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Mes enfants me challengent, ils vont planter des arbres au Pérou.

Un titre émouvant pour annoncer la couleur, et roulez jeunesse !
Vous vous demandez peut-être ce qu’il vous arrive ? C’est simple : vous vous êtes retrouvé-e, par je ne sais quel coup du sort, sur le site internet de Madame Figaro. Vous vous apprêtez à lire un article inspirant sur une certaine Mathilde Thomas. Le chapô la présente : 

Fondatrice de Caudalie, elle pratique l’engagement comme elle a créé sa marque cosmétique : avec expertise et exigence.

N’hésitez pas à relire à volonté. Bien. Elle pratique donc l’engagement comme elle a créé sa marque cosmétique : avec expertise et exigence. En quoi ça consiste exactement, pratiquer l’engagement ? Avec expertise et exigence, d’accord. Mais pratiquer l’engagement, kézako ?

Je suis bien incapable de répondre à cette question, et pourtant, à en croire ma bulle de filtres, il semblerait que cette langue au chat n’engage que moi. L’engagement est partout. La jeunesse est intarissable d’engagements. Les artistes sont salué-es pour leurs engagements. Les entreprises sont toutes plus engagées les unes que les autres. On achète des vacances engagées, en écoutant de la musique engagée. On mange des légumes engageants, qui font de nous des consomm’acteurs et des consomm’actrices responsables… C’est-à-dire : engagé-es. 

L’engagement s’est imposé comme l’alpha et l’oméga, le mot-clé un peu cool ou du moins rassurant pour tenter sa chance. Qu’il s’agisse de rafler les appels à projet ou de déculpabiliser les consciences consommatrices, l’engagement est une VTT (valeur tout terrain), comme un synonyme de « faire le bien ». Ça vous va comme ça ? Moi non ! Alors, où est le problème ?

 Ni queue ni tête

D’abord, ça ne veut pas dire grand-chose. « Engager », ou « s’engager » peut avoir plusieurs sens. On peut engager la conversation ou un match de football : l’engagement marque le démarrage. On peut engager un employé : débuter une collaboration. On peut engager son véhicule dans telle ou telle voie : prendre une direction. On peut, enfin, donner ses meubles en gage de confiance, ou encore, s’engager vis-à-vis de quelqu’un et nous voici lié-es par une promesse ou un serment.

À travers ces différentes acceptions, on retrouve l’idée d’entamer une démarche, l’idée d’une mise en action, d’une initiation. Sans rien savoir cependant de la direction qui est prise à cette occasion. Les personnes qui rejoignent un parti d’extrême gauche s’engagent au même titre que les personnes qui rejoignent un parti d’extrême droite, quand bien même leursdits engagements les amènent à porter des combats opposés.

Une entreprise ne peut être qu’engagée : elle délivre une production, elle est donc engagée dans une action et dans une direction.

Qualifier une personne ou une structure par l’adjectif « engagé-e » n’apporte donc pas vraiment de plus-value, dans la mesure où toute personne, dès lors qu’elle est impliquée dans une action, y est par définition engagée. Ainsi, une entreprise ne peut être qu’engagée : elle délivre une production, elle est donc engagée dans une action et dans une direction. À quoi ressemblerait une entreprise « pas engagée » ? À rien ! Une entreprise qui n’est engagée dans rien, c’est-à-dire impliquée dans aucune action, n’existe pas.

On peut certes, selon l’expression consacrée, se « désengager ». On peut être plus ou moins engagé-e dans son action, au sens de plus ou moins impliqué-e. Mais je ne peux pas faire sans m’engager. L’action est par définition ce qui m’engage.

