France comme dans d’autres pays d’Europe, pour former une seule et même classe possédante), les grandes familles sont l’unité de base de la domination sur le reste de la population. Le capitalisme français est toujours principalement dominé par 500 grandes familles complaisamment présentées par le magazine Challenges chaque été et où la transmission du patrimoine est essentielle. Dans l’éducation des enfants bourgeois, rien n’est laissé au hasard, des valeurs politiques aux choix conjugaux : la socialisation des jeunes est très contrôlée par leurs parents qui veillent à ce qu’ils rencontrent les bonnes personnes et fassent les bons mariages pour s’assurer un contrôle plus grand sur les capitaux. Toute une partie du secteur de la distribution en France appartient ainsi à la même famille, les Mulliez, qui forment une “association familiale Mulliez” qui possède à elle-seule toute une partie des enseignes de commerce du pays. La famille bourgeoise – dominée quasi intégralement par les hommes, comme en témoigne chaque année le classement Challenges, est l’unité de base du capitalisme : elle doit tenir en place.

Le patronat raffole de la métaphore familiale pour qualifier la vie d’entreprise : soumis au “bon père de famille”, les salariés en sont les enfants et le management de l’emprise qui se développe dans le monde du travail ces dernières décennies exige de chacun de l’implication émotionnelle et des sacrifices en faveur de cette “grande famille”. Le capitalisme paternaliste dont beaucoup sont nostalgiques, même à gauche, était celui d’un patronat qui, en échange de services rendus aux ouvriers (logements, médecine etc.) se mêlait, avec le concours du clergé, de veiller à leurs bonnes mœurs et au respect de la famille traditionnelle.

Le patronat raffole de la métaphore familiale pour qualifier la vie d’entreprise : soumis au “bon père de famille”, les salariés en sont les enfants et le management de l’emprise qui se développe dans le monde du travail ces dernières décennies exige de chacun de l’implication émotionnelle et des sacrifices en faveur de cette “grande famille”.  

Les régimes et mouvements réactionnaires font la guerre à toutes celles et ceux dont l’existence souligne l’absence de monopole de la famille traditionnelle sur nos vies ou mettent en lumière ses défaillances : les personnes lesbiennes, gays, bi et trans. Les féministes dénoncent les violences conjugales. Mais aussi celles et ceux qui alertent sur l’importance de l’inceste : Emmanuel Macron, président très conservateur, a étouffé le travail de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIVIISE) et limogé son président tant son rapport mettait en lumière le caractère structurant des violences envers les enfants au sein de leur propre famille. Pour les conservateurs, la famille doit être préservée de tout soupçon et un maximum d’individus doit s’y tenir en place. Car la famille conserve l’ordre dominant en soumettant les personnes au jugement d’un groupe et aux dominations qu’il reproduit au fil du temps.

La famille, une valeur-refuge qui ne met pas tout le monde à l’abri

Cette conception militante et réactionnaire de la famille est l’apanage d’une petite partie de la société. Pour la plupart des gens, la famille n’est pas chargée de tous ces implicites politiques. C’est une donnée de l’existence avec laquelle on doit composer et dans laquelle nous devons nous investir, par envie ou par principe. La famille représente un lieu d’entre-soi rassurant et choisi. Une écrasante majorité des Français, selon le baromètre de la confiance du CEVIPOF (laboratoire de Science po Paris), font d’abord confiance en la famille. C’est, à en croire cette enquête, l’institution la plus fiable dans la vie, puisque 93% des sondés qui lui font confiance contre 40% de confiance envers les syndicats et 20% pour les partis politiques. Dans cette même enquête, on apprend que les Français sont plutôt très méfiants envers leurs semblables. Dans ce contexte, la famille apparaît comme un refuge : un endroit où l’on peut se faire confiance et espérer encore quelque chose du genre humain.

