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Mercredi 22 mars, un bourgeois en costume bleu et une montre valant deux SMIC venait s’adonner sous nos yeux à une séance d’auto-congratulation doublée d’insultes envers sa population. Il a tout bien fait, nous a-t-il dit, son seul tort c’est que nous ne soyons pas convaincus qu’il veut notre bien en nous faisant du mal, et d’ailleurs les gens au SMIC sont plein aux as, l’inflation est jugulée et, “oh, regardez, un allocataire du RSA !”. Le message officiel du président était “il n’y a pas de sujet, rentrez chez vous”. Selon les renseignements, ce message aurait été interprété par de nombreuses personnes comme “une déclaration de guerre”. Non, vous croyez ?

Le lendemain, jeudi 23 mars, à 10h30, 9000 personnes défilaient à Saintes, ma ville de 30 000 habitants. Et une incroyable bonne humeur traversait la foule. Comment peut-on avoir tant de rage et sourire autant ? C’est la question que je me suis posée tout le long du défilé : nous écumions de rage envers ce président pathétique et détestable, mais nous nous parlions, nous souriions. Et surtout, ce flot était désormais libre, comme si Macron nous avait autorisé, par son 49-3 et son discours lamentable, à sortir des limites que nous nous imposons si souvent (et que les syndicats et partis fixent généralement). Au programme : traversée de l’hypermarché puis blocage du péage d’autoroute dans une ambiance euphorique.

Comment peut-on avoir autant la rage et sourire autant ? C’est ce qui arrive lorsque l’on sent que la victoire s’approche et que l’on éprouve la fierté d’être en nombre et en force.

Et ce scénario s’est reproduit dans toutes les villes de France. Sans se consulter, sans consignes de chefs ou d’organisation, tous les manifestants ont fait la même chose : sortir des parcours déclarés et aller bloquer physiquement les flux de l’économie capitaliste ou tenter d’envahir les lieux du pouvoir d’Etat. 

Comment peut-on avoir autant la rage et sourire autant ? C’est ce qui arrive lorsque l’on sent que la victoire s’approche et que l’on éprouve la fierté d’être en nombre et en force. C’est le sourire de celles et ceux qui sentent leurs différences ordinaires se dissoudre dans un objectif et des intérêts communs. Faire tomber Macron, défier la bourgeoisie en la privant de son meilleur défenseur et de sa réforme rêvée, celle qui correspond à ses idéaux – nous faire trimer plus – et ses intérêts – ouvrir le juteux marché de la retraite par capitalisation et faire maigrir l’anomalie que reste pour elle la sécurité sociale.

Peut-on dire que face à la puissance de la bourgeoisie nous aurions retrouvé une conscience de classe ? Pas seulement : aussi et surtout une confiance de classe. Ce sentiment d’appartenance à un même groupe uni dans sa diversité – à Frustration nous disons « la classe laborieuse » – qui se double enfin d’une conscience de sa force nouvelle et de la fierté de la voir croître.

La fierté, enfin : celle des gilets jaunes qui ont montré la voie. Celles des grévistes qui tiennent toujours. Celles de tous les autres, enfin sortis du rythme lancinant et désespérant des mouvements sociaux perdants, ceux où plus l’on chante « on lâche rieeeeen » plus on lâche. Tout ça, c’est terminé.

Et la bourgeoisie le sent.

Peut-on dire que face à la puissance de la bourgeoisie nous aurions retrouvé une conscience de classe ? Pas seulement : aussi et surtout une confiance de classe.

Vendredi 24 mars : plus gris qu’à l’ordinaire, les présentateurs de BFM TV commentent l’actualité tandis que derrière eux des vidéos de flammes dans les rues de France se succèdent. Une ambiance de deuil règne sur le plateau. Le deuil d’un dossier qu’ils croyaient classé. 

Péage de l’autoroute A10 à Saintes (crédit : NF)

Programme suivant : Apolline de Malherbes interroge François Ruffin. Le député NUPES est soumis à un interrogatoire. L’objectif de l’éditocrate la plus aristo du PAF est clair : il s’agit de demander à l’insoumis de choisir son camp. Va-t-il aider la bourgeoisie à restaurer l’ordre ou va-t-il attiser les flammes de la révolte ? Le député, mal à l’aise, appelle au calme, tout en défendant le mouvement social comme il sait le faire. Mais une référence à 1789 lui vaut la colère de la gardienne de l’ordre établi. “Vous souhaitez une nouvelle révolution française François Ruffin, c’est ça que vous voulez dire ?!”. Le ton est sec et cassant, une réponse est exigée. Le député s’exécute, s’excusant presque, déclare que ce n’est pas ce à quoi nous assistons, actuellement. “Les gens veulent juste être écoutés”, implore-t-il.

