Dans cette troisième partie de leur entretien croisé, Kaoutar Harchi et Joseph Andras se questionnent mutuellement sur leur vision de la gauche et l’importance de continuer à utiliser les termes de communisme et de socialisme. Il et elle pointent les risques d’une disparition de l’idée de gauche, qui pourrait être exclue de l’espace légitime du politique et ne survivre que sous une forme fausse et mensongère, comme un décor du monde.
Joseph Andras : J’entends très bien, dans une configuration oppressive, qu’on revendique, qu’on valorise, qu’on survalorise même, ses particularités : le « Black is beautiful » face à l’hégémonie blanche, la négritude face à la force conquérante, la kurdicité face à la colonisation turque ou iranienne, la langue bretonne face au rouleau compresseur centraliste. Je suis en train de lire un bouquin sur la culture yiddish de l’entre-deux-guerres et je n’ai aucune réserve par rapport à l’affirmation juive comme résistance au broyeur assimilationniste et à l’antisémitisme. Je tiens l’islamisme pour une modalité du fascisme international mais je sais qu’il a pu, parfois, être investi, réactivé à des fins défensives. Mais je suis certain d’une chose : si on en reste là, si on tient l’identité pour un horizon et non une strate, pour un but, pour un cadre fixe, on flingue l’idée d’humanité. Or l’humanité, depuis que les peuples ont fait l’expérience, souvent douloureuse et parfois génocidaire, de la « rencontre », donc, par suite, de l’hybridation, de la relation dirait Glissant, nous n’avons plus d’autre choix que de la bâtir, cette humanité. Ça signifie que nos « ancêtres », on gagnerait à se les partager. Que tu es l’héritière de Camille Desmoulins et de Louise Michel comme je suis l’héritier d’Abdelkrim el-Khattabi et de Djamila Boupacha. Ça signifie subsumer, recoder, enchâsser et prolonger le particulier dans une forme universelle. Laquelle prend, selon moi, selon tant d’autres, le nom de socialisme, de communisme.
Kaoutar Harchi : Oui. Et de là s’ouvre le débat sur les conditions de ce partage des ancêtres, que tu évoques. Nous sommes minoritaires : nous partageons facilement. Ce n’est pas une histoire de cœur sur la main, mais de mains qui se tiennent, de solidarité. Mais on pourrait te dire : pourquoi s’accrocher à ces termes, « socialisme », « communisme » ? La jeune génération paraît s’en distancier…
Joseph Andras : Je garde ce nom car c’est, à ce jour, le seul nom qui, sur tous les continents, a rendu possible, dans un nombre incalculable de langues et de cultures, l’idée d’humanité. C’est le seul projet échafaudé par les peuples, depuis le bas, qui s’est levé pour tourner la page des guerres, des humiliations et de la loi des forts. Si d’autres noms sont proposés pour dire la même chose, soit. En attendant, c’est là, disponible sur la table du monde. L’identité est une donnée incontournable. Je n’ai pas la moindre difficulté à dire que je me sens français, que ce qu’on appelle « la France » constitue – que je le veuille ou non, d’ailleurs – la personne que je suis. Mais si l’identité n’est pas transcendée, c’est, à la fin des fins, une pulsion de pogromiste. Je ne vois pas comment sortir de ça. C’est jeter les cadavres nus des protestants dans la Seine ; c’est le nazisme qui avance, en Autriche, qu’il existe même des « chiens juifs » ; c’est Luther King abattu à Memphis par un ségrégationniste blanc ; c’est Mahmut Esat Bozkurt, lointain ministre turc, qui expliquait que les Turcs non « purs » devaient être traités comme des « serviteurs » ou réduits en « esclavage » ; c’est la discrimination structurelle des chiites en Arabie saoudite ; c’est Daech qui relègue les femmes yézidies « hérétiques » à l’état d’esclaves sexuelles. C’est, sous nos yeux, Houellebecq qui frétille pour « des Bataclan à l’envers » et les suprémacistes blancs nord-américains, c’est Mohammed Merah qui abat des enfants juifs dans l’école Ozar Hatorah.