93% des sondés par le CEVIPOF font confiance à la famille contre 40% de confiance envers les syndicats et 20% pour les partis politiques. Dans cette même enquête, on apprend que les Français sont plutôt très méfiants envers leurs semblables. Dans ce contexte, la famille apparaît comme un refuge : un endroit où l’on peut se faire confiance et espérer encore quelque chose du genre humain.

Dans un pays où les services publics ont été dégradés par les gouvernements successifs, en particulier celui de Macron, où la protection sociale est devenue quelque chose de très conditionnel, soumis à un flicage anxiogène tel que beaucoup renoncent à y avoir recours, la solidarité nationale semble de moins en moins fiable. Dans le même temps, le marché immobilier, “libéré” par de nombreuses lois depuis les années 1980, a rendu périlleux le fait d’accéder à un toit sans aide familiale. Les propriétaires qui exigent des garants à leurs locataires ont largement contribué à renforcer la dépendance financière à l’égard de sa famille. Le nombre d’adultes qui vivent chez leurs parents a augmenté de 250 000 en moins dix ans. En 2020, environ 4,92 millions d’adultes vivaient chez leurs parents contre 4,67 millions en 2013.

Il est logique, dans ce contexte, que la famille soit une valeur importante dans la vie des gens. C’est ce qu’on appelle la “solidarité chaude” : quand on est prompt à être solidaire, s’entraider, mais dans un réseau d’inter-connaissance centré autour de la famille. Cette “solidarité chaude”, nous dit le sociologue Patrick Savidan, est une valeur montante, au détriment de la “solidarité froide”, c’est-à-dire notre capacité à vouloir aider et recevoir de l’aide de personnes que nous ne connaissons pas. C’est le principe de la Sécurité sociale : nous payons pour financer les soins, les retraites et les arrêts-maladie de personnes que nous ne rencontrerons jamais. Elles ne font pas partie de notre famille et de nos amis, nous n’aurions peut-être aucune affinités avec elles, mais pourtant nous payons pour elles… et elles payent pour nous. Le problème de cette solidarité froide, c’est qu’elle l’est de plus en plus… elle est même glaciale, puisqu’on a beau cotiser pour notre chômage, au moment où nous y sommes confrontés nous avons à faire à des agents de France travail qui nous infantilisent ou nous humilient… et désormais un RSA soumis à l’exécution d’un travail obligatoire. 

Il est logique, dans ce contexte de dégradation de la solidarité nationale, que la famille soit une valeur importante dans la vie des gens. C’est ce qu’on appelle la “solidarité chaude” : quand on est prompt à être solidaire, s’entraider, mais dans un réseau d’interconnaissance centré autour de la famille. Cette “solidarité chaude” est une valeur montante, au détriment de la “solidarité froide”, c’est-à-dire notre capacité à vouloir aider et recevoir de l’aide de personnes que nous ne connaissons pas.

Quand l’Etat se substitue aux familles pour prendre soin des enfants et des adolescents qui ne peuvent plus être élevés par leurs parents (en raison des violences qu’ils leur infligent), la prestation fournie est relativement catastrophique : l’Aide sociale à l’enfance, gérée par les départements, est largement défaillante et sous-dotée, comme l’indiquent plusieurs rapports ces dernières années, les enfants y sont exposés à des violences et de la maltraitance institutionnelle et, à 18 ans, ils sont le plus souvent lâchés par l’institution sans ressource. Un quart des SDF, en France, sont d’anciens jeunes de l’ASE : c’est dire comme la collectivité remplace bien la famille… 

