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Dimanche soir, il y avait une fois de plus Bruno Le Maire dans le téléviseur, nous parlant doctement du « bon sens », qui veut que comme chaque ménage, quand l’État « gagne moins, il dépense moins ». Évidemment, à aucun moment, la « journaliste » de TF1 ne lui a demandé pourquoi l’État gagnait moins. Pourquoi il a accordé des baisses d’impôts et de cotisations sociales massives aux entreprises, et pourquoi ce serait à la population de payer ces cadeaux par la dégradation de ses services publics. Elle n’a pas évoqué non plus les immenses attaques contre le droit du travail qu’il prépare cette année. Alors, parlons-en.

Il y a quelques semaines, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire appelait les Français à se « secouer les puces » pour atteindre le plein emploi. Ceux qu’il compare ainsi à des chiens, ce sont les plus de cinquante-cinq ans, dont il souhaite encore diminuer la durée des allocations chômage en les passant de 27 mois à 18 mois, après l’avoir déjà diminué une première fois en février 2023. Son raisonnement est que le taux d’emploi des seniors étant inférieur de dix points en France au taux d’emploi général, en diminuant leurs allocations on poussera ces feignasses à se remettre au boulot. Il ne semble pas lui traverser l’esprit que si les séniors sont encore plus au chômage que le reste de la population, c’est parce que les employeurs ne veulent pas les embaucher. Et que donc en diminuant leurs allocations, ils n’auront pas plus de travail, mais simplement plus de misère. En réalité, Bruno Le Maire le sait parfaitement, mais plonger les gens dans la pauvreté, ça lui va très bien. Sa biographie, c’est le bingo de la bourgeoisie : il est né à Neuilly-sur-Seine, fils d’un haut cadre du groupe Total et d’une directrice des établissements scolaires privés catholiques Notre-Dame de France. Il a fait le parcours classique : Lycée Louis Le Grand, Normal Sup’, Sciences Po, l’ENA. Depuis ses études, il a toujours bossé dans les ministères et en a profité pour filer un emploi à sa femme. De temps en temps, il prend un peu de temps pour bâcler un livre qui parle d’anus.

Cisailler nos droits collectifs et individuels

Ces derniers jours, il a fait plusieurs annonces tout à fait cohérentes avec sa classe sociale, c’est-à-dire bonnes pour les bourgeois et catastrophiques pour tous les autres. Tout d’abord, après les ordonnances Macron de 2017 qui ont liquidé une bonne partie du Code du travail, il souhaite se remettre à l’ouvrage pour poursuivre sa basse besogne de « simplification » du Code du travail, notamment en faisant évoluer les seuils sociaux (c’est à dire le nombre de salariés à partir duquel certaines obligations sont imposées aux employeurs), comme l’indique le rapport sur la simplification commandé par le gouvernement. Bruno Le Maire, qui aime les métaphores,  a indiqué qu’il souhaitait « transformer un maquis en jardin », c’est-à-dire cisailler massivement nos droits collectifs, en particulier en fixant à 250 salariés le nombre déclenchant l’obligation de consulter les Comités Sociaux et Économiques dits CSE (et de leur donner des informations économiques, sociales et environnementales sur leur entreprise), au lieu de 50 aujourd’hui. Et les entreprises de plus de 11 salariés et de moins de 50 salariés n’auraient notamment plus d’obligations en matière d’emploi de travailleurs handicapés. Le rapport sur la simplification recommande également une évolution légale majeure : les jeunes entreprises de moins de 50 salariés seraient exonérées de l’application de certaines dispositions des accords de branche.

