logo_frustration
U

Connaissez vous aussi ce sentiment de vivre l’une des semaines les plus effroyables, injustes et scandaleuses pour vous et vos semblables – camarades de classe sociale, frères et sœurs humains d’autres continents, plus pauvres et plus malheureux que vous… ? Avant de vous rappeler que vous aviez déjà eu ce sentiment une ou deux semaines plus tôt ? Ou que l’année dernière, déjà, vous disiez à vos proches « on vit quand même vraiment une période difficile » ? Cette semaine, l’humanité n’en a pas vécu d’aussi terrible depuis longtemps. Non seulement deux millions de personnes, parquées depuis des décennies dans une bande de terre de 42km se font littéralement décimer, affamer, priver de soin.

Non seulement ce drame est le fait d’une armée suréquipée dirigée par un leader au discours suprémaciste, mais en plus ce gouvernement oppresseur que n’importe qui, dans un autre contexte, qualifierait de génocidaire, attentatoire au droit international, méritant « une réaction forte de la communauté internationale », se voit adoubé et protégé par les gouvernements d’une bonne partie des pays occidentaux, dont le nôtre. A la douleur de voir nos semblables tomber sous les bombes, la faim et les balles, qu’elles soient celles du Hamas ou celles de Tsahal, s’ajoute celle de voir nos dirigeants donner leur bénédiction – en notre nom – aux principaux oppresseurs, après nous avoir matraqué une inversion victimaire dégueulasse, qui consiste peu ou prou à dire qu’au nom du “droit d’Israël à se défendre”, les 3000 enfants morts à Gaza l’ont bien cherché. Et pour couronner le tout, en France, les manifestations pour s’opposer à ce que certains n’hésitent plus, désormais, en Israël même, à qualifier de “crime contre l’humanité”, sont interdites.

Cette semaine, l’humanité n’en a pas vécu d’aussi terrible depuis longtemps

Ce qu’il se passe à Gaza vient une fois de plus, et douloureusement, mettre en lumière le racisme, l’hypocrisie, l’indignation à géométrie variable, le goût des armes et des prisons, des matraques et des interdictions, de ceux qui nous dirigent. Le débat que ce massacre suscite dans la classe politique française, notamment à gauche, vient rappeler ce que nous nous tuons à répéter depuis bientôt dix ans, et qui semble être régulièrement oublié au gré des alliances électorales et des appels mythiques à « l’unité » : il existe dans ce pays une gauche bourgeoise qui n’aura de cesse de planter un couteau dans le dos des peuples du monde entier, et qui n’a de principe chevillé au corps que la défense des puissants, le tout mâtiné d’hypocrites bons sentiments et d’un talent certains pour les double discours.

Notre impuissance et notre incapacité même à suivre le massacre en cours à Gaza – un nombre terrifiant de journalistes et d’observateurs divers ont été tués par l’armée israélienne et internet y est désormais coupé – peuvent venir nourrir un désespoir légitime. Si l’on ajoute les publications régulières et alarmantes des scientifiques quant à l’ampleur du changement climatique à venir, si l’on s’inflige le pathétique des discours macronistes sur les beaux Jeux Olympiques 2024, dont l’organisation exploite des travailleurs sans papier et expulse des étudiants, on en vient à se demander : Que faire ? Et à la longue on se demande : pourquoi s’infliger ces images ? Pourquoi continuer d’accorder une minute de notre temps à imaginer comment rendre le monde meilleur quand ceux qui sont aux commandes s’emploient à le rendre chaque jour plus cruel et plus invivable ? Plusieurs réponses alternatives existent, et nous en choisissons toujours une un jour ou l’autre, pour un temps, au cours de notre vie :

1 – Le repli sur soi et ses proches. 

