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L’intérêt de Radio Classique, c’est qu’on ne nous parle pas du coronavirus en permanence et qu’on peut écouter de beaux morceaux de musique, mais c’est aussi l’occasion d’en apprendre plus sur la bourgeoisie à laquelle cette radio s’adresse principalement.

Une ambiance feutrée

À l’écoute de Radio Classique, l’auditeur se sent tout de suite bien. L’ambiance est chaleureuse, et, comme les flash d’infos sont courts, les fracas du monde restent à la porte. Quand on les évoque, c’est tout de suite pour indiquer à quel point la musique est précieuse pour traverser ces moments difficiles de confinement. Lors des passages d’antenne, les animateurs se donnent du « Mon cher Christian », « Ma chère Laurence », « Je vous embrasse », « Vous êtes trop aimable », etc. Que nous apporte toute cette complicité affichée ? Il s’agit d’une façon de nous faire sentir comme en famille, avec des gens qui s’apprécient, et qui nous le font partager. Cet effet est renforcé en période de confinement par le fait que les animateurs prennent la parole depuis chez eux (on est avec l’animateur Christian Morin dans son salon, puis dans sa cuisine). L’auditeur fait ainsi partie du groupe, mais après tout c’est le cas pour un peu toutes les radios. La spécificité ici, c’est qu’on sent qu’aucune aspérité ne saurait affleurer, toutes les relations sont complètement ouatés, les avis tombent dans un consensus qui advient de toute façon de lui-même.

Une bande-son fossilisée et élitiste

Alors que la musique classique est justement le point nodal de la culture dominante (la culture), il est assez remarquable de constater qu’elle fonctionne grandement en circuit fermé. Non qu’il n’y ait plus de compositeurs vivants, mais sur Radio Classique en tout cas on passe surtout des compositeurs morts, et correspondant en gros à la période 1700 – 1950. Le corpus de ces compositeurs est très peu changeant, on en revient toujours à quelques dizaines de compositeurs « majeurs » qui ont tendance à écraser tous les autres en terme de diffusion.

Un relevé sur la journée du 10 avril 2020 montre que 50 % des morceaux correspondent à 9 compositeurs seulement (Bach, Beethoven, Brahms, Mendelssohn, Dvorak, Mozart, Schubert, Haydn, Tchaikovski), et Bach à lui seul représente 8 % des morceaux diffusés pour cette journée. La culture du classique, qui se veut pourtant dominante, se caractérise donc paradoxalement sur cette radio par une relative pauvreté par rapport à l’ensemble de ce qui a été produit depuis quatre siècles, en cela qu’elle s’exerce d’abord sur un panel restreint de compositeurs, et elle est largement fossile, car peu irriguée par les nouvelles productions, seulement par de nouvelles interprétations.

Pourquoi cela satisfait-il particulièrement l’auditeur bourgeois ? D’abord parce que le fait de restreindre le champ d’écoute permet d’approfondir chaque « grand » compositeur et donc de se distinguer du prolo qui ne connaîtra que les airs les plus connus popularisés par un film à succès ou une publicité. C’est aussi pour cela que la musique classique d’aujourd’hui correspondant à des BO de films est comparativement peu diffusée sur une telle radio, le prolo pourrait reconnaître ! Au contraire, on préférera se gargariser entre happy few à comparer différents interprétations d’une même œuvre ancienne, avec une sensibilité aux subtiles variations que seuls les bourgeois ont matériellement le temps de cultiver.