Qu’est-ce qui peut conjurer ça ? Une chose : la recherche permanente d’un dénominateur commun. On ne peut pas sortir du fameux choix posé tour à tour par Engels, Luxemburg, Castoriadis et Sartre : ou le socialisme, ou la barbarie. Je dis donc, ici et dans mes livres : qu’on choisisse. Ou l’apartheid, l’injustice quotidienne et la mort prématurée, ou la fabrication d’une politique de l’émancipation via une pensée de la transversalité révolutionnaire, la construction d’une égalité totale fondée sur l’exception de tous. L’urgence écologique mondiale ne fait jamais que renforcer cette visée. Seule la tradition révolutionnaire est capable de porter une telle charge. Je me souviens qu’un jour, pour expliquer ton appartenance à la gauche, tu as eu cette définition qui m’avait frappé : « c’est ne perdre personne. […] C’est s’inquiéter pour les absents. » On a plutôt l’habitude de définir la gauche par ses propriétés positives : pourquoi l’aborder en creux ?
Kaoutar Harchi : Je sais ta lecture historique et historienne de la gauche. Mais, moi, je considère la gauche non pas à partir de ce qu’elle est ou essaie d’être, mais à partir des efforts globaux déployés pour qu’elle ne soit plus, pour la faire disparaître, pour l’exclure de l’espace légitime du politique et l’assigner à l’espace de la menace. Une menace, donc, à abattre. La constitution de la gauche en tant que problème – problème dont la solution toute trouvée est la droite – est un processus qui me frappe toujours car j’y vois un signe de sa probable extinction. En disant ça, je pense à l’extinction de certaines espèces animales. Aucune espèce ne s’éteint d’elle-même. C’est nous, humains, qui plongeons ces espèces dans le noir total puis nous déclarons : c’est une extinction. C’est, au vrai, une extermination. Je reprendrais donc ce que je te disais initialement : c’est un processus d’extermination de l’idée de gauche. C’est un peu comme le Truman Show : si la gauche perdure, ce sera sous une forme spectaculaire, hollywoodienne, fausse, mensongère, comme un décor du monde, mais la gauche aura cessé d’être une politique. C’est très inquiétant car les vies de milliards de personnes dépendent de la gauche. Elles en dépendent tant que ces vies-là, en manque de gauche, risquent toujours de n’être plus des vies.
Sans la gauche, des milliards de vie sont vouées à disparaître et, tout bonnement, disparaissent. En ce sens, oui, être de gauche signifie à mes yeux lutter pour ne perdre personne, pour maintenir chacun, chacune dans un état tel qui lui est permis de durer, c’est-à-dire de résister en persistant à travers le temps, en ne cédant pas à la mort, en allant au-delà de l’espérance de vie qui lui est statistiquement attribuée. C’est pour cette raison que la question du logement, de l’accès et de la qualité des soins, des crimes sexuels et racistes, de la qualité de l’air, de l’eau, sont des enjeux si fondamentaux car, à chaque fois, c’est la mort et la disparition des individus les plus précarisés qui est en jeu. En disant « être de gauche c’est s’inquiéter pour les absents », ça veut dire que la gauche porte l’inquiétude de son propre échec et la responsabilité des pertes humaines que cet échec entraînerait. C’est terrible, à mon sens, d’être de gauche.
Joseph Andras : Terrible ?
Kaoutar Harchi : Oui car être de gauche, c’est ce paradoxe : l’échec assuré et l’effort continu et collectif de se rassurer par la lutte que cet échec ne surviendra pas. Mais tu avais déclaré à Frustration que tu ne revendiquais pas spontanément ce mot, « gauche », je crois ?
