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Chez Frustration, ce qu’on préfère plus que tout, ce sont les ouvrages qui nous apportent des idées, des connaissances ou des points de vue qu’on a lu nulle part ailleurs et qui sont utiles, d’une manière ou d’une autre, à la lutte de classe. La BD Le choix du chômage en fait partie. Par son aspect pédagogique et agréable, mais également par l’analyse très pointue qu’elle nous offre concernant les choix des socialistes au pouvoir en France, elle permet de mieux comprendre les échecs passés et d’appréhender les possibilités de ne pas répéter le pire. Rencontre avec ses auteurs, Damien Cuvillier, dessinateur et Benoît Collombat, journaliste, par Guillaume Etiévant et Nicolas Framont. 


Frustration : Aujourd’hui, il est assez répandu de considérer que l’économie dicte les choix politiques, en particulier avec la financiarisation de l’économie, qui rendrait les hommes et femmes politiques impuissants face à une certaine fatalité de l’économie. À la lecture de votre ouvrage, on a plutôt le sentiment inverse : les choix économiques semblent dictés par des considérations politiciennes, des alliances d’intérêt, du lobbying, etc. À vous lire, on a l’impression que d’autres choix auraient été possibles. Avons-nous bien compris le sens de votre ouvrage en en résumant la ligne directrice ainsi ? 

Benoît Collombat : Oui, tout à fait. C’était le point de départ du livre. Damien et moi avons voulu partir sur les traces des choix qui ont été faits et qui nous ont amenés dans la situation actuelle. Il y a une intimidation aujourd’hui sur le thème du “on ne peut pas faire autrement”. Notre idée était de réaliser une archéologie politique, économique et sociologique pour retrouver les personnes, les dates, les moments, qui nous permettent de retracer la généalogie de ces choix. Ils ont été déterminés par une grille particulière d’analyse et par une vision du monde bien spécifique. Ils auraient pû être tout autre. Notre autre objectif était de faire un livre qu’on n’avait encore jamais lu. C’était une démarche de lecteur frustré, ce qui rejoint le nom de votre magazine. 

Damien Cuvillier : Avant tout, au départ de cette aventure et de cette enquête, il y avait notre envie d’en savoir plus. Notamment, quand il est question d’économie, il y a aujourd’hui  une véritable  intimidation intellectuelle, qui impose une manière particulière de voir l’économie. Ceux qui essayent de regarder les choses sous un autre angle sont accusés d’être irrationnels ou suspectés de complotisme. Nous avions la volonté de nous plonger vraiment dans les racines de ce qui a construit la société dans laquelle nous vivons actuellement. Ces décisions ne tombent pas du ciel. Elles sont prises par des gens, d’où l’idée de faire une BD, pour incarner des figures. 

Le Choix du chômage, p.23

Benoît Collombat : Ce livre est aussi un croisement entre nos deux expériences. Il y a dans la BD une mise en abyme pour Damien, qui a connu le chômage. Ce n’est pas mon cas, je n’ai jamais connu le chômage ; ma mère était instit’, mon père prof.  Mais j’avais beaucoup travaillé sur l’envers du décor de la vie politique, les scandales politico-financiers, etc. Je travaillais de plus en plus sur la sphère politico-financière. Je me suis moi-même mis sur ces sujets, car c’est là que se trouve le pouvoir aujourd’hui. J’aimais l’idée de rassembler les pièces du puzzle et surtout de rendre accessible cela au grand public. C’est fondamental, car au moment où on donne des outils intellectuels aux lecteurs, ils deviennent des armes pour pouvoir se les approprier. 

Frustration : Votre BD est un livre objet, avec un titre complètement à contre-courant et très fort. À gauche, on présente souvent le chômage comme un fléau, une fatalité, un grand déterminant économique impossible à maîtriser.  À l’inverse, vous mettez en avant une volonté de la classe politique de maintenir un certain niveau de chômage. C’est une idée assez nouvelle, sous un angle qu’on lisait habituellement sur des sujets comme la dette, la mondialisation, mais pas sur le chômage en tant que tel. Le développement du chômage a été un choix et aujourd’hui la lutte contre le chômage est le prétexte à toutes les régressions, en particulier contre le droit du travail.  

Benoît Collombat : Oui c’est la double peine en effet. 

Damien Cuvillier : On autorise tout et n’importe quoi pour le sacro-saint emploi. Pour lui, on est prêt à concéder tout à n’importe qui : entreprises polluantes, entreprises qui font du dumping social, etc. 

Alors, est-ce qu’ils y croient vraiment ? Certains oui, y croient vraiment, mais en même temps ils n’ont jamais été vraiment contredits.