Le Medef exige depuis des années l’augmentation des seuils sociaux, souvent sous le prétexte d’enlever des tracasseries administratives et des coûts aux petites entreprises, comme si les salariés de ces dernières n’avaient pas besoin d’être défendus par des représentants du personnel munis de droits, alors que leurs employeurs se comportent de façon tout aussi brutale que ceux des groupes, d’autant plus que la majorité des petites entreprises en France font justement partie de ces groupes.  La hausse des seuils sociaux était auparavant un sujet hautement polémique, l’ensemble des syndicats s’y opposant. Dès lors, François Hollande puis Emmanuel Macron les avaient auparavant maintenus, mais en réduisant largement les droits des représentants des salariés que les seuils sociaux déclenchaient (loi Rebsamen de 2015, loi travail de 2016, et Ordonnances Macron de 2017), en particulier en fusionnant progressivement toutes les instances représentatives du personnel en une seule, le CSE, et en liquidant au passage les CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), qui défendaient la santé physique et mentale des salariés. Le gouvernement compte ainsi enclencher cette année l’étape suivante : supprimer la quasi-totalité des droits pour les représentants des salariés des entreprises de moins de 250 salariés, c’est-à-dire, hors micro entreprises, 4,3 millions de salariés, pesant 30% du total du nombre de salariés en France. 

Le gouvernement compte enclencher cette année l’étape suivante : supprimer la quasi-totalité des droits pour les représentants des salariés des entreprises de moins de 250 salariés, c’est-à-dire, hors micro entreprises, 4,3 millions de salariés, pesant 30% du total du nombre de salariés en France. 

L’histoire de l’évolution du droit social en France est celle d’une pacification. De nombreux droits ont été octroyés aux représentants des salariés de 1945 jusqu’au début des années 1980, ce qui à la fois a, pendant un premier temps, vraiment permis de mieux défendre les salariés, mais a également pacifié les relations avec les employeurs en les institutionnalisant et en diminuant ainsi la conflictualité sociale. Le pouvoir patronal et gouvernemental pense de plus en plus qu’il peut désormais se passer de cette médiation, de ses coûts, de ses obligations, tant il a gagné de bataille contre les syndicats. Ils sont quasiment morts pour lui, et il ne cherche qu’à en déblayer les lambeaux. Gageons qu’il se trompe, et qu’en réalité, ce détricotage des droits collectifs va se faire au bénéfice d’un retour de la conflictualité sociale, du recours à la grève et aux méthodes hétérodoxes de mobilisation. Il doit sentir la menace planer, puisqu’il envisage encore de restreindre le droit de grève également, en l’empêchant notamment lors de moments importants comme les départs en vacances.

Le projet gouvernemental ne se limite pas à la diminution des droits collectifs, il s’attaque aussi aux droits individuels, en particulier en souhaitant réduire encore les délais pour saisir les conseils de prud’hommes, ce qui a déjà été fait de multiples fois par le passé avec des effets désastreux. Comme le rappellent Sophie Binet (secrétaire générale de la CGT), Judith Krivine (présidente du Syndicat des avocats de France) et Kim Reuflet (présidente du Syndicat de la magistrature) dans une tribune : « Le délai dont dispose un salarié pour contester son licenciement est passé en quelques années de trente à cinq ans (2008), à deux ans (2013), puis à douze mois (2017). Avec cette réduction des prescriptions, associée à la mise en place de la rupture conventionnelle, en 2008, du barème plafonnant drastiquement l’indemnisation des salariés licenciés abusivement, depuis 2017, et de la complexification de la procédure de saisine, en 2016, le nombre de saisines est passé de 176 687 en 2009 à 99 147 en 2018, puis à 88 958 en 2021. De 2009 à 2018, le contentieux a donc diminué de 44 % et a continué de diminuer de 10 % de 2018 à 2021. » Les recours sont devenus très difficiles, rapportent très peu aux salariés qui gagnent en justice, dont les décisions sont devenues extrêmement lentes : entre 18 mois et 20 mois en moyenne. À quoi sert un droit du travail, si aucun moyen n’est donné aux salariés eux-mêmes et à leurs représentants pour obtenir des décisions de justice condamnant les employeurs ? Des pans entiers du droit du travail deviennent peu à peu des fictions, qui n’empêchent en rien la domination patronale, ses pratiques unilatérales, y compris dans leurs dimensions illégales.