Si la famille est une valeur-refuge face au développement du capitalisme et la réduction de la solidarité collective, elle n’est pas un refuge pour tout le monde : derrière le caractère sacré de la famille qui protège se cachent tellement d’exceptions que cela devient une règle. C’est un tabou qui commence à être dévoilé en France : c’est dans la famille que se produisent la majeure partie des violences sexuelles qui touchent les individus au cours de leur vie. Et ce, alors qu’elle est censée être le lieu protecteur, en particulier pour les enfants. En France, un adulte sur dix déclare avoir été victime d’inceste. On estime que 160 000 enfants en sont victimes chaque année… et dans 81% des cas, l’agresseur est un membre de la famille et un homme, de façon extrêmement majoritaire. L’image de la famille en prend un coup, d’autant plus que les enfants qui en parlent à leurs proches sont rarement crus ou sont souvent réduits au silence pour protéger l’agresseur. Face à la violence que ses membres peuvent produire, les familles cherchent souvent d’abord à protéger la structure familiale plutôt que les victimes. C’est un fait choquant qui montre le risque des discours sur le caractère “sacré” de la famille, ou de “la famille avant tout”. Gabrielle*, pédopsychiatre que j’avais déjà interrogée au sujet du rapport de la CIIVISE (entretien à lire ici), m’a confirmé que la préservation à tout prix de la famille restait un biais très important chez les professionnels du soin et de la prise en charge des enfants victimes de violences, ainsi que du côté des institutions judiciaires : pour elle, il y a une sacralisation des liens familiaux qui met les enfants potentiellement en danger en retardant leur mise à l’abri, loin d’un parent violent.

Gabrielle*, pédopsychiatre que j’avais déjà interrogée au sujet du rapport de la CIIVISE, m’a confirmé que la préservation à tout prix de la famille restait un biais très important chez les professionnels du soin et de la prise en charge des enfants victimes de violences, ainsi que du côté des institutions judiciaires : pour elle, il y a une sacralisation des liens familiaux qui met les enfants potentiellement en danger en retardant leur mise à l’abri, loin d’un parent violent.

Pour l’activiste Sarah Schulman, l’homophobie familiale engendre et justifie l’homophobie dans le reste de la société.

L’autre démonstration tragique du caractère tout relatif de la famille comme refuge est le sort des jeunes gens gays, lesbiennes, bi ou trans qui sont exclus de leur famille en raison de leur orientation sexuelle ou de genre. L’activiste et essayiste nord-américaine Sarah Schulmann parle de ce phénomène dans son livre au titre qui interpelle : Les liens qui empêchent : l’homophobie familiale et ses conséquences (publié en français en 2024 aux éditions B42). L’homophobie familiale consiste en l’hostilité dont le groupe familial fait preuve envers ses membres homosexuels, et cela peut passer par l’exclusion totale (un phénomène encore courant, y compris en France), partielle, la stigmatisation, l’embarras etc. Pour elle, la racine de l’homophobie et de la fragilité des homosexuels se trouve dans ce premier contact négatif avec la famille. D’autres caractéristiques individuelles peuvent faire l’objet d’un rejet par la famille, comme les pathologies psychiques, dont les victimes sont moquées, stigmatisées ou rejetées. On pense à Rosemary Kennedy, petite sœur de John Fitzgerald Kennedy et donc membre d’une famille légendaire de la politique américaine, qui a été écartée de la famille pour sa dépression puis lobotomisée (une thérapie extrême dont elle sortira à jamais diminuée). Elle représentait une faiblesse honteuse pour cette puissante famille qui l’a fait enfermer pour se protéger des rumeurs plutôt que de prendre son parti.

L’homophobie familiale consiste en l’hostilité dont le groupe familial fait preuve envers ses membres homosexuels, et cela peut passer par l’exclusion totale (un phénomène encore courant, y compris en France), partielle, la stigmatisation, l’embarras etc. Pour Sarah Schulmann, la racine de l’homophobie et de la fragilité des homosexuels se trouve dans ce premier contact négatif avec la famille. D’autres caractéristiques individuelles peuvent faire l’objet d’un rejet par la famille, comme les pathologies psychiques, dont les victimes sont moquées, stigmatisées ou rejetées.