Benoît collombat

Frustration : On parle d’ailleurs toujours de l’emploi et jamais du travail, qui est un oublié complet de la vie politique et médiatique. L’emploi est fétichisé, quelles que soit les conditions de travail, les salaires, etc. 

Benoît Collombat : Tout à fait. Le terme d’employabilité s’est d’ailleurs généralisé : il faut s’adapter au marché du travail. Dans le livre, la question du chômage est le fil rouge, mais elle n‘occulte pas le travail. Dès le début du livre, on précise que le chômage fait 14 000 morts par an et que les choix politiques que nous évoquons dans le livre ont de graves conséquences sociales. D’ailleurs, pour avoir beaucoup travaillé sur la violence politique de droite dans les années 60 et 70, qui était sous-documentée, je trouvais intéressant de raconter la suite de l‘histoire. Cette période était violente, y compris dans le monde syndical, mais le pouvoir politique avait encore certains leviers, qui ont été démantelés dans les années 1980. Et ce démantèlement n’a pas été contraint : des choix ont été faits volontairement pour se conformer à une certaine grille de lecture et pour aller dans le sens de certains intérêts. Le pouvoir s’est dépossédé de certains outils qui lui permettaient d’agir sur l’économie et la monnaie. La violence qui a été générée par ces choix est au moins aussi ravageuse que la violence des barres à mine des militants du service d’action civique du parti gaulliste. 

Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Industrie puis de l’Education de François Mitterrand face à Benoît Collombat et Damien Cuvillier, le Choix du chômage, p. 70

Frustration : Un point très intéressant dans votre livre est la focalisation sur les années 1980, au début desquelles se fait effectivement la grande rupture politique (déréglementation massive de la finance notamment). C’est quelque chose de très important et qu’on entend très rarement. Dans votre ouvrage, des personnages clefs de ce tournant politique s’’expriment et ne présentent pas le moindre remords, alors que depuis on connaît les désastres sociaux et économiques que ces choix politiques ont créés. Selon vous, est-ce que cette absence de remords est principalement liée à une idéologie très puissante qui les empêche de penser différemment ou tout simplement à leurs intérêts personnels qui les empêchent de réfléchir contre eux-mêmes?

Benoît Collombat : C’est une question complexe et passionnante. On peut émettre des hypothèses, grâce aux longs entretiens que nous avons eus et dont nous restituons certains moments. C’est vrai que nos interlocuteurs restent droits dans leur botte,  en ce qui concerne leur “magnifique bilan” et leurs choix qu’ils considèrent inéluctables. On peut expliquer cette attitude par plusieurs facteurs. 

D’abord, la plupart de ces personnages sont toujours dans l’espace public. En France, on peut s’être toujours trompés, voire même s’être rendus coupables de plagiats, et être pourtant  toujours crédibles et invités régulièrement dans les médias. Il y a un quant-à-soi et une stature d’intellectuel à préserver. Avec nos bulles de BD, on détruit l’univers mental et la statue que ces personnages se sont édifiée. D’une certaine manière, ils ne peuvent pas dire autre chose. Alors, est-ce qu’ils y croient vraiment? Certains oui, y croient vraiment, mais en même temps ils n’ont jamais été vraiment contredits. Ils ont occupé des postes importants au sein de la direction du Trésor par exemple ; le pouvoir politique  leur commande régulièrement des rapports. Ils ont une rente de situation et ils ne peuvent pas se déjuger, sinon ils perdraient cette position. 

Selon eux, il y a certes eu un peu de casse sociale, mais c’était pour le bien de la cause. Ils pensent qu’en France on a un État très généreux, que les gens vont globalement bien. Évidemment, c’est facile pour eux de dire cela, ils ne seront jamais au RSA ou dans la difficulté. 

Damien Cuvillier

Certains sont tout de même traversés par des contradictions. C’est le cas notamment de Jean-Baptiste de Foucauld, collaborateur de Jacques Delors, qui a forgé la notion de désinflation compétitive. Il a, en parallèle, dans les années 80, créé une association d’aides aux chômeurs. Peut-être que sa conviction catholique l’amenait à avoir conscience des dégâts sociaux qu’entraînait la politique qu’il défendait. 

C’est également le cas de Pierre Bérégovoy. On restitue dans la BD un portrait gris clair de lui, sans l’exonérer de ses responsabilités considérables dans la dérégulation financière. Nous avons pu documenter qu’à plusieurs moments dans des espaces privés, il se posait des questions et n’adhérait pas à la  politique dominante. En particulier, il était contre l’idée d’une banque centrale indépendante, il pensait que l’État devait avoir la main sur la monnaie et sur les taux d’intérêt, il n’était pas sur les positions de Jacques Delors concernant la construction européenne, etc. L’hypothèse que j’émets, c’est que pour progresser dans l’état-major politique (jusqu’à devenir Premier ministre)  il faut embrasser cette idéologie-là. 