Chiné sur le site web de Total Energies. Dire “collaborateurs” à la place de salariés c’est bel et bien s’engager… pour une meilleure exploitation du travail

Le niveau de mon engagement ne dit rien de mon engagement

L’action par définition m’engage, certes. Mais surtout : l’action par définition m’engage dans une direction. Personne n’est en soi engagé-e. Je suis toujours engagée dans une relation, un combat, une action, etc. Le sujet, donc, est de savoir le sens de mon engagement, plus que son niveau d’intensité. Si s’engager revient à entamer une démarche, le tout est de savoir quelle est cette démarche. Quelles sont cette relation, cette action, quel est ce combat.

L’erreur, donc, c’est de mobiliser la notion d’engagement comme une caractéristique en soi, comme une qualité en tant que telle. L’erreur est de nier que l’engagement soit toujours circonscrit à un contexte. La question n’est pas tant de savoir combien je suis engagée, mais en faveur de quoi. Parler de l’engagement d’une entreprise ne dit rien de sa qualité, de sa valeur, de la nature de son action. 

La question n’est pas tant de savoir combien je suis engagée, mais en faveur de quoi.

Mobiliser la catégorie de l’engagement comme si elle était en soi l’indice d’une valeur ou d’un positionnement, c’est une façon de ne pas situer politiquement l’action dont il est question, tout en faisant mine de la positionner sur le plan moral. C’est une façon d’en dire le moins possible sur les arbitrages, les prises de position, les choix qui sont faits.

Crier à l’engagement sur tous les toits sans préciser la nature de l’engagement, définir les actions des un-es et des autres par l’étiquette « engagé-e » sans qualifier les faits, ça ne rime donc à rien. C’est un peu comme de saluer une personnalité très connue pour… sa célébrité : on tourne en rond.

Banaliser le mal

On parle de l’engagement, mais aussi  du changement, de l’innovation, de l’impact, comme si ces catégories étaient une fin en soi. Or la question n’est pas de savoir s’il faut un changement, mais quel changement on vise. Il ne s’agit pas de savoir qui est le plus innovant, mais de comprendre ce qu’il se joue réellement derrière les innovations. L’impact n’est pas bon en soi : le tout est de savoir ce qui est impacté, dans quel sens et à quel prix. Change (management), engagement (sociétal), innovation (sociale), impact (positif) : encore combien de coquilles vides avant de s’arrêter un instant et de comprendre qu’aucun de ces verbes (changer, s’engager, innover, impacter) n’est synonyme de « sauver le monde » ?

Ces coquilles ne sont pas seulement vides de sens. Leur utilisation a des conséquences politiques. L’utilisation de la notion d’engagement telle qu’on peut l’observer dans tous les domaines (entreprise, politiques publiques, marketing, etc.) pose un sérieux problème. Son utilisation suppose que le monde serait divisé en deux catégories : les initiatives classiques d’un côté (celles qui n’ont rien de spécial), et les initiatives engagées de l’autre (celles qui marquent un point bonus !). Il y a Danone (le nec plus ultra du yaourt impactant) et il y a les autres (le banal yaourt tout court). Il y a Yves Rocher (le nec plus ultra du gloss engagé) et il y a les autres (le simple cosmétique).

Premier problème : il ne suffit pas d’être labellisé « produit engagé » pour être à la hauteur des enjeux climatiques et sociaux. Danone n’a pas encore sauvé le monde. Et Carte d’Or de nous vendre sa glace à la vanille à grands coups de slogan : « Délicieusement engagé ». Bonne nouvelle : avec son nouveau carton recyclable, vous pouvez « aider la planète » !

Le fait de mettre l’accent sur le caractère engagé de telle ou telle initiative a pour conséquence de mettre en sourdine les implications et les conséquences politiques de toutes les autres

Deuxième problème : cette bipartition entre le business as usual et le business for good court le risque d’amenuiser la responsabilité des acteurs portant des initiatives qui ne sont pas dites « engagées », alors considérées comme neutres. L’engagement apparaît comme un petit plus et les modes d’action classiques, dépourvus de ce petit plus, semblent faire leur bonhomme de chemin en toute neutralité. Pourtant, si les initiatives dites engagées ne vont pas nécessairement dans le bon sens, les initiatives « classiques », « pas spécialement engagées », qui n’ont rien de spécial à déclarer du point de vue éthique, vont quasi systématiquement dans le mauvais sens : exploitation de la planète et des travailleur-euses, perpétuation des schémas de domination, etc.