Baisser une fois de plus les dépenses publiques pour payer les cadeaux aux riches et aux entreprises

Pour transformer « un maquis en jardin », il faut sérieusement cisailler, non seulement nos droits sociaux, mais également les dépenses publiques. Ce dimanche, Bruno Le Maire s’est bien lâché sur le sujet. Il a annoncé avoir revu la prévision de croissance pour 2024 à 1%, alors qu’elle était initialement prévue à 1,4% et a donc déduit de cette situation, non pas qu’il fallait soutenir davantage la population dans cette période compliquée, mais bien au contraire qu’il fallait l’accabler davantage. Surtout, ce niveau de croissance est juste un prétexte : les prévisions de Lemaire sont toujours exagérément optimistes et contraires à toutes celles des organismes internationaux : il était évident que les 1,4% ne seraient de toute manière pas atteints. Le gouvernement fonctionne sur le même mode que les employeurs qui fixent des objectifs inatteignables à leurs salariés pour que leur non-atteinte justifie ensuite de geler leurs salaires.

À quoi sert un droit du travail, si aucun moyen n’est donné aux salariés eux-mêmes et à leurs représentants pour obtenir des décisions de justice condamnant les employeurs ? Des pans entiers du droit du travail deviennent peu à peu des fictions, qui n’empêchent en rien la domination patronale, ses pratiques unilatérales, y compris dans leurs dimensions illégales.

La saignée va consister en un premier plan d’économie de 10 milliards d’euros. 5 milliards vont être pris sur les ministères, on ne sait pas encore exactement comment. Comme l’a chiffré Arnaud Bontemps, porte-parole du collectif « nos services publics », 5 milliards d’euros, c’est l’équivalent budgétaire de 80 000 postes supprimés. Derrière les annonces floues de Lemaire et ces 5 milliards, se cachent une future dégradation très concrète des services publics, la poursuite des fermetures d’hôpitaux, d’écoles, de crèche, etc. 5 autres milliards vont être pris sur les opérateurs de l’État, notamment France Compétence (l’organisme de financement de la formation professionnelle), et également sur les aides publiques au développement, ainsi que sur le budget de Ma Prime Rénov’, aide financière destinée au financement des travaux de rénovation énergétique des particuliers.

Depuis des décennies la même cohérence se dessine : une diminution massive des cotisations sociales et des impôts payés par les entreprises et les plus riches, financée par une dégradation des services publics, pour ainsi respecter les obligations européennes de restriction des déficits publics, sous prétexte de « rassurer les marchés »

Formation, aide au développement, transition énergétique, des sujets fondamentaux, dont le gouvernement se fout royalement tant qu’il peut économiser, économiser, et encore économiser, mais pourquoi faire en réalité ? Car l’Élysée s’est engagé auprès de la Commission européenne à réduire son déficit public à 3 % du PIB d’ici à 2027 et en 2023, celui-ci dépasse 4,4 %. Évidemment, il ne souhaite pas le faire en augmentant les recettes, ce qui permettrait de ne pas dégrader la vie de tous, tout en respectant ce dogme absurde de la restriction extrême des déficits publics. Pourtant, il y a des ressources immenses disponibles dans le pays. Prenons la plus simple : le gouvernement a acté la fin progressive de la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises), ce qui représente une perte fiscale annuelle d’environ 10 milliards d’euros. Si on veut aller plus loin, on pourrait également revenir aux taux d’imposition sur les bénéfices des entreprises de 2017 (33% à l’époque contre 25% aujourd’hui).

Depuis des décennies la même cohérence se dessine : une diminution massive des cotisations sociales et des impôts payés par les entreprises et les plus riches, financée par une dégradation des services publics, pour ainsi respecter les obligations européennes de restriction des déficits publics, sous prétexte de « rassurer les marchés ». À cette cohérence bourgeoise, opposons notre cohérence : laissons la population agir librement, émancipée de la tutelle des marchés, de l’Europe, du pouvoir dictatorial qui s’instaure progressivement en France et imaginons un tout autre modèle politique et économique, où le bien-être de la population sera l’enjeu central et où des personnages médiocres comme Bruno Le Maire n’auront plus le loisir de nous faire la leçon le dimanche soir à la télévision.


Guillaume Étiévant


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