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En octobre 1995 est sorti le cinquième album du groupe britannique Pulp, intitulé “Different Class” (classe différente). Immense succès commercial, propulsé dès sa sortie au premier rang du UK Album Charts, il s’est vendu à plus d’un millions d’exemplaires rien qu’au Royaume-Uni. Cet album contient une chanson intitulée “Common People”, que l’on peut traduire par “Gens ordinaires” et qui a largement contribué à son succès. C’est une chanson à la fois drôle, émouvante et un poil marxiste.

Le narrateur de “Common People” raconte son rencard avec une jeune femme d’origine grecque, rencontrée à l’université où elle étudie les beaux-arts. “Elle me dit que son père était plein aux as – j’ai dit dans ce cas je prendrais un rhum coca”. Le date prend un tournant inattendu puisque “in thirty seconds time she said” (au bout de trente secondes elle m’a dit) : I wanna live like common people, I wanna do whatever common people do, Wanna sleep with common people… I Wanna sleep with common people… like you” : cette demande est très particulière puisqu’elle vient à la fois de lui dire qu’elle voulait vivre comme les “gens ordinaires”, entendez, des classes inférieures, des non-bourgeois, des gens simples ou populaires, qu’elle voulait faire la même chose qu’eux mais aussi qu’elle voulait coucher avec des gens ordinaires… comme lui.

Couverture de l’album Different Class (1995)

La suite de la chanson raconte comment le narrateur, ultra intéressé par terminer la journée avec elle, va se plier à sa demande et tenter de lui faire vivre la vie des gens ordinaires, ce qu’une gosse de riche comme elle rêve visiblement de faire. Il l’emmène donc au supermarché, lui conseille faire comme si elle était fauchée, ce qui l’a fait rire, et c’est ce rire qui déclenche la tirade vengeresse qui structure toute la chanson, montant en intensité, évoquant chez l’auditeur des souvenirs, une atmosphère familière, la référence à des galères partagées qui sont la vie courante des “gens ordinaires” dont la plupart des gens, par définition, font partie : 

“Loue un appart au-dessus d’un magasin, coupe tes cheveux et trouve un travail, fume quelques clopes et joue au billard, prétend que tu n’es jamais allé au lycée, mais tu n’y arriveras pas quand même, parce que quand tu es étendu sur ton lit la nuit en train de regarder les cafards monter au mur, si tu appelles ton père il peut tout arrêter. Tu ne vivras jamais comme les gens ordinaires, tu ne feras jamais ce que les gens ordinaires font, tu ne regarderas jamais ta vie t’échapper (“You’ll never watch your life slide out of view”) et danser et boire et coucher car il n’y a rien d’autre à faire.”

Tu ne vivras jamais comme les gens ordinaires, tu ne feras jamais ce que les gens ordinaires font, tu ne regarderas jamais ta vie t’échapper et danser et boire et coucher car il n’y a rien d’autre à faire.

La chanson est inspirée d’une conversation réelle qu’a eu Jarvis Cocker, chanteur et leader du groupe Pulp, avec une riche étudiante, pendant ses études à Londres. Celle-ci lui avait expliqué qu’elle comptait déménager à Hackney, une banlieue pauvre, pour “vivre comme les gens ordinaires” (interview de Jarvis Cocker sur la chaîne BBC Radio Five en 2012).

Page de la pochette fournie avec l’album

La chanson de Pulp est une dénonciation du tourisme social dont peuvent faire preuve les bourgeois ou les sous-bourgeois qui, particulièrement dans les milieux artistiques ou culturels, prétendent être plus pauvres qu’ils ne le sont vraiment et, en s’installant dans les quartiers populaires, s’inventent une vie. Toujours “en dèche de thune”, ils oublient de préciser que leurs parents ont une résidence secondaire et qu’ils disposent d’un apport de 75 000€ pour s’acheter leur premier appartement à 24 ans. 

Ce phénomène est bien connu en France, documenté par le phénomène dit de “gentrification”, qui consiste dans l’embourgeoisement de quartiers populaires par des personnes aisés qui rachètent les immeubles, ouvrent des restaurants qui s’inspirent de l’ambiance populaires et “authentiques” des lieux pour se donner un genre social qu’ils n’ont pas. La chanson pourrait s’adresser aux jeunes gens bien nés qui portent des bleus de travail, devenu le vêtement phare des quartiers branchés parisiens, comme Selim Derkaoui le racontait dans cet article. 

You will never understand – How it feels to live your life – With no meaning or control – And with nowhere left to go – You are amazed that they exist – And they burn so bright

Quiconque est allé à l’université ou dans des formations culturelles ou artistiques connaît bien le personnage décrit par Jarvis Cocker : des enfants de riches qui prétendent être pauvres pour être plus cool et prétendre s’être “fait eux-mêmes” et pouvoir vivre une sorte de précarité en réalité choisie et rendue possible par les assurances financières dont ils disposent par leur milieu familial. Dans l’introduction de son livre consacré aux familles de transfuge de classe, le journaliste Adrien Naselli dénonce l’usage extensif de cette notion, qui permet à des journalistes, politiques ou personnalités du monde de la culture de se légitimer en s’inventant un parcours de “transfuge” totalement exagéré. On se souvient de l’actrice Léa Seydoux qui, en 2016, racontait au Figaro qu’elle était une sorte d’autodidacte et qu’elle avait fait “l’école de la vie”… alors qu’elle appartient à une richissime famille qui possède le groupe Pathé. Elle récidivait, puisque trois ans auparavant, elle racontait à Paris Match que, depuis qu’elle vivait non loin du quartier populaire de Château Rouge au nord de Paris, “Dans le bus, quand une Africaine s’assoit près de moi, le tchouraï, le parfum de séduction dont elles s’aspergent, me fait décoller et me donne envie de manger du poulet yassa.”

Page de la pochette fournie avec l’album

La chanson est touchante et forte car elle ne se  contente pas de dénoncer la posture de la bourgeoisie qui ne s’assume pas, qui exotise la vie des classes laborieuses sans la connaître ni la comprendre. Elle affirme aussi le mélange de fierté et de sentiment d’injustice que ressentent les millions de gens ordinaires, dont le quotidien est fait de difficultés financières et du fait de ne pas pouvoir contrôler entièrement son destin (“You’ll never watch your life slide out of view”) tandis que les bourgeois et leurs enfants, eux, peuvent choisir de tout faire, y compris de jouer aux pauvres pendant un temps.

“The anthem of the working class. Request this at any pub in the country on Saturday night and witness the common people singing it as loud as possible, as if forcing the universe itself to acknowledge their existence and to acknowledge that they matter. It’s s beautiful thing”

Commentaire du clip “Common people” sur YouTube

Alors que la chanson monte en intensité en réaction au rire de la gosse de riche qui, dans le supermarché, trouve marrant de faire les courses fauché, elle se termine en évoquant, le rire des gens ordinaires qui se moquent des bourgeois comme elle. “Common people” est une chanson vengeresse et fédératrice à la fois, ce qui explique sans doute son grand succès.


Nicolas Framont