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Matthieu Foucher est un journaliste et militant gay que j’ai connu gràce à l’enquête très fouillée et assez perturbante qu’il a réalisé pour Vice. Partant du récit de l’agression sexuelle dont il a été victime enfant, il raconte comment, dans son entourage, un très grand nombre d’hommes gays ont subi les mêmes situations. C’est un constat que j’ai pu faire de mon côté également et cela pose une série de questions très dérangeantes, comme celle du lien entre le fait d’être victime d’agression et son orientation sexuelle. Son article en parle de façon limpide, j’en conseille la lecture. Depuis, j’ai pris conscience qu’à 33 ans et après avoir surmonté la plupart des épreuves douloureuses qui jalonnent une jeunesse homosexuelle (pour faire vite : lutter contre son attirance pour les hommes, pâtir de cette lutte avec soi-même dans sa vie relationnelle et sentimentale, l’accepter enfin et devoir le faire accepter à sa famille, à ses proches, puis faire très attention), je n’avais pas grand-chose à lire, à voir ou entendre sur le sujet. C’est pour pallier ce manque que nous avons écrit avec Thibaut Izard cet article ici-même. Récemment, une amie m’a demandé comment j’avais fait à l’époque, à qui j’en avais parlé, sur quoi j’avais pu compter quand je me débattais avec mon “problème” d’orientation sexuelle (c’est-à-dire comprendre qu’on est gay quand tout le monde, vous-même inclus, vous croit hétéro) : eh bien personne, pas de livre, pas vraiment de film ou seulement des films très tragiques (comme Le Secret de Brokeback Mountain). Or, ce qui me frappe, c’est que beaucoup de personnes autour de moi pensent que la question de l’homosexualité est réglée en France. C’était chaud en 2013, mais depuis tout va bien pour nous : il y a un personnage gay par série Netflix, que demande le peuple ? Matthieu Foucher décrit une réalité qui est tout autre. Sur son compte Twitter, il recense les faits d’agressions ou d’assassinats homophobes, souvent traités avec dédain par la presse locale (rarement nationale). D’une façon générale, il se pose des questions sur ce que c’est d’être gay dans les années 2020. Et croyez-moi, c’est très rare.

Peux-tu te présenter ?

J’ai 32 ans et je suis réalisateur, journaliste et militant gay ou pédé – selon le terme qu’on préfère – ainsi que cofondateur du collectif bénévole Friction Magazine.

Tu as récemment documenté les nombreux meurtres et tentatives de meurtre de personnes gays en France au cours des dernières années. Pour ma part, c’est la première fois que je tombais sur une liste pareille. Comment expliques-tu que ce travail n’ait pas été fait avant ?

Bonne question. Il y a selon moi plusieurs raisons. La première, c’est que les meurtres d’hommes gays sont souvent réduits à des faits divers crapuleux : dans un certain nombre de cas, le mobile mis en avant est un vol ou un racket qui aurait « dégénéré ». Dans d’autres cas, les victimes ont rencontré leurs meurtriers via des sites ou applis de rencontre gay et il y a pu avoir une relation sexuelle, tarifée ou non : cela semble  brouiller les pistes pour les journalistes qui tendent à mettre en avant l’homosexualité présumée des agresseurs et à écarter ainsi la dimension potentiellement gayphobe de ces meurtres, le terme d’homophobie étant absent de la totalité des articles. 

Le fait que les agresseurs prennent spécifiquement pour cible des homosexuels perçus comme des proies faciles ou « pleins aux as » – tel qu’on le voit dans le meurtre de l’ex-stewart Mario P en 2015 – ou encore que ces tentatives de vol ou rencontres se terminent en meurtres excessivement violents ne semble pas, aux yeux des journalistes comme des lecteurs hétérosexuels, avoir de quelconque lien avec l’homophobie… A noter que c’est d’ailleurs uniquement dans les cas où une application de rencontre est en jeu que l’on peut savoir que les victimes étaient homosexuelles… ce qui laisse penser qu’un nombre encore plus grand de ces meurtres est totalement passé sous silence.