Damien Cuvillier : Ils ont une certaine déconnexion aussi. Est-ce qu’ils y ont vraiment cru? Ils se sont en tout cas créés des manières de se justifier en affirmant qu’ils n’ont pas été assez loin, et que c‘est pour cette raison que les effets positifs ne se voient pas pleinement. Je pense notamment à Jean-Claude Trichet et Pascal Lamy qui assument leur politique et sont toujours aux affaires. Selon eux, il y a certes eu un peu de casse sociale, mais c’était pour le bien de la cause. Ils pensent qu’en France on a un État très généreux, que les gens vont globalement bien. Évidemment, c’est facile pour eux de dire cela, ils ne seront jamais au RSA ou dans la difficulté. 

Benoît Collombat :  Il y a une citation très forte d’Upton Sinclair, qui est un journaliste américain qui a écrit notamment La jungle, un ouvrage sur les abattoirs aux  Etats-Unis : “Il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme lorsque son salaire dépend précisément du fait qu’il ne la comprenne pas”. C’est une phrase très actuelle qui fait partie des clefs de compréhension de ce que nous racontons dans le livre. Notre démarche a été de prendre au sérieux ces personnages, de lire leurs livres et leurs écrits. C’est un énorme travail qui n’est pas souvent fait. Les journalistes n‘ont pas le temps, pas l’envie, pas les moyens ou un mélange des trois. 

Le Choix du chômage, p. 132

Par exemple, nous nous sommes plongés dans les écrits de Tomaso Padoa-Schioppa, ce banquier italien qui a joué un rôle très important dans la manière dont s’est modelée la construction européenne. C’est une forme de maître intellectuel. Ses écrits sont facilement trouvables, il suffit d‘aller les chercher. Jacques Delors s’en recommande et le considère comme un mentor. Autre exemple : nous sommes allés chercher dans les archives du Monde l’article rédigé par Jean-Baptiste de Foucauld sur le mode d’emploi de la désinflation compétitive. 

Nous avons fait le choix de longs entretiens qui pouvaient durer deux heures pour installer une véritable confrontation intellectuelle, ce qui n’arrive quasiment jamais dans le champ politico médiatique. Le but était de restituer leur pensée et d’aller les chercher pour les confronter à la réalité concrète des conséquences de leurs choix. De nombreux journalistes ont une mémoire de poisson rouge. Par exemple, Pierre Rosanvallon est en ce moment interviewé sur toutes les antennes à la faveur d’un nouvel ouvrage. Aucun journaliste n’évoque le fait qu’avec la Fondation Saint-Simon, il a participé à la conversion de la gauche socialiste au “réel” et au développement du néolibéralisme dont il a été un rouage essentiel. Aujourd’hui il se permet de faire le bilan et d’analyser doctement les politiques menées, comme s’il n’avait rien à voir avec  tout cela et sa responsabilité personnelle n’est jamais mise en avant par les gens qui l’interviewent. Les classes sociales pour Rosanvallon, ça n’existe pas. Il faut considérer les individus par rapport à leurs affects. Que les journalistes le laissent parler sans jamais questionner ses propos et son point de vue, c’est fascinant et ça fait partie du problème. 

Frustration :  Comment est-il possible que tout ait basculé si vite au début des années 1980 ? Comment des personnes qui avaient un projet d’abandon du capitalisme se retrouvent en quelques mois à tenir des propos d’une grande violence économique, qui ne prennent plus du tout en compte la dimension de classe et les rapports de domination? Dans l‘univers militant, on entend beaucoup dire que c’est dû au fait que les rapports de force de l‘époque n’étaient pas favorables… Les rapports de force étant bien plus durs aujourd’hui, on voit mal comment les mêmes personnes peuvent prétendre être capable de mettre en œuvre un programme de rupture… Vous pensez que dans l’entourage de Mitterrand les décideurs n’étaient pas préparés, ou alors préparés mais hypocrite, ou bien est-ce qu’il y a un fort effet sociologique d’un entourage technocratique qui fait valoir ses intérêts? En bref, quelle est votre analyse sociologique de cette période? 

Benoît Collombat : Ce que nous montrons dans la bande dessinée, c’est l’illusion d’un basculement. Il y a un peu cette image d’épinal, ce story telling du tournant de la rigueur, cette métaphore d’une voiture sur la route qui serait obligé d’être dévié du chemin qu’elle voulait atteindre. Le discours de politique générale de Pierre Mauroy du 8 juillet 1981 est à ce titre éclairant. Malgré l’image de socialiste qu’avait  Mauroy, la rigueur budgétaire y est déjà mentionnée clairement, ainsi que le refus de sortir du Système monétaire européen par exemple. C’est oublié aujourd’hui, mais assez cohérent : Pierre Mauroy était proche des idées de Delors, Jacques Peyrelevade était dans son cabinet, etc.

