En 2016, l’ex-compagne du président de la République Valérie Trierweiler racontait dans un livre que ce dernier avait l’habitude, en privé, d’appeler les pauvres les “sans-dents”. Cette expression acheva de prouver le mépris de classe et l’appartenance à la classe bourgeoise du président “socialiste”. N’importe qui ayant fait $ l’expérience intime des problèmes dentaires – de la douleur inqualifiable d’une rage de dent à la honte sociale liée à une dent cassée ou manquante – pouvait se sentir visé par le chef de l’Etat. Ce mal qui touche davantage la classe laborieuse que la classe bourgeoise – dont les membres aiment étaler leur sourire blanc et triomphant à longueur de pages de magazines – est aussi l’occasion d’humiliantes confrontations avec le corps médical. Avec un reste à charge qui augmente avec les années – la prise en charge des soins dentaires par la Sécurité sociale étant passée de 36% à 33% entre 2006 et 2014 – pouvoir prendre correctement soin de ses dents est un luxe. Et pourtant, on fait comme si sourire allait de soi, était un bienfait dont nous pouvions tous profiter, avec un peu de bonne volonté. Jusqu’à maintenant : Olivier Cyran est journaliste – mais pas au sens de France 2 ou BFM TV – et a rencontré des victimes de cette lutte des classes par les dents, ainsi que ses principaux protagonistes, dont un dentiste particulièrement critique de sa profession. Cette enquête est devenue un livre, qui expose les dégâts que notre système de santé et notre société au sens large produisent sur les dents des pauvres, des femmes, des manifestants, mais qui donne aussi une grande place à celles et ceux qui résistent et qui luttent contre ces injustices. “Sur les dents, ce qu’elles disent de nous et de la guerre sociale”, publié à La Découverte, est palpitant, galvanisant et donne envie de montrer les dents. Entretien réalisé par Nicolas Framont, partie I.
Dans ton livre, tu dis dès l’introduction qu’en ce moment il se passe énormément de choses injustes, politiquement et socialement, et que le thème des dents peut sembler superficiel, voire hors sujet… Alors qu’en fait pas du tout. Pourquoi ?
Déjà, quand j’ai commencé à réfléchir à ce sujet, c’était bien avant qu’on commence à parler du Covid. En écrivant le bouquin, en plein confinement, je me suis posé la question : il me fallait une bonne raison de croire en l’intérêt de sortir le livre dans cette période bizarre à tous égards. Le premier élément de réponse c’est que si la question peut paraître secondaire ou dérisoire dans le contexte actuel, elle reste en réalité très importante pour des tas de gens : avec la période actuelle, les gens qui ont des problèmes de dents ont encore plus de difficulté à accéder aux soins. Les gens engagés dans un chantier assez lourd, de pose d’implants, etc., ont parfois été arrêtés pendant un temps. La problématique des inégalités est donc encore accrue pour des personnes qui ont des problèmes graves. Le Covid fonctionne comme un mécanisme exacerbant les inégalités, et c’est vrai aussi pour le dentaire.
Et d’autre part, les gens qui se retrouvent avec des problèmes de dents ont une difficulté encore plus forte à intervenir dans l’espace public. Quand on souffre de problèmes dentaires, on est désavantagé sur le plan physique comme psychologique. Les personnes qui souffrent de problèmes dentaires se trouvent dans une situation d’isolement exacerbée.
Dès l’introduction, tu parles du lien entre ces inégalités dentaires et la lutte des classes au sens large…
C’est une réalité empirique qui s’impose à nous tous : dans mon entourage direct comme dans les personnes que j’ai rencontré dans mes reportages (car je pratique un journalisme qu’on peut qualifier de social), les problèmes de dents sont particulièrement marqués. D’abord parce que ces gens ont des conditions de vie qui sont préjudiciables à la santé dentaires. Que ce soit l’alimentation, les soins, il y a des modes de vies qui sont plus défavorables à la santé dentaire. Et plus en aval, la question de l’accès au soin : le mythe selon lequel les soins dentaires sont gratuits et universels ne résiste pas à l’analyse des faits. Les problèmes dentaires sont donc un marqueur social mais en plus, ils aggravent les inégalités déjà présentes. Une fois qu’on a ces problèmes de dents, on est conduit à un certain isolement, on a plus de difficulté au travail, en société, mais aussi en famille, dans l’intimité. On est entravé dans sa participation au tissu social.
