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La publication de la carte scolaire en février 2023 a fait bondir les associations de parents d’élèves et les syndicats d’enseignants. Pour cause, cette révision annuelle des effectifs de classes et d’enseignants par le rectorat prévoit, pour la rentrée 2023, la suppression de 173 classes, un record, dont une grande partie dans les arrondissements (encore un peu) populaires du Nord-Est.

Le 12 mai, des occupations nocturnes se poursuivaient pour essayer de faire annuler les décisions de fermetures de classe, comme à l’école Budin, classée REP, dans le quartier de la Goutte d’or, l’un des plus pauvres de la capitale.

Mais le rectorat, enfermé dans une logique purement comptable et sans aucune autre ambition que de « réduire les coûts » ne lâche rien. Son seul argument : il y a de moins en moins d’enfants à Paris. Seules 2 classes ont été sauvées de la fermeture in extremis, grâce à la combativité des parents d’élèves, des enseignants et des syndicats.

Au secours, Paris se vide !

Je ne vais pas vous mentir, le rectorat a raison : les petits parisiens sont une espèce en voie de disparition, au même titre que les ours polaires, les orangs-outans ou les glaciers des Alpes. Entre les rentrées 2019 et 2022, le nombre d’écoliers inscrits dans les écoles parisiennes (hors privé hors contrat) a baissé de 9,5 %, tandis que le rectorat prévoit une nouvelle baisse de 3 178 élèves à la rentrée prochaine et de 9 091 d’ici 2025. Tout se passe comme si le phénomène était aussi inéluctable que la fonte des neiges face au réchauffement climatique, mais passons. Le rectorat n’est effectivement pas en charge de la politique du logement, ne le chargeons pas de tous les maux.

Une ville entière offerte aux plateformes de locations saisonnières et aux spéculateurs en tout genre, puis transformée en gigantesque terrain de jeu pour cadres supérieurs et touristes fortunés shootés à Emily in Paris, laisse effectivement peu de place pour élever des enfants

Le phénomène est, en soi, extrêmement inquiétant et il serait inutile de le nier. Imaginez : une ville entière offerte aux plateformes de locations saisonnières et aux spéculateurs en tout genre, puis transformée en gigantesque terrain de jeu pour cadres supérieurs et touristes fortunés shootés à Emily in Paris (je ne dis pas du tout ça parce que j’ai le seum que la rue commerçante et populaire où j’ai grandi se soit transformée en rue de la soif version mocassins à gland et foulard de soie). Ça laisse effectivement peu de place pour élever des enfants, même en restant extrêmement modestes sur la taille du foyer familial : à 30 euros du m² en moyenne, avec un SMIC et en consacrant un tiers de son budget à son loyer, on peut s’offrir un … 13 m² : youpi !

Pendant que dans le public les classes ferment, le privé se fait discret

De leur côté, les associations de parents d’élèves et les syndicats d’enseignants avancent des arguments relatifs au bien-être des élèves et des équipes enseignantes : la baisse des effectifs pourrait très bien être une bonne nouvelle dans un pays qui détient le record européen du nombre d’élèves par classe.

Mais un autre argument, pourtant fort intéressant, est rarement avancé : celui de la fuite vers le privé. Car pendant que les classes ferment les unes après les autres dans les écoles publiques, les écoles privées semblent bien moins concernées par la fonte des effectifs d’élèves dans le premier degré.

Les effectifs fondent presque 4 fois plus vite dans le public que dans le privé

Vous vous souvenez quand je disais que le nombre d’écoliers avait baissé de 9,5 % à Paris entre les rentrées 2019 et 2022 ? Et bien, dans le privé, c’est 2,9 %, contre 11,3 % dans le public. En gros, les effectifs fondent presque 4 fois plus vite dans le public que dans le privé. Drôle d’histoire.

Si on pousse un peu les calculs, il est possible de produire un indicateur de proportion de la baisse des effectifs imputable à la fuite vers le privé. Entre 2019 et 2022, c’est ainsi 17 % de la baisse des effectifs des écoles publiques (et donc des fermetures d’écoles en découlant) qui peut directement être mis en lien avec la désaffection des parents Parisiens pour l’école publique.

Comment quantifier la fuite vers le privé ? 
D’abord, il faut des données : elles sont disponibles au niveau des arrondissements pour les années 2019, 2020 et 2021 sur la plateforme data.education.gouv mais il est possible d’obtenir les données de la rentrée 2022 en sollicitant directement le rectorat. 
À partir de ces données, on peut extraire les chiffres suivants, en prenant l’exemple du 8e arrondissement (tableau ci-dessus).
Il est alors possible de calculer une répartition théorique de la baisse des effectifs en prenant pour base la répartition des effectifs entre public et privé en 2019. 
On aurait alors :- baisse des effectifs théorique dans le public = 308 * 0,49 151, soit 101 de moins qu’en réalité ;- baisse des effectifs théorique dans le privé = 308 * 0,51 157, soit 101 de plus qu’en réalité. Les 101 élèves disparus des effectifs du public peuvent être considérés comme ayant « fui » vers le privé.
Si l’on rapporte cette perte supplémentaire à la baisse totale des effectifs pour le public, on peut estimer que, entre les rentrées 2019 et 2022, 40 % de la perte des effectifs (101 * 100 / 252) du public est imputable à une fuite vers le privé.