Avez-vous pensez à “prendre du temps pour vous” ? Pratiquer la méditation en pleine conscience ? 3000 sites internet dotés de ce genre de visuel à base de mains et de plantes sont là pour vous en parler

Figure honnie de la vulgate de gauche, le « repli sur soi » est souvent égrainé parmi les longues listes de fléau de l’époque contemporaine, au côté des mots « individualisme » et « société de consommation ». Péché ultime de la vie citoyenne, le « repli sur soi » consiste pourtant à ne pas s’oublier, à s’épargner un peu de la violence du monde, à se dire qu’après tout, le mieux que l’on puisse faire, dans ces temps troublés, est d’offrir de l’amour et de la protection à ses proches. S’occuper des autres et de soi n’a rien d’absurde ni de honteux. C’est le ciment de la vie collective et écouter un ami malheureux en amour ou au travail, prendre du temps pour lire une histoire à un enfant, jouer au scrabble avec sa grand-mère ont parfois plus de sens que de signer une énième vaine pétition, même si cela a moins de panache. 

Dans une société qui va très mal, c’est très ambitieux d’espérer aller bien, et la déception peut être au rendez-vous.

S’épargner le visionnage d’un discours de Macron – pour ma part je ne m’inflige ses logorrhées de patron toxique que sans le son, en lisant les sous-titres – n’a rien d’une fuite. Ne pas lire toutes les informations sur la fonte des glaciers, couper la radio, s’épargner le JT de France 2 ou refuser de regarder des joutes verbales, sur BFM TV, entre un éditocrate de droite et un politique d’extrême droite, cela n’a rien de lâche. Naturellement, l’excès de repli sur soi a ses travers : dans une société qui va très mal, c’est très ambitieux d’espérer aller bien, et la déception peut être au rendez-vous. Cet été, j’ai refait ma cuisine : avec des matériaux de récup, cela ne m’a pas coûté cher, c’était satisfaisant, mais ça ne m’a pas rapporté grand-chose. 

L’introspection a aussi ses limites : mon fil Instagram est désormais envahi de publications pontifiantes prônant le « self care », me racontant qu’il me suffit d’être bien avec moi-même pour être bien avec les autres. Hélas, la paix intérieure ne m’aidera pas à boucler mes fins de mois, faire baisser le nombre de SDF qui augmente dans ma ville, lutter contre la hausse injustifiable des loyers et mettre fin au réchauffement climatique.

2 – L’ironie et le cynisme

“Not Gorafi”

« Not Gorafi », préviennent désormais mes contacts sur les réseaux sociaux lorsqu’ils relaient un discours macroniste complètement absurde, comme celui de la ministre des sports annonçant que les étudiants expulsés de leurs logements CROUS toucheront 100 balles et deux places au JO. Les yeux exorbités, elle nous explique que ce sera un honneur pour eux de filer leur piaule à des athlètes pour cet événement qui, depuis des décennies, sert à épurer les capitales de leurs pauvres et générer des milliards de cash pour des promoteurs et des sociétés de BTP. 

Le Gorafi, ce média parodique qui invente et déforme des informations pour les rendre plus absurdes qu’elles ne le sont, est dépassé depuis au moins 2020. L’épidémie de Covid a fait définitivement quitter aux macronistes la terre ferme, et l’exagération, l’inversion ou le mensonge sont devenus indispensables à ces gens, autant que respirer et boire de l’eau. La malhonnêteté est devenue totale et si les comparaisons entre Macron et un ex toxique sont aussi pertinentes, c’est parce que lui et sa clique n’ont de cesse de tout retourner, de tout réécrire et dans leur bouche et celles de leurs médias ce sont les patrons, les hommes blancs, les propriétaires, les grandes fortunes et les chasseurs qui seraient les vraies victimes. Les chômeurs, les femmes racisées, les allocataires du RSA, les locataires, les salariés et les chevreuils sont les vrais oppresseurs, sont ceux qui sèment la terreur et qui « profitent ». 

Parfois, j’ai l’impression de connaître ça moi aussi : je suis traversé par ces phases où je me demande si les théories les plus sombres sur l’avenir de l’humanité ne seraient pas justes. Et si nous étions condamnés à la souffrance et à l’oppression ?