Quand j’ai parlé de ton livre autour de moi, beaucoup de gens m’ont dit « ah super, hyper intéressant », et avaient une histoire à me raconter au sujet de leurs problèmes dentaires. Et toi-même tu racontes ça dans ton livre. Ce qui me fait me dire que les problèmes dentaires sont à la fois des soucis visibles, qui prennent les gens aux tripes… mais dont on parle paradoxalement très peu.
Oui. Aucun marqueur social n’est aussi visible qu’une mauvaise santé dentaire et en même temps, c’est une question qui reste dans un angle mort : la question de l’accès à des soins dentaires de qualité, la question des conséquences de mauvais soins dentaires sur la santé physique, psychologique et sociale, est extraordinairement absente du débat public. Pourquoi est-ce à ce point ignoré ? Sans doute à cause du discours de la responsabilisation individuelle qui est très présent dans les messages de prévention et dans les discours institutionnel du système de soin dentaire : si on a des dents détériorées c’est parce qu’on n’a pas fait attention, qu’on a été négligé, qu’on ne s’est pas bien brossé les dents, qu’on a mangé trop de sucre, etc. Consciemment ou inconsciemment on intègre ces discours et ça conduit à développer une honte encore plus forte qu’elle ne le serait déjà.
On a honte de nos dents en piteux état, mais ce discours nous renvoie à l’idée que nous serions défaillant en tant que citoyen adulte et responsable. Que l’état de nos dents révélerait une sorte de corruption morale et individuelle. C’est un discours qui était déjà tenu au 18e siècle par des prédicateurs et des moralistes. C’est un discours qui vient de loin et dans lequel on continue de baigner. J’ai donc conçu ce livre comme un vecteur d’empowerment, quelque chose d’un peu vengeur, pour que les gens qui ont des problèmes comprennent qu’ils ne sont pas seuls, que beaucoup de gens sont passés par là et que certains se sont battus, pour eux-mêmes et pour les autres, pour obtenir un système de soin pour tous. Et cela peut faire du bien à pas mal de monde.
Oui. Ce qui m’a frappé c’est que ce n’est pas un livre misérabiliste ou plombant. Tu vas raconter des choses drôles. Quand on lit ce livre après avoir subi la corporation des dentistes, ça fait du bien. Bref, ton livre vise-t-il à donner envie aux gens de se battre ?
Oui, je ne voulais pas faire un manuel de santé dentaire. Dans l’ensemble, j’ai suivi mon inclinaison personnelle à passer du temps avec des gens qui en ont bavé et qui racontent de façon complète. J’aurais pu prendre 20 témoignages par petit bout, mais j’ai préféré en prendre 4-5 pour aller loin avec eux, en montrant pourquoi, dans son rapport aux dents, on est dans un rapport au monde.
J’ai donc consacré une grande partie de mon énergie à cette écoute des victimes du système dentaire. Des gens d’une force humaine incroyable. On finit par développer l’impression qu’il y a une sorte de corrélation entre les affres dentaires et certaines formes d’altruisme ou d’empathie que ces gens-là ont développé. Une grande douleur dentaire comme une rage de dent fait partie d’une des plus vives douleurs qu’on puisse connaître. La souffrance psychique qui est générée par des pertes de dents est aussi une forme de souffrance très peu communicable. Et le fait que ces personnes aient trouvé l’énergie pour se battre collectivement, c’est quelque chose que j’ai trouvé très admirable. Leurs témoignages sont assez bouleversants de ce point de vue là : politiquement, mais aussi humainement.
J’ai le sentiment que les problèmes dentaires sont un sujet intime dont les gens parlent peu. Et lire un livre où des gens racontent ça me bouleverse pas mal. J’ai l’impression qu’on peut parler de ses problèmes de santé mais qu’il y a des problèmes de santé dont il est plus acceptable socialement de parler : tu peux parler de tes problèmes de dos à tes collègues, mais tu ne peux pas vraiment parler de tes problèmes dentaires. Cette question de la honte sociale revient un peu tout le temps dans ton livre. A quoi est- elle due, cette honte qui isole les gens face à leurs problèmes dentaires ?