Joseph Andras : Je l’emploie par commodité, par confort, car « on se comprend ». Mais oui, je me réclame plus volontiers de l’ensemble du mouvement socialiste, national et international. La gauche, c’est tout aussi bien Mitterrand qui coule le Rainbow Warrior et signe l’attaque de la grotte d’Ouvéa. C’est Castaner, Valls et Schiappa. C’est, visiblement, les bouchers en chef des Gilets jaunes : l’un, Macron, qui nous a fait savoir qu’il avait une « culture » de gauche, l’autre, Didier Lallement, qui jure qu’il est « un homme de gauche ». Au fond, il n’y a que trois voies qui s’offrent au monde contemporain : le clan, l’accumulation ou l’égalité. C’est-à-dire : l’identité pure, la théocratie, l’homogène, le sang ; le marché capitaliste, le profit, l’illimitation et le primat de l’égoïsme ; le socialisme. La première, c’est la guerre civile ; la deuxième, la mort prématurée des travailleurs manuels par rapport aux cadres et le désastre climatique : reste donc, oui, la dernière pour tenter une sortie par le haut. « Socialisme », ou « communisme », ou « anarchisme ». Je tiens, à peu de choses près, ces termes pour interchangeables. Ils ont introduit dans l’histoire mondiale des idées une pensée totale, totalisante, de l’égalité, de la justice, de la libération et de la dignité.
On pourrait parler sans fin de terminologie : les trahisons, les récupérations… Mais tous les mots sont cassés. Tous ! À commencer par « démocratie » – étrangement, on se demande moins s’il faut sauver la notion de « démocratie » après que Ferry, Bush et Netanyahu l’ont si souvent mobilisée. Je crois qu’il faut une idée pour mettre durablement en mouvement, orienter, structurer et, je dirais même, autodiscipliner. Pour proposer une stratégie. Une idée robuste, claire, capable d’affecter le plus grand nombre. J’ai beau retourner la question dans tous les sens depuis des années, je ne vois aucun autre signifiant à même de porter cette puissance émancipatrice en France et aux quatre coins de la planète. Le socialisme, tous les continents savent très bien ce que c’est. Dans son testament, Hô Chi Minh écrit qu’il va rejoindre Marx. Najati Sidqi a défendu la Palestine et l’Espagne antifasciste en tant que membre du Parti communiste. Le Black Panther Party était ouvertement socialiste. Quand l’indépendantiste kanak Alphonse Dianou est tombé au combat contre l’armée française, il portait les couleurs du Front de libération nationale kanak et socialiste.
Kaoutar Harchi : On pourrait te rétorquer que le socialisme est né en Europe…
Joseph Andras : Soit. Mais le christianisme, né en Galilée et en Judée, est-il encore tributaire de cette région de la planète ? Le socialisme n’est pas eurocentrique. Ou plutôt : il peut très bien ne pas l’être. Et ça, de nombreux penseurs et militants non-blancs ou du Sud ont été les premiers à le dire. Il va de soi qu’un socialisme eurocentrique a existé et on convoque, à raison, les critiques de Césaire à l’encontre du « fraternalisme » du Parti communiste. Mais prenons seulement quelques cas. Baldwin a invité à mettre sur pied un socialisme « à l’américaine » ; Fanon a indiqué qu’il suffisait de distendre « légèrement » le marxisme pour lutter contre le système colonial ; Nyerere a réfléchi, avec le concept « ujamaa », à un socialisme africain (il a tout résumé en neuf mots : « Le vrai socialiste ne peut pas exploiter son prochain ») ; Kateb Yacine a exhorté en 1968 à « définir notre socialisme », algérien, donc, et à faire de la lutte des classes la « base du concept même de la nation » nouvellement indépendante ; le zapatisme mexicain a recodé l’héritage marxiste à la lumière de l’existence indigène ; le KCK réfléchit de nos jours à un socialisme écologique moyen-oriental. Je pourrais poursuivre pendant des heures. Des socialismes respectueux des religions locales et nationales ont vu le jour – je suis athée mais l’athéisme soviétique d’État a été une sacrée connerie. Cette tradition a donné ce qu’il y a eu de meilleur dans l’histoire humaine.
Kaoutar Harchi : Et le pire de cette tradition ?
Joseph Andras : On le connaît, et on a appris de lui. Je suis le premier à parler des crimes du stalinisme, mais qui, dans la belle société, parle avec la même assurance des millions de morts provoqués par les « démocraties » parlementaires capitalistes ? On est donc assis sur un trésor, mais on regarde ailleurs.
Prochaine partie : mardi prochain