Ensuite, l’éternel retour du même est extrêmement rassurant, car il permet à l’auditeur qui reconnaît un morceau déjà passé de se dire qu’il a de la « culture » et de se sentir valorisé. Se confronter à un nouveau morceau ou un nouveau compositeur, c’est au contraire accepter sa méconnaissance, ce qui est peu compatible avec l’image d’assurance et de légitimité que la bourgeoisie veut donner d’elle-même. Ce mécanisme de l’éternel retour d’une même production est d’ailleurs le principe au fondement du festival de Bayreuth en Allemagne, qui tourne depuis bientôt 150 ans sur les 10 mêmes œuvres de Wagner ! Le succès est tel qu’il faut attendre des années pour avoir une place. Seule une élite bourgeoise peut concrètement avoir accès à ce type de spectacle, dont l’intérêt principal est moins sa grande qualité artistique qu’elle ne consiste en une marque sociale, d’abord d’y être mais surtout d’y avoir été. 

Enfin, mettre en avant un faible nombre de « grands » compositeurs corrobore l’idéologie dominante du mérite et du génie individuel, en montrant par l’exemple qu’il est tout à fait normal d’attribuer 50 % des ressources à 9 personnes seulement… ce qui rappelle vaguement quelque chose. Sélectionner aussi radicalement un petit nombre de compositeurs aussi bons soient-ils, c’est en écarter combien d’autres, et sur quels critères ? Les compositrices, les latins, les contemporains, les dénigrés, les précurseurs, les originaux… ? Allons même plus loin. Ce qui est embêtant avec les plus grands maîtres de leur art, c’est que le résultat est d’une telle qualité qu’il donne une impression d’évidence et de facilité. Quoi de plus évident et aérien que la musique de Mozart, l’exemple-type du « génie » ? En comparaison, son contemporain Salieri a été éclipsé, presque oublié. Peut-être sa musique nous paraîtrait-elle moins facile et plus besogneuse, mais c’est aussi par manque d’écoute et méconnaissance ? Pourtant, si on l’écoutait plus, on pourrait mieux comprendre le processus de création d’une œuvre encore plus géniale, de Mozart par exemple. On a donc l’impression que l’œuvre des plus grands est donc moins le résultat de leur travail acharné que celui de leur fameux « génie », comme s’ils avaient été touchés par la grâce de Dieu et non comme s’ils avaient travaillé comme des dingues. En focalisant l’attention sur les fameux génies, on invisibilise donc le laborieux processus de création de tous, c’est-à-dire le travail.

Des publicités assoiffées d’argent

Les publicités sont particulièrement intéressantes, car elles donnent des indications précises sur le profil sociologique des auditeurs de la radio et leurs centres d’intérêt. Certaines annonces sont assez anodines, bien qu’assez profilées sociologiquement, pour l’agneau français en semaine de Pâques ou jejouedupiano.com. Mais la majorité sont au contraire très significatives, et concernent en premier les dons et l’économie de la charité :

– Pour léguer à l’Église catholique : « Je crois en l’Église, je lègue à l’Église ».

– Pour faire un don à la Fondation des femmes ou à SOS Villages d’enfants.

– Pour donner à « Urgence Coronavirus », campagne de dons lancée par la Fondation de France.

– Pour assister au concert « Passionnément Mozart » à domicile, qui sera l’occasion de faire des dons pour « soutenir nos soignants ».

L’avantage de la charité, c’est que c’est un système qui permet de choisir la cause pour laquelle on donne, et de recevoir directement en retour une gratification morale correspondant au transfert d’argent, se traduisant même parfois symboliquement (galas, concerts, voire plaques commémoratives pour les plus grands donateurs ou mécènes…), et surtout qui ouvre droit à défiscalisations.

Parlons-en, justement, d’autres publicités se rapportent directement à ce qu’ils appellent des investissements :

– Pub pour acheter des actions Habitat et Humanisme : « J’avais quelques économies et je cherchais un placement avec un impact social. J’ai appris qu’Habitat et Humanisme faisait un bon travail avec les personnes en difficultés. Alors j’ai investi dans leur société foncière, comme ça je sais que mon argent a une vraie utilité sociale. Et en plus j’ai quand même un avantage fiscal. »