Face à leurs mensonges, aucun chiffre ne fait l’affaire. Puisque leur règne est entièrement basé sur la négation du réel,  leur opposer les faits devient franchement inutile. L’ironie et l’humour sont donc nécessaires pour affronter la situation. Se moquer des chefs a toujours été une forme de résistance, au travail par exemple. Mais on passe de la résistance larvée à la résignation quand l’humour et l’ironie se transforment en cynisme. C’est d’ailleurs l’un des symptômes de l’épuisement professionnel ou burn out : au travail, on se met à tenir des propos fatalistes, pessimistes, on dénigre le client, l’usager ou les collègues. Le monde entier – et plus seulement celui des chefs et de leurs consultants – nous semble noir. Parfois, j’ai l’impression de connaître ça moi aussi : je suis traversé par ces phases où je me demande si les théories les plus sombres sur l’avenir de l’humanité ne seraient pas justes. Et si nous étions condamnés à la souffrance et à l’oppression ? Certains militants sont entièrement traversés par cela, et leur burn out général devient un état d’esprit. Plutôt que de se sentir utiles par leur optimisme et leur capacité à donner aux autres l’envie d’espérer mieux, ils se croient supérieurs en raison de leur prétendue lucidité sur les noires perspectives qui nous attendent. Sauf que la lucidité pessimiste ne sert à rien : nous n’avons pas besoin d’aide pour nous sentir mal face à l’état du monde, merci bien.

3 – L’optimisme, malgré tout. 

On ne gagne pas mais on ne baisse pas la tête pour autant

Une fois que l’on a refait sa cuisine et que l’on a tenu en boucle des propos dévastateurs sur la « connerie humaine », « le problème c’est l’éducation », « les gens sont des moutons » et que rien n’a changé, force est de constater que notre pessimiste lucidité ne sert à rien d’autre qu’à se sentir vaguement satisfait de ne pas faire partie des naïfs. Mais la réalité est là : dans leur extrême majorité, les habitants de cette planète ne sont pas pour grand chose à l’état du monde. Certes, ils sont « complices » en « consommant », mais il faut être sacrément de mauvaise foi pour juger à l’emporte pièce qu’on peut se passer de smartphone et de voiture en claquant des doigts. Le goût chrétien pour la culpabilité a contaminé une partie des gens « engagés » qui pensent vraiment que blâmer la population pour sa participation à la « société de consommation » va porter ses fruits. Qu’à force d’être insulté par des publications Facebook cringe, la masse de la population va jeter son téléphone à la poubelle, partir vivre en forêt et instaurer l’égalité humaine. 

Avoir des enfants, des dettes, un travail nécessaire pour payer son loyer, font qu’on n’est pas tous des révolutionnaires en puissance. Il faut comprendre « pourquoi ça ne pète pas » plutôt que de déplorer chaque matin que cela ne pète pas.

La seule posture vraiment conséquente, si l’on veut que les choses s’arrangent, repose sur le fait de reconnaître que dans une société de classes, certains sont bien plus responsables que d’autres de ce qui nous arrive et que ce sont eux qui ont les manettes et que c’est à eux qu’il faut les reprendre. Premier préalable : nous ne sommes pas tous damnés, « l’humanité » dans son ensemble n’est pas responsable du changement climatique ou du maintien du capitalisme exploiteur. Beaucoup déplorent ce qu’il se passe mais ne savent tout simplement pas quoi faire, n’ont pas la possibilité de le faire, sont pris dans une série de contraintes qu’ils déplorent aussi. Avoir des enfants, des dettes, un travail nécessaire pour payer son loyer, font qu’on n’est pas tous des révolutionnaires en puissance. Il faut comprendre « pourquoi ça ne pète pas » plutôt que de déplorer chaque matin que cela ne pète pas. L’optimisme malgré tout ce n’est pas penser que les choses vont forcément aller mieux, mais au moins admettre que nous ne sommes pas condamnés à la violence et à l’autodestruction. C’est aussi accepter l’idée que c’est l’impuissance qui domine actuellement, et pas l’adhésion de masse. 