Les entreprises qui ne se revendiquent pas comme engagées sont, toutes, toujours, déjà engagées dans une voie : des magasins qui poussent à la consommation, du chocolat qui détruit l’environnement, des musiques qui véhiculent des valeurs misogynes, des publicités racistes, etc. Or, le fait de mettre l’accent sur le caractère engagé de telle ou telle initiative a pour conséquence de mettre en sourdine les implications et les conséquences politiques de toutes les autres, qui ne seraient pas spécialement engagées. On dépolitise ainsi les modes d’action classiques, tout violents et extractivistes soient-ils.

Si vous dirigez une marque “engagée”, prière d’utiliser un visuel claqué avec des mains et un petit arbuste bourgeonnant. “ici on s’engage : on plante des tomates cerises sur notre Rooftop”

La rhétorique de l’engagement, alibi de la neutralité

La rhétorique de l’engagement se traduit par une utilisation de la catégorie d’engagement à tout bout de champ, elle brandit l’engagement comme on brandirait le drapeau de la morale. L’utilise comme une caution éthique. Cette usurpation n’est pas convaincante. Toute action m’engage. Être engagé-e ne signifie pas « faire le bien », je peux être méticuleusement engagée dans une entreprise de destruction systématique.

En parlant d’ « inaction climatique », on se retrouve sans le vouloir à minimiser la responsabilité du gouvernement. Le gouvernement est bel et bien actif sur ce qui concerne le climat.

En plus de ne pas être convaincante, elle pose problème, car elle vient gommer les implications politiques et les conséquences matérielles pourtant bien réelles qui découlent de toutes les autres initiatives. Cette rhétorique neutralise les initiatives les plus classiques, traditionnelles, et par là même, renforce le poids de la norme dominante – efface son caractère contingent. C’est ce qui explique que la gauche militante en vienne à critiquer le gouvernement pour son « inaction climatique ». Vous voyez le couac ? En parlant d’ « inaction climatique », on se retrouve sans le vouloir à minimiser la responsabilité du gouvernement. Le gouvernement est bel et bien actif sur ce qui concerne le climat. Ses engagements sont même très clairs : le PIB d’abord, le GIEC ensuite. Le gouvernement est très engagé dans la défense du système néolibéral caduque et qui nous condamne. Le gouvernement est absolument acteur, responsable, coupable. En termes de climat, il ne fait pas rien, il fait même beaucoup. Simplement, il fait tout ce qu’il ne faut pas. Il se « trompe de cible »[1].

Alors on fait quoi ?

D’abord, on se sort de la tête l’idée qu’il y aurait d’un côté des actions, des films, des entreprises ou encore des études engagées (exemple : un master en économie sociale et solidaire), et de l’autre, des actions, des films, des entreprises ou des études pas engagées (une banale école de commerce, au hasard). Chaque cursus, chaque parcours, chaque action, est engagée dans une voie. Le propre des dominations, c’est de bénéficier d’une invisibilisation qui les neutralise, les naturalise, les fait passer pour la norme.

Tout est politique, toute action m’engage. Le sujet n’est pas de savoir si je suis politique, mais pour quel camp je joue.

Alors, on arrête de s’exciter sur la catégorie d’engagement, comme si elle venait couronner quelques excentriques pour leurs initiatives louables et originales, qui sortent du lot.

Enfin, on se martèle une chose : tout est politique, toute action m’engage. Le sujet n’est pas de savoir si je suis politique, mais pour quel camp je joue. La question n’est pas de savoir combien je suis engagée, mais à quel camp je donne mon énergie et ma force de travail.


Camille Lizop


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