Admirez les euphémismes : ce monsieur a « quelques » économies (s’il en avait si peu il n’investirait pas en actions !), les pauvres sont des « personnes en difficultés » (ah, c’est vraiment pas de chance !), et tout à la fin, juste au détour d’une phrase, on mentionne la défiscalisation – pardon, « l’avantage fiscal » -, ici un dispositif Madelin. Ce n’est pas du tout important n’est-ce pas, on vous le dit juste au cas où ça vous intéresserait. L’hypocrisie est totale, puisque c’est le cœur même du système de financement. Sachant qu’une défiscalisation, c’est soit moins de service public, soit compensé par une hausse des impôts, c’est bien le pauvre qui va subir ou payer pour la rentabilité des « quelques économies » de cet homme bien propre sur lui et soucieux du bien commun. Bien entendu, le bourgeois a l’impression d’être utile en permettant à un pauvre de se loger. Enfin goûtons sans réserve cet aveu en creux, « la vraie utilité sociale » impliquant que la plupart des autres « investissements » sont bien complètement nuisibles, mais cela personne ne s’en est rendu compte à Radio Classique.

 – Pub pour le cabinet ARC, spécialisé dans les recouvrements de créances : « Votre argent n’attend pas ! ».

Au moins le slogan est clair. Au cinéma, les gros bras biens méchants qui disent au héros « On te laisse 24 h pour payer, sinon tu laisses tes dents sur le trottoir », eh bien c’est le métier du cabinet ARC, mais proprement et en costume-cravate. C’est surtout révélateur que ces bonnes âmes charitables qui écoutent Radio Classique ne perdent pas le nord quand il s’agit d’argent. L’amour du prochain a certaines limites, quand faut payer, faut payer !

 – Pour Investir, le journal des finances, qui incite à investir en Bourse : « Investir rapporte ! »

– Pour BM Viager : « Vous êtes propriétaires et voulez un complément de revenu ? (…) Bénéficiez d’une rente à vie tout en restant chez vous !»

Bon, à ce stade, on se dit surtout que la quasi-totalité des pubs se rapportent directement à l’argent en tant que tel, soit pour en avoir plus, soit pour le donner en purifiant son âme, soit un mix des deux : c’est obsessionnel. Il n’y a pas de pub pour une mutuelle ou des promos en magasin, et une seule qui soit en rapport avec un bien à acheter réellement – et encore, de l’agneau en semaine de Pâques. Les auditeurs de Radio Classique ne sont pas à ce niveau-là n’est-ce pas.

Enfin, il faut noter l’omniprésence des publicités pour sauver les chrétiens d’Orient en soutenant l’association SOS chrétiens d’Orient. Il s’agit d’une association issue des milieux de la droite catholique qui vise à encourager le maintien sur place des chrétiens persécutés en Irak, Syrie, Liban, Égypte. Si l’on peut comprendre la solidarité entre coreligionnaires, on peut aussi lire en creux que cette action de soutien est nécessaire à cause de ces méchants musulmans. Gageons que c’est aussi une manière de se placer dans la lignée de Charles Martel et Godefroy de Bouillon, héros d’un passé d’autant plus fantasmé qu’on peut le présenter à peu près comme on le souhaite. Cela tombe bien, Franck Ferrand est là, qui opère sur la même radio.

Bon conteur, mauvais historien : « Franck Ferrand raconte »

À l’antenne et sur le site internet de la radio, l’émission d’Histoire de Franck Ferrand est souvent mise en avant, où il raconte en 30 minutes un épisode historique en général assez bref. Il centre systématiquement les événements qu’il raconte sur un personnage historique particulier, qu’il adore psychologiser et décrire physiquement dans les moindres détails, autant d’éléments très efficaces narrativement, mais en général dépourvus de valeur et d’intérêt historiques. Franck Ferrand porte assez peu d’intérêt pour les mécanismes systémiques (sociaux-culturels, religieux, commerciaux…) qui constituent le contexte, pourtant autrement importants pour comprendre les enjeux et l’origine des situations historiques décrites. L’Histoire se présente alors comme une suite de règnes de rois omnipotents et de dates flottant dans le vide, sans lien entre elles, et sans les peuples. Surtout ne parlons pas à Franck Ferrand de matérialisme historique, de démographie, d’économie !

