« Consumérisme », n.m. : terme qui sert à faire passer les classes laborieuses pour des masses incapables de réfréner leurs pulsions d’achats et faire porter le chapeau au consommateur plutôt qu’aux producteurs. Son utilisation, toujours tournée vers l’extérieur et jamais vers soi, provoque un doux sentiment d’autosatisfaction.
Exemples : « l’individualisme, les réseaux sociaux et le consumérisme m’effraient » (personnalité lambda sur le plateau de Quotidien, saluée par des hochements de tête et des regards graves) ou encore « cette œuvre vendue 23 millions d’euros à la Foire Internationale de l’Art Contemporain dénonce le consumérisme de nos sociétés occidentales déracinées » (le consumérisme est le sujet d’une œuvre d’art contemporain sur quatre, selon une étude personnelle et subjective).
J’ai beaucoup pensé au consumérisme, notamment parce qu’hier, à l’agence postale de mon village, l’agente au guichet a annoncé joyeusement « pour le Black Friday : un colissimo international acheté : un offert ! ». Devant moi, l’offre n’a pas eu grand succès : on vient généralement à la Poste pour un but précis, pas pour flâner en rêvassant devant les promos Colissimo. Pourtant, l’entreprise publique s’est essayée plusieurs fois au jeu de la marchandisation capitaliste, notamment en faisant payer l’attention que le facteur pouvait avoir pour votre parent ou parente âgée…
De l’avis général, le consumérisme est un péché pour notre société. C’est particulièrement vrai quand on se dit de gauche : puisque l’on veut une société juste, comment peut-on aller flâner dans les rayons de Darty à la recherche d’un nouveau cuiseur à riz (oui, j’ai fait ça) ? Et pire : y trouver du plaisir ? (Je n’ai pas passé un mauvais moment, je le confesse)
Le consumérisme serait la clef de tous nos problèmes parce que ce serait en définitive à cause de ça que le capitalisme et ses injustices tiendraient. « Il suffirait que l’on boycotte tous la grande distribution pour le faire s’écrouler », ai-je parfois entendu dans des manifestations ou évènements politiques. Nombre de gens détestent ouvertement les “consommateurs”, et ne manquent pas de mettre en avant leurs propres habitudes anti-consuméristes, fort louables au demeurant (acheter chez des petits producteurs, faire partie d’un supermarché coopératif, ne plus s’acheter de vêtements neufs…).
Le terme de consumérisme pose cependant quatre énormes problèmes qui en font une notion particulièrement peu pertinente politiquement, voire bien commode pour notre classe possédante :
1 – D’abord, soyons honnête, le consumérisme désigne le plus souvent les pratiques des pauvres plutôt que celles des riches.
Quand on pense consumérisme, on pense promo à Leclerc, achats au moment du Black Friday, soldes d’été etc. Ce qui suscite l’indignation des réseaux sociaux, ce sont les ruées vers des promo Nutella. Mais on parle moins du consumérisme des classes aisées : le voyage, par exemple, qui est pourtant une autre façon de consommer : on fait tourner l’économie capitaliste et on y prend du plaisir. Et finalement, un « petit week-end » culturel à Berlin est bien plus dévastateur pour l’environnement que l’achat d’un pot de Nutella en promo, même si ce n’est pas un concours, me direz-vous.
Mais voilà, jusqu’à très récemment, le voyage ne souffrait d’aucune critique, alors qu’il nourrissait la destruction de cultures entières (des villes muséifiées en Europe, des plages détruites en Asie) et créait une pollution en constante augmentation. Mais le voyage, c’est le bon goût, tandis que la consommation alimentaire ou l’achat d’objet, c’est du mauvais goût. Pas n’importe quel objet, évidemment : les objets chers et prestigieux n’entrent pas dans la catégorie repoussoir de “consumérisme” : on parle plutôt de “luxe”. Et s’il commence à être petit à petit critiqué, il est tout de même analysé en dehors du prisme avilissant du consumérisme.
2 – Ensuite, le concept de consumérisme met dans le même sac des actes indispensables et subis, et des actes superflus et choisis.
Bien sûr, tout peut sembler superflu : on peut aussi partir vivre dans une forêt comme le couple charismatique de Désobéissance Fertile dans leur chaumière… Mais pour la plupart des gens, des tas d’objets sont devenus indispensables, indépendamment de leurs choix.
C’est ce raconte François Bégaudeau dans une chronique consacrée à son rapport à la « consommation » : « Je n’ai acquis un téléphone portable qu’au moment où ne pas en avoir était devenu un handicap social. Et combien sommes-nous dans ce cas ? Combien forcés de prendre le train en marche ? Combien à n’avoir rien demandé ? Nous ne sommes pas consuméristes, nous sommes des otages du marché – et de la minorité de fébriles captés par sa séduction. »
Quel est notre choix face au déploiement de la technologie 5G ? Personne ne l’a réclamée à grands cris, mais les opérateurs nous ont imposé leurs antennes – souvent vandalisées – avec le soutien actif du gouvernement. Et désormais, lorsque l’on change de téléphone, on se voit le plus souvent proposer des appareils adaptés à la 5G. Pour garder l’exemple des téléphones portables, il est frappant de voir que les nouveaux modèles, fabriqués après 2020, ne comportent quasiment plus de prise jack pour des écouteurs filaires : nous sommes sommés de passer aux écouteurs sans fil, plus chers, plus gourmands en électricité (car ils doivent être rechargés régulièrement). On pourrait aussi bien se passer de musique, certes. Mais on met dans le même sac du « consumérisme » des gens qui, dans une période inflationniste, cherchent à bénéficier par exemple de réduction sur l’alimentaire ou l’électroménager.