Dans l’affaire Rosemary Kennedy, on perçoit le rejet familial de la dépression mais aussi de la féminité lorsqu’elle n’est pas conforme aux normes établies. Son enfermement dans une clinique psychiatrique a aussi eu lieu suite aux inquiétudes que sa vie sexuelle suscitait dans une famille très religieuse et faisant tout pour préserver son image de perfection et d’exemple pour le reste du pays. Depuis les années Kennedy, les choses ont évolué grâce aux combats féministes et aux évolutions législatives qu’ils ont provoquées. Mais la famille continue d’être le lieu où les femmes subissent diverses formes de violences, de la blague sexiste et aux remarques perpétuelles sur leur corps – je ne connais pas une seule femme qui n’y ait pas déjà entendu, durant son adolescence, des réflexions sur son poids ou ses vêtements – aux violences physiques. Encore aujourd’hui, c’est au nom de la famille “sacrée” à maintenir à tout prix que des femmes sont empêchées de quitter un conjoint violent physiquement ou psychologiquement.

Désacraliser la famille pour s’affranchir des jugements et des places

Dans un petit essai publié en 2023, 3, une aspiration au dehors. Eloge de l’amitié, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie dénonce ce qu’il nomme le “familialisme” ou la propension de la société à ne reconnaître comme essentielle que les liens familiaux, au détriment de l’amitié. Dans ce pamphlet, il décrit sa propre vie, et celle de ses deux principaux amis (l’écrivain Edouard Louis et le sociologue Didier Eribon) pour proposer une alternative à la famille, qui, selon lui, nous empêcherait de vivre pleinement nos vies. Cela passe par sécher le repas de famille de Noël et s’éloigner comme de la peste des couples avec enfants. Mais surtout par valoriser l’amitié qui, contrairement aux liens familiaux ou même amoureux, ne comporte pas d’obligations sociales fortes et qui ne font passer les intérêts de la structure relationnelle avant ceux des personnes qui la composent : un ami qui nous traite mal, on s’en éloigne, c’est parfaitement accepté par son entourage.

Si sa défense de l’amitié est convaincante sur le plan philosophique, cet essai ne se confronte quasi jamais aux questions matérielles. L’utopie relationnelle proposée par Lagasnerie n’est accessible qu’à une petite partie de la population qui peut vivre en s’affranchissant des horaires de travail (que Lagasnerie abhorre dans son livre, comme si c’était une question de goût et non de nécessité) et qui n’ont besoin d’aucun soutien financier de leurs proches. Si le caractère hors-sol de ce livre et les perles de snobisme qu’il contient le rendent assez inefficace pour affronter ses questionnements relationnels quand on n’est pas universitaire, parisien et propriétaire de son appartement, il contient un objectif intéressant : le but ultime de la désacralisation de la famille au profit de l’éloge de l’amitié serait d’en finir avec les relations qui nous jugent. On ne peut que saluer la quête d’autonomie promue par Lagasnerie, c’est-à-dire l’affranchissement des injonctions et des pressions sociales qui nous empêchent de nous affirmer, et dont il faut admettre que les traditions familiales sont le terrain privilégié.

Le changement social, c’est aussi la façon dont les individus transforment leur façon d’interagir avec les autres, de travailler, de profiter de leur temps libre… Les relations intimes ne sont pas un sujet “sociétal” en marge des grands changements sociaux. Au contraire, notre histoire sociale nous apprend que, dès la Révolution française, les évolutions sociales, politiques et intimes étaient entièrement liées. Et la famille telle qu’elle est encore trop souvent, comme structure conservatrice par excellence, nous empêche de changer.

Comme souvent avec Lagasnerie, les intuitions sont surprenantes et intéressantes mais la démonstration comporte de très nombreux angles morts.