Ces meurtres sont perçus dans l’imaginaire collectif comme des faits divers sordides et non comme des événements politiques

La seconde raison c’est que, dans de nombreux cas, ces meurtres ne sont rendus visibles dans la presse que plusieurs années après les faits, au moment des procès des meurtriers, ce qui empêche toute mobilisation. C’est ce qui m’a le plus interpellé lors de mes recherches : des articles parus en 2020 relataient des meurtres survenus en 2016 et passés alors totalement inaperçus.

La troisième raison, qui est liée à la précédente, c’est qu’il n’existe apparemment pas ou peu de tissu militant ou citoyen à même de visibiliser ces meurtres et de mobiliser autour d’eux. On peut imaginer que dans un certain nombre de cas, les familles ne tiennent pas à ce que l’homosexualité des victimes soit connue. Dans le cas du meurtre de Daniel en 2019, il est étonnant de constater que si une marche blanche a eu lieu, celle-ci a été peu relayée par la presse en dehors de Têtu et a donné lieu à une mobilisation très relative – moi-même, militant et journaliste gay, je n’en ai entendu parler que bien plus tard et totalement par hasard. Il faut également constater qu’aucun de ces meurtres n’a été recensé, par exemple, dans les rapports annuels de SOS Homophobie.

Enfin, la dernière raison, qui rejoint tous les points précédents, c’est que ces meurtres sont perçus dans l’imaginaire collectif comme des faits divers sordides et non comme des événements politiques : en tant que faits divers, ils ne sont pas perçus comme dignes d’intérêt pour la presse en général ou la presse de gauche en particulier. On a vu avec les féminicides qu’il a fallu un immense travail des militantes féministes pour que ce sujet émerge : il y a aussi pour les meurtres d’hommes gays en France un grand travail de recensement, d’analyse, de relais et de mobilisation à faire.

On entend souvent dire que l’homosexualité se serait normalisée, en particulier depuis 2013, et au regard du nombre de personnages LGBTI dans les séries Netflix (entre autres), voire qu’elle serait « branchée » ou dominante. Que réponds-tu à ce genre d’affirmation ?

Je répondrais que les politiques de visibilité sont parfois utiles mais elles ont aussi leurs limites. Si on perçoit effectivement une plus grande visibilité, le fait d’être visible dans des séries ou des clips n’a jamais été un gage d’acceptation ni même un « privilège » en soi – les minorités politiques sont bien placées pour le savoir. Concrètement, que des séries télé accordent quelques places, souvent de second rôle, à des personnages LGBTI ne change que peu de choses aux conditions de vie de ces personnes en France ni ne résout par magie l’homophobie structurelle de notre société. 

Sex Education, l’une des rares séries à donner à l’histoire d’amour homosexuelle une place importante (toutefois secondaire par rapport à l’intrigue principale).

Dans le cas des gays en particulier, leur visibilité se construit en miroir du rejet et de la haine spécifiques qu’ils continuent d’inspirer, dans un mécanisme de fascination-répulsion gayphobe historiquement constitutif de cette visibilité. Il serait justement intéressant de s’interroger davantage sur les rôles accordés aux gays dans la sphère médiatique, sur le divertissement exotique et sensationnaliste ou les rôles-repoussoirs dépolitisés auxquels ils restent souvent cantonnés. La question n’est peut-être donc pas tant de savoir combien de fois on est représenté que comment et pour dire quoi, quelles paroles sont autorisées voire encouragées et lesquelles, au contraire, sont réduites au silence ? 

Penser en tout cas que l’homosexualité serait « dominante », dans une société où les hommes hétérosexuels restent majoritaires sur quasiment tous les plateaux de télévision, me semble relever de la pure paranoïa anti-homosexuelle, pour reprendre l’expression de Guy Hocquenghem. Si les gays sont « très visibles », ils le sont surtout auprès de ceux qu’ils dégoûtent ou obsèdent un peu trop. On se souvient de Christine Boutin et de son « on est envahis de gays »… 

Quoiqu’il en soit, la perpétuation des meurtres et agressions envers les gays suffit à démontrer que l’idée, répandue à droite mais aussi chez une partie croissante de la gauche, selon laquelle les gays vivraient dans des bulles privilégiées et échapperaient à toute violence, relève du fantasme gayphobe.