Le phénomène est plus ou moins marqué selon les arrondissements et les prestigieux 8e, 16e et 7e arrondissements (ami Gilet Jaune : c’est là que tu as manifesté entre 2018 et 2019) détiennent le record avec plus du tiers de la baisse des effectifs des écoles publiques imputable à la fuite vers le privé. Bon à savoir : c’est aussi là que la proportion d’élèves scolarisés dans le privé est déjà la plus élevée (plus de la moitié). Si on remonte encore un peu en arrière et qu’on ouvre la fenêtre de temps à 10 ans, on tombe sur d’autres chiffres ahurissants : entre 2012 et 2022, dans les 6e et 14e arrondissements, c’est plus de la moitié de la baisse des effectifs du public – et donc des fermetures de classe – qui est imputable à la fuite vers le privé (respectivement 57 % et 52 %). 

Dans le Nord-Est plus populaire de la capitale, la course au privé s’étend doucement en suivant le front de gentrification qui suit grosso modo le canal Saint-Martin / de l’Ourcq dans les 10e et 19e arrondissements (vous savez, là où il y a beaucoup de classes qui vont fermer à la rentrée 2023).

Source : DEPP, ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports

La cerise sur le gâteau, c’est que ces chiffres n’intègrent même pas les effectifs des écoles privées hors contrat en pleine expansion parmi lesquelles on trouve des écoles ultra-religieuses, mais aussi des écoles de type Montessori ou Steiner. Entre 2020 et 2021, la proportion d’élèves de primaire scolarisés dans le privé hors contrat à Paris est passée de 2,8 % à 3,3 %, ça vous donne une idée de la dynamique…

Pendant ce temps-là, Pap Ndiaye se présente en héraut de mixité sociale dans le plus grand des calmes

Heureusement pour nous, le nouveau ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye, homme de gauche, comme chacun sait, et ardent défenseur de l’enseignement public et laïc, veille au grain.

Il y a de quoi douter de cette posture quand on sait que celui-ci a scolarisé ses enfants à l’École Alsacienne pour leur éviter d’être mélangés à la plèbe du 19e arrondissement où il résidait avant d’emménager rue de Grenelle. Du coup, il a eu une idée de génie pour faire progresser la mixité sociale dans les établissements scolaires : donner des bourses aux enfants de milieux « défavorisés » pour qu’ils aillent étudier dans le privé.

Pour favoriser la mixité sociale, le Ministre de l’Éducation propose indirectement de financer encore plus massivement l’enseignement privé

En gros, pour favoriser la mixité sociale, le Ministre de l’Éducation propose indirectement de financer encore plus massivement l’enseignement privé (déjà financé aux 3/4 par l’État). Apparemment, c’est carrément révolutionnaire puisqu’un certain nombre de médias commencent déjà à le comparer à Savary, le Ministre de l’Éducation nationale qui, dans les années 1980, a essayé, en application du principe de laïcité, de limiter le financement public des établissements privés.

Dans le même temps à Paris, les résultats d’admissibilité au concours de recrutement des professeurs des écoles du secteur public sont tombés et, comme pour les années précédentes, le nombre de recrutés sera inférieur au nombre de postes proposés au concours. Comment ne pas y voir un autre lien avec les fermetures de classes ?

À qui le tour ?

Mon propos n’est pas de faire pleurer dans les chaumières parce que le quartier de mon enfance a été saccagé par une bande de chief brand content managers, ni parce que l’école dans laquelle j’ai été scolarisée toute mon enfance est sur le point de fermer faute d’élèves ou encore parce que je flippe que ma classe soit la prochaine à fermer.

Je veux simplement alerter sur ce qui se produit très concrètement quand une ville ne se dote pas de politiques courageuses en faveur du logement pour toutes et tous, et quand le gouvernement continue de servir la soupe au système d’enseignement privé dont il est massivement issu.

Plusieurs villes comme Marseille, Bordeaux, Nantes, Toulouse ou encore Montpellier pourraient bien suivre le mouvement. Quand les loyers commencent à augmenter rapidement, que les centres-villes se désertifient au profit de meublés touristiques et que les écoles publiques commencent à fermer des classes pendant que les écoles privées font le plein, ne vous y trompez pas : ce n’est pas la faute des « Parisiens ». Ils ont plutôt fait office de cobaye dans cette histoire. C’est la faute de ceux qui s’accaparent le foncier des villes pour en tirer toujours plus d’argent, c’est la faute de nos élus locaux qui ne font rien (ou n’ont pas les moyens) pour réguler les prix de l’immobilier, et c’est la faute de nos dirigeants actuels qui ne se cachent même plus pour accélérer la privatisation de l’instruction. Bref, c’est la faute de la grande bourgeoisie.


Adèle K