On pourrait même dire que c’est un objectif révolutionnaire : le changement social, c’est aussi la façon dont les individus transforment leur façon d’interagir avec les autres, de travailler, de profiter de leur temps libre… Les relations intimes ne sont pas un sujet “sociétal” en marge des grands changements sociaux. Au contraire, notre histoire sociale nous apprend que, dès la Révolution française, les évolutions sociales, politiques et intimes étaient entièrement liées. Et la famille telle qu’elle est encore trop souvent, comme structure conservatrice par excellence, nous empêche de changer. Elle nous pousse plutôt à la prudence et au conformisme. Pour certains et surtout certaines, elle maintient notre sentiment d’infériorité et reconduit le sexisme, l’homophobie, le mépris social ou culturel…

On a trop tendance à dire qu’il est nécessaire pour les gens qu’ils maintiennent des liens familiaux à tout prix alors qu’en fait “il peut être bien plus sain pour eux d’avoir une vie affranchie de leurs liens familiaux et de trouver de nouveaux repères affectifs, une nouvelle version de la famille, à travers leurs amis ou des groupes de pairs”.

Peut-on alors dire qu’on assiste à un mouvement révolutionnaire quand on assiste à l’augmentation du nombre de personnes qui décident de couper tout contact avec leur famille, ou bien à un événement tragique ? Ce phénomène a été brillamment analysé par la journaliste Anna Russel dans le New Yorker, magazine états-unien, dans une enquête intitulée “Why So Many People Are Going “No Contact” with Their Parents”, (ce que l’on pourrait traduire par “Pourquoi tant de gens deviennent “No Contact” avec leurs parents”).  Le “No contact” est le terme désignant, sur les réseaux sociaux anglophones, la pratique qui consiste à couper les ponts avec tout ou une partie de sa famille. Le symbole du “no contact” c’est de ne plus se rendre aux repas de Thanksgiving, une tradition qui, aux Etats-Unis, est un rituel familial équivalent à notre repas de Noël. Pour l’animatrice d’un groupe de soutien aux “no contacts” interrogée par la journaliste, on a trop tendance à dire qu’il est nécessaire pour les gens qu’ils maintiennent des liens familiaux à tout prix alors qu’en fait “il peut être bien plus sain pour eux d’avoir une vie affranchie de leurs liens familiaux et de trouver de nouveaux repères affectifs, une nouvelle version de la famille, à travers leurs amis ou des groupes de pairs”. Les motifs de ces ruptures volontaires varient. Cela peut provenir des violences subies par les parents ou frères, mais aussi les jugements parentaux durs et cruels, souvent liés à des motifs religieux (dans un pays encore très religieux, avec des versions très radicales du christianisme). Ou encore l’idée que les relations avec la famille sont “toxiques”.

L’enquête souligne les difficultés d’acceptation, de la part du reste de la société, de ce phénomène. Car il remet profondément en question l’idée selon laquelle les liens biologiques sont sacrés, et que vivre loin de ses parents est source d’une interminable tristesse. C’est une idée qui agace mon amie Louise* qui a rompu depuis près de 10 ans avec son père, un homme qui avait été violent avec elle. Malgré ce motif, elle a dû faire face à des réactions étonnées voire choquées de son entourage. Comme si une telle décision était de l’ordre de l’inconcevable. Mon ami Clément* a subi l’éloignement choisi de sa sœur aînée qui, un beau jour d’été, a annoncé par SMS qu’elle ne voulait plus faire partie de la famille. D’abord choqué par cette décision, il a compris son mal-être, dans une famille où elle s’était toujours sentie mal, et a respecté sa volonté. Ils s’échangent un message une fois par an, pour se donner de rapides nouvelles.

Aucun parent ne parvient à assurer des relations pleinement harmonieuses, à éviter les erreurs et à éradiquer toute hiérarchie au sein du groupe familial. Et c’est normal ! Mais une fois qu’on le sait, ne peut-on pas être plus tranquille et moins affecté par tout ça ? L’idéal, ce ne serait pas tant de rompre nécessairement avec sa famille mais avec l’idée quasi toujours fausse selon laquelle elle serait forcément un lieu sûr, nourrissant et épanouissant pour les individus. 