Comment qualifierais-tu la situation des gays en France, de nos jours ?

Il y a certes une relative « normalisation », concomitante à l’accès au PACS puis au mariage et à une visibilité accrue même si souvent conditionnée. Malgré cette intégration partielle et relative, les gays, perçus comme des traîtres à leur statut d’homme et à l’ordre straight (hétéro) théorisé par Monique Wittig, ne sont « pas des hommes » et restent ainsi des cibles privilégiées d’injures, de moqueries et, avec les femmes trans, de violences physiques extrêmes qui vont des agressions dans l’espace public aux guet-apens sanglants voire au meurtre. 

Même les plus chanceux restent exposés à une multitude de formes de violence et de discrimination, qui vont de la discrimination salariale, à l’embauche, au logement ou dans la santé en passant par la sérophobie…

Rappelons que les mots « pédé », « enculé », « tapette » restent parmi les plus répandus dans la langue française pour insulter un homme : ça n’est pas un hasard. Le rejet familial et harcèlement scolaire continuent de pousser nombre de jeunes LGBTI au suicide. Les gays adultes, vivant quoiqu’il arrive toujours dans une société hétéronormative et homophobe organisée autour de l’institution de la famille dont ils sont exclus, restent très exposés aux risques de solitude et d’isolement, de santé mentale fragilisée, d’addictions et d’overdoses. 40 ans après l’apparition du sida qui a décimé une grande partie de la communauté dans les années 80 et 90, ils restent la population la plus exposée au VIH

Sans surdramatiser le phénomène du chemsex, on peut tout de même constater que de nombreux gays meurent chaque année de suicides ou d’overdoses liés à cette pratique et ce dans une relative indifférence malgré les articles ou livres sensationnalistes. Enfin, même les plus chanceux restent exposés à une multitude de formes de violence et de discrimination, qui vont de la discrimination salariale, à l’embauche, au logement ou dans la santé en passant par la sérophobie… sans oublier le cumul des difficultés pour les individus qui vivent à l’intersection de plusieurs formes de domination. La situation est donc évidemment plus enviable qu’il y a cinquante ans mais l’homophobie est loin d’avoir disparu et les vies gays sont loin d’être simples.

Dans un article très fort, qui m’a beaucoup marqué, dans Vice, tu as enquêté sur les agressions sexuelles dont ont été victimes nombre de jeunes gays. Depuis, quel retour as-tu eu sur ton travail ?

La surexposition des gays aux violences sexuelles dans l’enfance était totalement passée sous silence en France en dehors des voix isolées de quelques militants gays comme Jean-Baptiste Bonjean. Si des données de l’étude Virage, reprises par le Défenseur des Droits, révélaient dès avril 2020 que les gays – et plus largement l’ensemble des populations LGBTI – sont exposés aux violences sexuelles intrafamiliales à des niveaux identiques voire parfois supérieurs aux femmes, aucun journaliste ne s’était saisi de cette question qui restait principalement impensée. Mon enquête a eu une grande visibilité parce qu’elle répondait à un besoin urgent de rompre le silence et de crever l’abcès. Ça a été difficile mais, je crois, malheureusement nécessaire. 

Matthieu Foucher, Crédit Photo Simon Lambert

Mais même si cet épisode a permis un début de prise de conscience collective et un travail de fond peut-être pas encore perceptible, les gays restent peu représentés dans les discours produits sur l’inceste ou les violences sexuelles sur mineurs, et ont peu d’espaces physiques ou médiatiques pour aborder collectivement ces questions… Pourtant il resterait beaucoup à panser. La question est : mais où ?

Une organisation politique des gays te semblerait-elle souhaitable ? Quelles sont les difficultés ou insuffisances des organisations actuelles selon toi ?

Ce qu’ont démontré #MeTooGay et l’invisibilisation des meurtres d’hommes gays en France ainsi que le rassemblement en hommage à Samuel Luiz organisé par Friction Magazine, c’est que les gays sont sans doute plus désorganisés et isolés politiquement qu’on ne l’imagine, que les violences qui les visent mobilisent moins qu’on ne le pense. Considérés avec suspicion à droite comme à gauche, extérieur en partie à la solidarité masculine et à la sororité féministe, les gays sont un genre à part et finalement toujours minoritaires au sens politique du terme. 