Arf, mais ça c’était avant, François. En janvier et février, les défilés pacifiques et sympathiques étaient entièrement soumis à une stratégie syndicale d’interpellation du gouvernement pour obtenir justice. “Maintenant, ils vont nous écouter”, concluait Laurent Berger, le leader de la CFDT à chaque manifestation dépassant le million. En vain. Et ce temps là est révolu. On ne veut plus être écoutés, on veut décider. Car au-delà de la réforme des retraites, c’est tout un système politique (qui est, il ne faut plus avoir peur de le dire, une dictature -pas militaire, pas nazie, pas russe, mais française et bourgeoise), qui nous rend fou. “Oui mais il a été élu” est devenu le dernier argument des éditocrates pour défendre cette réforme. Et la répétition continuelle de cette phrase est venue mettre à nue l’illégitimité totale de nos institutions. “Oui mais il a été élu”. Et alors ? Qui a vraiment l’impression de vivre un grand moment démocratique pendant les élections en République française ? Les plus diplômés et les plus aisés, oui. Car le système leur profite. Mais les autres ? 

“Oui mais il a été élu” est devenu le dernier argument des éditocrates pour défendre cette réforme. Et la répétition continuelle de cette phrase est venue mettre à nue l’illégitimité totale de nos institutions. “Oui mais il a été élu”. Et alors ?

Désormais, il ne s’agit plus de lutter pour stopper une réforme injuste – ça c’est une première étape indispensable. Mais également de reprendre en main la décision politique et économique dans notre pays. Nous évoluons en ce moment comme nous avons avancé au moment des gilets jaunes : d’abord critiquer une mesure injuste puis exiger que le système politique qui a rendu possible cette injustice soit changé. Et tant qu’à faire, dégommer cet appareil répressif totalement en roue libre, avec des policiers à la violence décomplexée.

Le pont de Saint-Nazaire (crédit : jmd)

Et la bourgeoisie n’a plus rien à nous proposer pour faire semblant de répondre à ces revendications. Le “grand débat national” ? Au fond des archives de sous-préfecture. La “convention citoyenne pour le climat” ? Enterrée. Des élections ? Sauf démission, la constitution nous impose de nous taper Macron encore 4 ans. Les défenseurs petits bourgeois de la bourgeoisie, les grandes gueules sur RMC, étaient bien emmerdés ce matin. Que faire pour obtenir un retour au calme ? En plateau, la petite bourgeoisie des commerçants et des restaurateurs chouine sur son chiffre d’affaires. Comme d’habitude ils jouent leur rôle : simuler la défense “par en bas” de la classe dominante. Surjouer le malheur et exagérer le sentiment de chaos. Ça marcherait peut -être si nous n’en avions pas tous ras le cul des restaurateurs, de leurs marges exorbitantes, de leurs jérémiades constantes et de leurs pratiques salariales déplorables : même leurs travailleurs ne veulent plus d’eux.

Admettons maintenant que le scénario désormais le moins probable se passe – une défaite à cause de la répression – eh bien nous n’aurions pas tout perdu. Loin de là.

Les auditeurs de RMC appellent et se ressemblent : des salariés, des artisans, parfois même des petits patrons qui ont plus de haine pour Macron que pour les manifestants. Et même au standard, on se rebelle “attendez, laissez moi parler, vous avez l’antenne tous les jours, pas moi”, proteste un salarié interrogé avant d’appeler ses concitoyens à “prendre les armes”, sous les cris horrifiés des “grandes gueules” qui portaient bien mal leur nom ce matin. Et ils ont beau tenter, l’opinion ne se retourne pas. Sur France info à midi on se lamente sur Paris, cette ville qui ne ressemblera pas, une fois encore, à la carte postale que les touristes s’attendaient à voir. Bien essayé, mais nous avons mieux à faire qu’à pleurer sur le sort de voyageurs fortunés.

Et maintenant, que faire ? Continuer. Et visiblement personne n’a besoin de mode d’emploi. Ce mouvement commence à ressembler à un mix gagnant entre les gilets jaunes, les mouvements étudiants et les grèves. Qui peut résister à ça ?

Admettons maintenant que le scénario désormais le moins probable se passe – une défaite à cause de la répression – eh bien nous n’aurions pas tout perdu. Loin de là. Car l’expérience que nous faisons tous en ce moment, cette rage joyeuse et cette confiance de classe, ne nous quittera pas demain. Quand on ressent à ce point sa force, on y prend goût. La guerre des classes, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.


Nicolas Framont


Photo : une grenade lacrymogène dans le ciel de Paris par Serge d’Ignazio