La vision de la famille de Clément* est à contre-courant de tout “familialisme”. Pour lui, faire partie d’une famille c’est comme avoir le passeport de telle ou telle nationalité : un pur hasard. Alors pourquoi en être si fier ? Pourquoi sacraliser son appartenance ? Lorsque j’ai discuté avec lui de cet article, il m’a exposé sereinement l’idée selon laquelle de toute évidence, la famille créait des relations toxiques. Aucun parent ne parvient à assurer des relations pleinement harmonieuses, à éviter les erreurs et à éradiquer toute hiérarchie au sein du groupe familial. Et c’est normal ! Mais une fois qu’on le sait, ne peut-on pas être plus tranquille et moins affecté par tout ça ? L’idéal, ce ne serait pas tant de rompre nécessairement avec sa famille mais avec l’idée quasi toujours fausse selon laquelle elle serait forcément un lieu sûr, nourrissant et épanouissant pour les individus. 

Révolutionner les liens familiaux par l’amitié

Selon moi, les deux principales limites de la proposition politique de Geoffroy de Lagasnerie, qui nous enjoint de remplacer la famille par les amis, sont les questions matérielles que cela implique d’une part et la question des liens affectifs d’autre part. J’ai déjà évoqué le problème de la dépendance économique aux parents, aux conjoints, qui empêchent beaucoup de s’éloigner, y compris lorsqu’ils vivent des situations violentes ou abusives. C’est particulièrement le cas des femmes victimes de violences conjugales, qui sont structurellement faibles financièrement par rapport aux hommes et qui peuvent parfois tout perdre, pour elles et leurs enfants, en cas de rupture. 

Mais il y a aussi la question des liens affectifs : quand on passe toute son enfance et son adolescence ainsi que, pour beaucoup, sa jeunesse avec plusieurs personnes, on développe souvent de l’attachement pour elles. Malgré la toxicité quelque peu structurelle des liens familiaux, malgré les hiérarchies qu’ils nourrissent presque toujours, il se produit quelque chose de l’ordre de la complicité, de l’estime et du sentiment de solidarité “chaude” évoqué plus haut, et ne peut pas décemment balayer ces affects d’un revers de main au nom de grands principes. 

Malgré la toxicité quelque peu structurelle des liens familiaux, malgré les hiérarchies qu’ils nourrissent presque toujours, il se produit quelque chose de l’ordre de la complicité, de l’estime et du sentiment de solidarité “chaude” évoqué plus haut qu’on ne peut balayer d’un revers de main au nom de grands principes. 

C’est au nom de ces liens affectifs, et non pas seulement en raison de la volonté de préserver le sang, les traditions et les rituels que la plupart des gens de mon entourage continuent de se rendre aux repas de famille, malgré l’ennui, l’anxiété et les conflits. Parce qu’on veut “faire plaisir”, “ne pas vexer”, “ne pas donner l’impression qu’on s’en fout”. Parce qu’on a l’envie de voir ces cousins, ces oncles, ces tantes, savoir ce qu’ils deviennent, malgré la vie et ses épreuves. On “prend des nouvelles” pas tant par envie de perpétuer l’espèce et les traditions que pour lutter contre la solitude, soutenir durant des moments difficiles, féliciter pour ce bac, ce permis, souhaiter un prompt rétablissement etc.

Dans son livre, la journaliste Johanna Cincinatis déplore le fait qu’encore trop souvent, les amies sont d’abord, pour les femmes, des personnes avec qui parler de ses problèmes de couple. Comme plusieurs autres livres parus ces dernières années, elle articule l’émancipation féministe avec l’amitié. Révolutionner la famille, cela pourrait être cesser de la mettre tout en haut de nos relations et faire monter, dans nos vies, le rang de nos amis.