On en parlait avec Abdel Aouacheria du collectif de victimes de Dentexia [du nom d’une chaîne de centres de soins dentaires low cost qui a fait faillite après avoir escroqué des milliers de personnes à partir de 2012, NDLR], qui a poussé assez loin sa réflexion sur les dents : il y a quelque chose qui rend unique la question des dents. Elles relèvent à la fois de l’intime, du physique, mais aussi de la puissance, à la vitalité. La puissance allégorique de la morsure n’est pas que allégorique : il y a un vrai lien entre notre capacité à agir et notre capacité à mordre. Il y a là quelque chose qui fait de cet organe un objet très singulier.
La difficulté d’en parler tient précisément à ça : la combinaison entre quelque chose d’extrêmement intime et quelque chose de social et de collectif. Sans doute que la honte associée à des dents manquantes, à un sourire défectueux ou absent du coup, car les gens qui souffrent de dents manquantes développent le réflexe de ne plus sourire, c’est une honte très particulière. Qui conduit à des comportements dont on n’a pas d’équivalent : je pense à cette camarade de lutte d’Abdel, dans le collectif Dentexia, qui avait un dentier défectueux, qui lui faisait tellement mal qu’elle était obligé de s’isoler dans les toilettes pour manger le midi au travail. Car elle devait enlever son dentier pour manger. Ça pousse quand même très loin la logique de mise à l’écart de ces personnes. On peut dire que ces personnes s’infligent ça elles-mêmes, mais il y a bien un regard très dégradant qu’on peut lire dans les yeux de son entourage social quand on a des problèmes dentaires visibles.
J’ai le sentiment qu’une des particularités des soucis dentaires c’est qu’ils se vivent un peu dans la clandestinité. Comme cette victime de Dentexia qui est obligé de boire de l’eau glacée à intervalle très régulier pour soulager ses douleurs.
Et oui, c’est une sorte d’automédication qu’il a développé pour soulager ses douleurs dentaires. Car ce qu’on ne dit pas c’est que les anti douleurs au bout d’un moment ne fonctionnent plus, notre corps développe des résistances. Et ça détruit le bide, enfin bref. Et donc lui avait développé cette méthode d’apaisement, et il a organisé sa vie autour de ça : au travail il devait en permanence avoir des bouteilles d’eau autour de lui, et il raconte ce moment où, se promenant avec sa famille dans un parc et ayant oublié sa bouteille d’eau, il a senti la douleur venir. Une douleur qui devient d’ailleurs comme un organisme qu’on porte en soi, un fauve intime dont on sent la présence. Il s’est donc retrouvé à laper l’eau d’une flaque pour apaiser sa douleur, et c’est un souvenir cuisant qu’il gardera toute sa vie… Le combat autour des dents est aussi un combat pour la dignité : et quand la dignité est à ce point en morceau, dans ces moments-là, on en sort changé. Et dans le cas d’Abdel, ça lui a donné une détermination extrêmement forte pour obtenir justice.
Et contre cette revendication de dignité, il y a ces expressions de mépris qui viennent de l’extérieur. Tu parles évidemment de l’expression des « sans-dents », employée en privé par François Hollande pour se moquer des pauvres…
Oui, je me rends compte maintenant à quel point cette expression a marqué les esprits. Et combien les gens, à juste titre, ont perçu la portée de mépris de cette expression utilisée par quelqu’un qui n’a jamais eu mal au dent sans doute, ou qui a en tout cas les moyens d’avoir les dents les plus resplendissantes possibles. Comme le disent les membres du collectif des victimes de Dentexia, cette expression ils l’ont prise en pleine figure mais paradoxalement cette sortie les a aussi aidé : elle leur a permis d’attirer l’attention sur l’enfer qu’ils vivaient.