Pour s’en convaincre, il faut faire appel à quelques souvenirs pas si lointain : les millions de personnes dans la rue contre la réforme des retraites au printemps dernier, soutenus par 9 actifs sur 10, n’ont certes pas obtenu le retrait de la réforme des retraites, pour des raisons tactiques et organisationnelles que nous analysons dans notre prochain numéro papier. Mais ils n’ont pas adhéré à la propagande gouvernementale relayée par tous les grands médias. Et il en va de même de tous les mythes du capitalisme, de la croissance verte au mérite en passant par le “ruissellement”. Ça ne tient plus. Ce qui ne veut pas dire que cela va s’effondrer comme par magie. Mais la population n’est pas dupe. Je pourrais multiplier les exemples : en France comme partout dans le monde, des centaines de milliers de personnes ont manifesté en soutien aux palestiniens, bravant le discours médiatique associant condamnation d’Israël et antisémitisme. En France, à Paris, plusieurs milliers de personnes ont bravé l’interdiction de manifester, ont été nassés sous la pluie, reçu des gazs lacrymogènes et des coups et 1500 doivent s’acquitter de 135 euros d’amende. Ce n’est pas l’apathie qui domine, c’est tout au plus une colère qui ne trouve pas (encore) sa voie.

Dans la guerre des classes, il y a une bataille psychologique

En vacances, en week-end, lors d’une promenade en montagne, sur la plage ou dans un parc, on scrute d’un air inquiet, par temps pluvieux, le ciel. On cherche souvent la moindre portion de ciel bleu, le moindre rayon de soleil qui pourrait ramener un peu de vie dans le paysage qui nous entoure. Si, pour se redonner du courage, on doit ignorer les nuages noirs qui s’amoncellent à l’horizon, pourquoi pas. Certains appellent cela prosaïquement « voir le verre à moitié plein », ce qui n’a techniquement pas moins de pertinence que de le voir à moitié vide. Mais moralement, politiquement, cela a beaucoup plus d’intérêt. Une chose est sûre : dans la guerre sociale que la bourgeoisie nous mène depuis deux siècles, et avant elle, l’aristocratie, il y a un front psychologique. Cette bataille se joue dans sa façon de parler, de marcher, d’habiter des lieux pour mieux nous intimider et nous faire sentir tout petits. La sociologie appelle cela la « violence symbolique ». Mais elle se joue aussi dans la façon de nous présenter sa propre violence comme le fruit du hasard, de la nécessité historique, de la fatalité humaine. Ce qui l’arrange le plus, c’est que nous pensions la machine qui permet son règne impossible à stopper et, tant qu’à faire, qu’on se sente responsable de sa marche ininterrompue. 

Aller bien, ou du moins pas trop mal, est une forme de résistance à la bourgeoisie qui nous préfère tristes et seuls

Trop longtemps, la santé mentale a été négligée par les organisations de gauche. Trop de syndicalistes ou de militants sont gagnés par la dépression ou l’anxiété sans que leurs proches « camarades » ne s’en soucient. Partis politiques, ONG ou associations sont d’ailleurs de plus en plus semblables à n’importe quelle entreprise qui pratique harcèlement, management par le stress et chantage à la « cause » qui justifierait tout. Ces usines à mal être existentiel s’accompagnent souvent de réunions de militants bénévoles où l’agressivité et le jugement à l’emporte-pièce règnent. Il est temps de changer ça et de considérer qu’aller bien, ou du moins pas trop mal, est une forme de résistance à la bourgeoisie qui nous préfère tristes et seuls. Ne lui faisons pas ce plaisir, même lorsque les nuages s’amoncèlent et que l’hiver vient.


Nicolas Framont