Le récit que les bourgeois se font d’eux-mêmes. 

Un bourgeois exploitant le travail d’autrui, détruisant le droit du travail, maltraitant les soignants et les vieux dans les EHPAD en exigeant une rentabilité de 10 % ou 15 % sur son placement ne se voit pas comme une ordure capitaliste, non. Il se fait seulement un autre récit de lui-même que celui que nous faisons à Frustration. On ne raisonne qu’à partir de ses affects personnels, et ces affects nous font adhérer à un corpus de valeurs. C’est ensuite sur ces valeurs adoptées au préalable que se construit le récit qu’on va défendre avec des arguments allant dans leur sens. Quelles sont les valeurs qui émergent d’une écoute critique de Radio Classique ?

Radio Classique ne donne pas l’image d’une radio qui serait outrageusement réactionnaire. Elle donne plutôt une image d’évidence, celle du récit que la bourgeoisie se donne à elle-même : chaleureuse et bienveillante sur la forme, sûre d’elle-même, entreprenante et généreuse sur le fond (nous dirions : individualiste, opportuniste et inconséquente…). Elle entretient une image du passé largement fantasmatique glorifiant quelques individus démiurgiques – les génies et les héros – dont elle se voit la continuatrice et seule capable d’apprécier la valeur, et dont elle pense tirer sa légitimité à dominer.

Celle-ci va donc de soi, mais s’il en fallait une preuve c’est qu’elle est cultivée, et méritante de l’être : c’est du boulot, d’aller écouter Wagner ! La musique classique remplit le rôle de code culturel qui permet aux conservateurs de créer un espace propice à développer leur récit. Ce code ne change jamais pour faciliter la reconnaissance entre pairs et la reproduction des élites, mais on fait bien en sorte de le laisser peu accessible aux autres catégories de la population afin de protéger l’entre-soi des bourgeois. Cet éloignement du monde se manifeste aussi par l’euphémisation de tout ce qui pourrait heurter leur sensibilité, la pauvreté ou le prolétariat sont par exemple des concepts inexistants. Une fois protégée du monde extérieur par ses codes, mais aussi ses lieux et ses relations, la bourgeoisie peut alors se permettre de raisonner en circuit fermé, hermétique au monde réel.

D’abord, le travail est invisibilisé derrière le talent : seul compte le résultat apparemment tombé du ciel, et qu’on va pouvoir évaluer avec un étalon : l’argent. L’argent n’est pas un moyen pour vivre comme chez les gens lambda, mais bien une valeur en soi, complètement obsessionnelle, avec ses deux mécanismes opératoires : les placements et la charité, l’un et l’autre étant en général vus de manière complètement séparée, mais pouvant accidentellement se combiner pour plus de satisfaction morale. La forme compte aussi beaucoup dans ce récit. Comment des gens aussi bienveillants et chaleureux entre eux pourraient-ils être des salauds ? C’est impossible.

Donc si des gens sont pauvres ou que l’Hôpital public se délabre, il n’y a pas de cause bien définie, à part que c’est la faute à pas de chance probablement, ou bien ils ne se sont pas donné les moyens de sortir de cette situation. Et ça, on ne peut rien faire, sauf s’ils sont chrétiens d’Orient / femmes battues / Église en détresse, car là évidemment ce sont des causes valables puisqu’elles touchent leurs affects bourgeois. Enfin, avec ce mode de pensée individualiste, aucun raisonnement systémique ne peut prendre place dans leur univers : aucun lien, apparemment, entre le soutien aux soignants par une collecte de dons et une défiscalisation dont on bénéficie. La main gauche ignorant ce que fait la droite, la morale est sauve.