“A l’heure où la non-mixité militante semble de plus en plus remise au goût du jour chez les minorités politiques, il pourrait être intéressant que les pédés ou les gays, comme les autres minorités, renouent avec certaines formes d’autonomie, de non-mixité et de discussion en dehors de la fête”

Les quelques organisations politiques gays qui existent en France sont souvent – et avec raison – articulées autour de la lutte contre le sida et, à gauche, il existe aujourd’hui peu d’asso ou de collectifs militants se revendiquant gays ou pédés. Contrairement aux idées reçues, les gays ont en réalité peu d’espaces en dehors des lieux de drague et de fête, encore moins d’espaces politiques ou de care… 

À nous peut-être de construire davantage d’espaces pour aborder les sujets qui nous touchent voire les problématiques internes à la communauté : à l’heure où la non-mixité militante semble de plus en plus remise au goût du jour chez les minorités politiques, il pourrait être intéressant que les pédés ou les gays, comme les autres minorités, renouent avec certaines formes d’autonomie, de non-mixité et de discussion en dehors de la fête, comme c’est le cas par exemple en Espagne avec le Movimiento Marikas de Madrid, un mouvement de pédales autonomes, antipatriarcales et antifascistes de Madrid raconté ici par Arthur Brault Moreau.

Penser qu’un groupe social, quel qu’il soit, serait pur par essence ou échapperait aux rapports de domination me semble illusoire et politiquement hasardeux

Enfin, à un moment où une partie de la communauté gay se droitise à l’instar de l’ensemble de la société, il me semble également nécessaire que les pédés ou les gays politisés se saisissent des problématiques qui les concernent plutôt que de les abandonner entre les mains des seuls réactionnaires ou des ultralibéraux. Que nous fassions vivre l’héritage contreculturel et militant parfois très riche, généreux et inspirant qui est le nôtre – à commencer par la lutte contre le sida et au-delà. Que nous proposions d’autres discours et représentations, multiplions les récits et essayons de penser la spécificité de cette expérience et à partir d’elle comme tente de le faire en France PD la revue.

Penses-tu que la culture gay, si cela existe, a développé quelque chose comme une autre culture romantique, amoureuse et sexuelle, alternative à la culture dominante, ou sommes-nous encore largement pris dans les pratiques et les codes de l’hétéropatriarcat ?

Nos cultures sexuelles et affectives, fabriquées depuis les marges de l’ordre hétérosexuel répressif, sont de fait très différentes de celles des hétéros. Pourtant, elles ne peuvent pas, je crois, être totalement étrangères à l’hétéropatriarcat : elles en restent toujours un produit, même en miroir ou à la marge. Penser qu’un groupe social, quel qu’il soit, serait pur par essence ou échapperait aux rapports de domination me semble illusoire et politiquement hasardeux, et les gays, élevés dans la société straight comme tout un chacun, n’échappent pas à la règle.

Les rapports entre nous sont donc loin d’être exempts de violences ou de rapports de pouvoir divers, mais l’absence du script hétérosexuel et de la domination homme/femme au sein de nos relations, ainsi que les nombreuses différences de socialisation et de subjectivation entre les gays et les hommes hétérosexuels, permettent d’ouvrir des brèches et favorisent les alternatives. Dans un entretien à Gai Pied en 1981, baptisé « De l’amitié comme mode de vie », Foucault voyait plus loin et disait voir en l’homosexualité moins une identité qu’un advenir, « une occasion historique de rouvrir des virtualités relationnelles et affectives », le théoricien queer américain José Esteban Muñoz, en 2009, parlant lui « d’idéalité » pour désigner le queer. 

À nous peut-être de conscientiser les brèches, de les interroger, faire le tri, les travailler et les rendre visibles pour construire d’autres horizons relationnels, offrir d’autres représentations. La question, encore une fois, serait : où ?


Image d’en tête : Matthieu Foucher. Crédit Photo : Camilo Agudelo / Festival Everybody’s Perfect