Bref, il me semble que la critique du consumérisme est un peu le « quand on veut on peut » de gauche : elle fait l’impasse sur les déterminants sociaux et économiques de la consommation subie.
3 – Et par conséquent, le consumérisme épargne les entreprises capitalistes pour charger la mule des consommateurs, accusés de tous les maux.
Avec toujours cette idée que l’on pourrait devenir « consom’acteur » et, par notre action individuelle, faire changer les choses. Bref, l’anti-consumérisme revient souvent à prôner les « petits gestes du quotidien » comme l’écologie bourgeoise le fait. Combien de gens autour de moi critiquent les personnes qui se rendent dans les supermarchés au détriment des « petits commerces », mais ne prennent pas le temps de s’intéresser à la façon dont la grande distribution s’est imposée dans nos vies, par des méthodes violentes et de l’activisme politique d’ampleur, doublés souvent de corruption, comme nous le montrions dans notre enquête sur la famille Leclerc ? Vous voulez vous en prendre à la disparition du petit commerce : ce sont d’abord vos élus qu’il faut blâmer.
Alors bien sûr, quand c’est possible de le faire, un petit effort individuel ne mange pas de pain. Pendant des années, j’ai acheté des téléphones premier prix qui tombaient systématiquement en panne sans que je puisse les réparer. J’étais donc contraint de me jeter en urgence – car mes activités professionnelles sont dépendantes du téléphone – sur un nouvel appareil Xiaomi comme un enfoiré de consumériste. Pour en finir avec cette pratique, j’ai fait récemment l’acquisition d’un téléphone fabriqué par l’entreprise néerlandaise Fairphone. Fondée par des activistes, elle a conçu un smartphone « équitable », c’est-à-dire dont la production respecte la dignité des travailleurs et veille à un bon partage de la valeur tout au long de la chaîne de production. C’est-à-dire l’exact inverse de l’entreprise Apple qui fait fabriquer ses Iphone dans les immenses usines Foxconn en Chine, dont les ouvriers en grève sont en train d’être violemment réprimés ces jours-ci. Pour autant, Fairphone est transparente sur un semi-échec : il n’est pour l’instant pas possible, dans l’océan capitaliste dans lequel nous vivons, de produire un smartphone 100% équitable. Une entreprise modeste comme Fairphone ne parvient pas à avoir suffisamment de poids sur ses fournisseurs pour les forcer à doter leurs salariés de protection sociale, par exemple. C’est tout le problème du commerce “équitable” : il ne garantit pas une production socialiste, mais du travail capitaliste un peu moins violent : le plus inacceptable, comme le travail des enfants dans les mines, est évité…
4 – Mais, navré de le dire, cette “consommation éthique” est une autre forme de consumérisme, si l’on suit la logique de cette expression :
Ce que l’on achète avec le Fairphone (plus cher qu’un smartphone de gamme équivalente : 400€ le Fairphone 3+ pour des performances notamment photos comparables à mes Xiaomi à 190€), c’est aussi la bonne conscience et le sentiment d’être du côté des gentils. “Change is in your hand” (“le changement est entre vos mains”) est inscrit sur l’emballage du téléphone, et ce petit tremblement de contentement que vous pouvez ressentir dans la possession d’un nouvel objet se double du petit frisson de la bonne conscience.
Dans une société où le smartphone est devenu indispensable pour trouver un emploi ou accéder à des services publics (au grand dam du Défenseur des droits), il n’est pas possible d’être un bon consom’acteur, c’est ainsi. Cela fait-il de nous tous des monstres ? Non, des victimes d’un système qu’il faut changer collectivement, et qu’on ne parviendra pas à détruire chacun dans notre coin.
Ce Fairphone, semi-échec d’une consommation “responsable” ou “éthique” (ces termes sont suffisamment flous d’ailleurs pour que l’on ne creuse pas trop loin), permet toutefois de réfléchir à ce que serait un téléphone écologique et socialiste : fabriqué et conçu par des travailleurs associés, sans ponction capitaliste de la valeur créée, dans l’ensemble des pays où ses matériaux sont extraits, et néanmoins commercialisable à grande échelle… Ce n’est pas par l’acte de “consommer autrement” que nous obtiendrons un tel résultat, ni par l’initiative courageuse de jeunes “entrepreneurs éthiques” : il faut transformer radicalement le monde économique et politique pour y parvenir.