Parfois, le souvenir des moments passés ne suffit pas : les tempéraments et la vie de chacun éloignent et divisent, et ce ne devrait pas être un drame que les personnes se séparent. Cela arrive entre des amis, entre des amants, pourquoi pas entre des frères et sœurs, ou bien des parents ou des enfants ? Révolutionner les liens familiaux pourrait passer par cesser de se forcer à entretenir des liens quand l’affection et l’estime ont disparu.

Ce qui me réjouit, à titre personnel, c’est quand les places des uns et des autres y sont redistribuées, ou du moins ne tiennent plus comme avant. Les enfants, une fois adultes, deviennent les confidents des parents, le “petit dernier” donne des conseils avisés et les grand-mères deviennent compagnes de potins ou de jeux. Avec mon ami T. , avec qui je pars chaque année en vacances au grand dam de nos conjoints respectifs et à la surprise, parfois, de proches qui ne comprennent pas que notre temps de congés ne soit pas principalement dédié à notre couple, j’ai beaucoup parlé du livre de Lagasnerie quand il est sorti. Il soulignait un point intéressant : le philosophe fait comme s’il était impossible que les membres de notre famille deviennent autre chose que cela. Il me racontait par exemple comment sa mère était devenue, pour une part, une amie. Et je crois que c’est aussi ce qui s’est produit avec mes parents. Il nous semble que par une action un peu volontaire – qui passe par le refus des vieilles hiérarchies familiales – on peut transformer nos rapports au sein du groupe familial. La base de cette transformation est égalitaire : elle consiste à se parler d’égal à égal, à pouvoir discuter de tous les sujets sans que la place initiale dans le groupe famille (celle de père, par exemple) ne soit utilisée pour couper la parole et mettre fin à la discussion, mais aussi à s’entraider.

Il nous semble que par une action un peu volontaire – qui passe par le refus des vieilles hiérarchies familiales – on peut transformer nos rapports au sein du groupe familial. La base de cette transformation est égalitaire : elle consiste à se parler d’égal à égal, à pouvoir discuter de tous les sujets sans que la place initiale dans le groupe famille (celle de père, par exemple) ne soit utilisée pour couper la parole et mettre fin à la discussion, mais aussi à s’entraider.

Pour mener à bien ce projet intime et politique, qui contribue, à bas bruit, à changer la société, que faire des rituels et des traditions comme Noël ? Pour commencer, on pourrait arrêter de se forcer à y aller pour d’autres raisons qu’affectives. Tous les arguments en faveur de la conservation des liens à travers ce rituel sont l’aveu qu’ils n’existent pas par ailleurs, alors pourquoi se forcer ? Mais pour toutes celles et ceux qui ont envie de voir leur proches à cette occasion, comme lors de toutes les autres fêtes religieuses ou non, pourquoi ne pas interroger tout ce qui se joue lors de ce moment – le mensonge du père noël qui apporte les cadeaux, le fait de s’en offrir, la tradition du repas qui dure très longtemps etc. – plutôt que de les accepter tel quel parce que “c’est comme ça, c’est la famille” ?

Révolutionner la famille, ce n’est pas seulement avoir des joutes verbales sur le féminisme, la maltraitance animale et les méga-bassines – ces sujets sont importants mais en débattre sans transformer les places de chacun conduit systématiquement la discussion dans une impasse. C’est conduire chacun à devenir quelqu’un d’autre qu’un père, une mère, des enfants. Le mouvement actuel de remise en question du mythe de la famille, qui est largement porté par les courants féministes, est une excellente nouvelle qui produit des résultats en dehors de la sphère intime : le capitalisme et le monde du travail étant largement construits sur ce mythe familial et les complexes qu’il crée chez les individus – intériorisées à la maison, infantilisés au travail – son emprise se réduira d’autant que nous combattrons celle des rôles familiaux figés dans nos vies. 


Nicolas Framont

*Les prénoms ont été modifiées pour préserver l’anonymat


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