C’est parlant car le regard dépréciatif que la société jette sur les personnes qui ne correspondent pas à la norme du sourire hollywoodien et qui portent leurs dents abîmées comme un aveux de leur négligence profonde ou de leur défaut moral et particulièrement fort… Ce mépris-là correspond au mépris plus général que la société a envers les pauvres. On ne peut donc pas parler de dents sans parler d’injustices sociales, car elles sont au croisement de ces rapports de domination là.
Parlons un peu de cette question de la norme, dont tu parles à la fin du livre, au sujet de la norme du sourire colgate dans la société états-unienne. Qu’est-ce qu’elle véhicule ?
Ce qui est intéressant avec la norme esthétique du sourire hollywoodien, c’est qu’elle est née dans un pays où les inégalités dentaires sont particulièrement fortes. Cette norme devient de plus en plus tyrannique et elle intervient dans un système où des dizaines de millions de gens ne peuvent même pas avoir des dents en bonne santé ! Le problème essentiel pour la plupart d’entre nous ce n’est pas d’avoir des dents très blanches, mais d’avoir des dents fonctionnelles. Aux Etats-Unis c’est extrêmement difficile, en raison du manque de couverture santé digne de ce nom et parce qu’une proportion très importante de dentistes aux Etats-Unis sont davantage des blanchisseurs de dents que des soignants. Et on peut s’en rendre compte là-bas : il y a des enseignes de dentistes conçues à la manière de cabinets de chirurgie esthétique.
Il y a donc une classe pour qui il est indispensable d’avoir des dents blanches et bien alignées, et tout un système se met en place pour ça, même un système de prêt bancaire, sur le modèle des prêts pour financer ses études. Et de l’autre côté, des millions de gens qui vivent sans même la possibilité d’avoir un dentier, qui vivent édentés. En France, on va vers ce modèle-là, mais cela reste atténué. Il y a lieu de s’interroger sur cette coexistence d’une norme esthétique tyrannique, réservée à une partie de la population, et d’une négligence sanitaire absolue envers le reste de la population.
En étudiant l’histoire dentaire aux Etats-Unis, je me suis rendu compte qu’il était difficile de ne pas poser la question des inégalités raciales et de l’esclavage. Or, les dents, d’un point de vue matériel et symbolique, ont joué un rôle dans le système de domination mis en place par la bourgeoisie blanche : le fait par exemple qu’on casse les dents des esclaves pour les identifier, pour les marquer, pour qu’on puisse les retrouver… Les esclaves qui arrivaient en Amérique avaient d’ailleurs souvent de meilleures dents, pour des raisons alimentaires, que celles des maîtres sur place.
Je parle aussi dans le livre du dentier de George Washington, premier président des Etats-Unis mais aussi gros propriétaire esclavagiste, qui était fait avec des dents de ses esclaves. J’en déduis que le pouvoir blanc désarme la bouche des noirs pour armer la sienne. Il y a plus qu’une allégorie là-dedans : l’écrivain James Baldwin parle des violences subies par les noirs dans le régime ségrégationniste ont un lieu évident avec l’image de dents qui lacèrent le corps de cette population. Je ne construis pas une théorie générale à partir de ça, mais il me semblait important de donner ces éléments historiques qui dessinent la dent en tant qu’objet politique où s’entrechoquent toutes sortes de domination : entre riches et pauvres, mais aussi raciaux.
Tu parles aussi des violences policières qui s’exercent sur les dents, de ces gens qui se retrouvent les dents cassées après une intervention de police…
Oui, il n’y a pas de statistique sur le nombre de personnes qui ont perdu des dents après une intervention policière mais il y a eu une succession de violences policières ces dernières années, dans les manifestations ou les quartiers, à l’issue desquelles des gens se sont retrouvés les dents explosées. On peut évidemment dire que c’est normal, que les coups partent souvent sur le visage et que les dents en pâtissent, mais il n’est pas interdit d’imaginer qu’il y ait aussi, dans la motivation du tabasseur, une jouissance particulière à s’en prendre à ce qui fait à la fois la force et la devanture sociale de l’individu. Cette dimension est aussi présente dans les violences conjugales : il y a quantité de femmes qui se prennent des coups dans les dents. Et je pense que ce n’est pas un hasard : ruiner un beau sourire, c’est inférioriser la personne dont on se sent propriétaire.