Par ailleurs, il y a un storytelling sur les interrogations de François Mitterrand à l’époque. Son  entourage (Jacques Delors et Jacques Attali notamment) pense depuis le départ que le programme commun est déraisonnable. Dans les réunions préparatoires organisées autour de Jacques Delors, avant même qu’il ne soit ministre de l‘économie, on retrouve des gens qui sont dans l’appareil d’Etat et à la direction du trésor, comme Daniel Lebègue entre autres. 

Pour avoir beaucoup travaillé sur Jacques Attali (notamment pour mon livre Histoire secrète du patronat), j’ai pu observer qu’il y avait avant même l’arrivée au pouvoir de Mitterrand une structuration de la pensée néolibérale chez les socialistes,  notamment avec le réseau autour des cahiers de l‘IRIS. Le soi-disant tournant de la rigueur vient en fait de loin : Mitterrand qui est un fin tacticien avait compris qu’il devait faire des alliances avec les communistes, mais dans la coulisse, le “tournant” était déjà prévu. 

Dans ce soft power, les socialistes ont joué le jeu en faisant faussement les naïfs, en faisant comme s’ils étaient surpris par les conséquences économiques de leur politique. Au fond, ils étaient en fait convaincus idéologiquement par les idées libérales. 

Damien Cuvillier

L’un des exemples saisissants que nous mentionnons dans la BD est celui des nationalisations. Nous montrons que ces nationalisations n’ont pas été préparées. Si vous arrivez au pouvoir avec un programme de rupture, même très préparé et avec une bonne vision des rapports de force, il sera très difficile à mettre en œuvre et nécessitera un fort appui du mouvement social. Mais si en plus vous n’avez rien préparé, c’est sûr que vous n’y arriverez pas. Dans le livre, François Morin tombe de sa chaise, car on lui demande d’écrire, quasiment sur un coin de table, le projet de loi de nationalisation. Mitterrand avait préféré rester dans le flou avant l’accès au pouvoir, pour ne pas perdre une partie de sa base électorale. 

Le Choix du chômage, p.96

Damien Cuvillier : On se demande aussi s’il n’y a pas un jeu qui se met en place. Dans la représentation collective, la gauche n’est pas raisonnable, ce sont de grands enfants comme nous l’a dit Jean Claude Trichet, il fallait “éduquer” ces gens-là, car l‘économie est très sérieuse. Dans ce soft power, les socialistes ont joué le jeu en faisant faussement les naïfs, en faisant comme s’ils étaient surpris par les conséquences économiques de leur politique. Au fond, ils étaient en fait convaincus idéologiquement par les idées libérales. 

Je suis né en 1987, donc à la fin de cette période, mais j’en subis directement les conséquences, car j’ai le statut d’auteur de bande dessinée qui se met en place à cette époque. Il est proche de celui d’auto-entrepreneur, c’est-à-dire le statut le plus merdique qui soit où on ne cotise à rien. Il a été créé dans ce contexte des années 1980 où pour le monde culturel, pour être moderne il faut bouger. Chacun doit devenir son propre chef, à l’américaine, l’idée du collectif étant devenue un peu ringarde. 

Benoît Collombat : J’ajouterais aussi un élément : il y a une grille de lecture sociologique des socialistes. D’où viennent ces personnes et quels intérêts ils défendent ? Bérégovoy n’avait pas fait de grandes écoles. On relate dans la BD qu’il a dit à un moment à son ancien collaborateur Jacques Despont, qui était le seul conseiller de Jacques Delors à avoir accepté de rester dans le cabinet de Bérégovoy en juillet 1984: “Je sais bien pourquoi ils ne restent pas avec moi Delors est un directeur de la Banque de France, moi je suis un fils d’immigré avec un CAP d’ajusteur”. Derrière, il a eu la foi du converti et a ensuite été un artisan zélé de la dérégulation, pour prouver qu’il pouvait aussi la mener. La grille sociologique n’est pas à négliger, si vous faites le choix du capital contre le travail, c’est qu’il y a des raisons, et que cela correspond à votre milieu social et relationnel.

Frustration : Bérégovoy, c’était le seul de la classe ouvrière et c’est le seul qui est mort. 

Benoît Collombat : Oui, et il a choisi de se suicider un premier mai, pas besoin d’en rajouter, tout le monde a compris. Dans la BD on évoque la phrase de Jack Ralite, ancien ministre du travail, qui dit à la veuve de Bérégovoy “Madame Bérégovoy, j’ai bien peur que celui qui a appuyé sur la gachette le 1er mai 93, c’est l’ancien cheminot”.

FIN DE LA PARTIE I