“Êtes-vous prêts à baisser votre salaire pour sauver votre entreprise ?”. Drôle de question que se mettent à nous poser nos grands médias, à commencer par les “Grandes gueules” de RMC qui le demandaient le 2 juin dernier. Pourquoi nous demander une chose pareille ? Parce que plusieurs entreprises commencent à la soumettre à leurs salariés, pour affronter la terrible crise sanitaire qui ravage le pays… on connaît la chanson, puisque nous avions déjà pu bénéficier d’une répétition générale en 2008. C’est ainsi que Derichebourg Aeronautics Services, l’un des plus gros sous-traitants d’Airbus, ou encore la compagnie aérienne Ryanair, ont demandé à leurs syndicats de bien vouloir signer un “accord de performance collective”.
L’accord de soumission collective, une innovation signée PS et LREM
Le principe est simple. Si votre employeur souhaite “préserver” ou “développer” l’emploi (autant dire qu’il a l’occasion d’utiliser ce joker à tout moment), il peut demander la signature d’un accord dit “de performance collective”, dont le vrai nom devrait être “de soumission collective”, pour engager tous les salariés à travailler plus ou gagner moins, voire les deux : tout est globalement permis. C’est ainsi que le journal l’Equipe propose à ses salariés “l’accord” suivant : six jours de RTT au lieu de vingt-deux, une baisse de salaire légèrement supérieure à 10 % et gel des augmentations collectives (mais pas individuelles)… 100 balles et un mars, aussi ?
On doit l’invention de cette machine de guerre patronale aux “socialistes”, oui, les mêmes qui viennent réclamer aujourd’hui “l’union de la gauche”. C’est la Loi de Sécurisation de l’Emploi de 2013 qui a créé le principe de ces accords, appelé à l’époque “accord de maintien dans l’emploi”, reprenant ainsi une idée que Nicolas Sarkozy avait échoué à mettre en œuvre. La loi Macron de 2015, la loi El Khomri de 2016 et les ordonnances Macron de 2017 ont ensuite progressivement assoupli le dispositif pour qu’il soit applicable sans motifs économiques et que les travailleurs n’aient plus du tout leur mot à dire : le salarié qui refuse l’application de l’accord est licencié en ne bénéficiant plus des droits prévus en cas de licenciements économiques (reclassement notamment). Il ne pourra plus contester son licenciement, car ce qui en constitue la cause réelle et sérieuse, c’est le refus d’application de l’accord, ce qui est incontestable en justice.
C’est un tournant majeur dans l’histoire du droit du travail, car le contrat de travail ne prime plus sur les accords qui peuvent être signés dans l’entreprise. Ce que vous signez en arrivant à votre poste peut ne pas durer. Votre salaire peut baisser, votre temps de travail également. Autant dire qu’avant d’être embauché quelques part, se mettre à regarder un peu qui sont les syndicats en place va devenir une occupation essentielle : si vous avez la CGT ou Solidaires, ça devrait aller, mais si vous avez la CDFT ou la CFTC, inquiétez-vous pour votre contrat.
S’il n’y a pas de délégué syndical dans votre entreprise, c’est bien pire : un accord peut être signé à l’issu d’un référendum. Et on connaît bien la capacité des employeurs à faire du chantage à l’emploi pour convaincre les salariés qui, sans syndicat pour les protéger, n’ont pas les moyens de refuser. Si la majorité de vos collègues décide de signer cet accord de soumission collective, bien que vous soyez le Che Guevara de votre boîte, que neni : vous passerez aussi à la caisse !
Un accord de soumission collective pour l’augmentation des dividendes
“Le dialogue social est essentiel pour organiser la reprise de l’activité et du travail” expliquait Muriel Pénicaud, ministre du travail, quelques jours avant le déconfinement du 11 mai. Très bien alors, “dialoguons”. La direction de Ryanair a su être très persuasive pour ses salariés français : la compagnie aérienne aurait menacé de licencier 29% des pilotes et 27% des copilotes si elle n’avait pas de réponse à son “offre”, c’est-à-dire des réductions de salaires jusqu’à 20% dès 2020 pour les pilotes et de 10% pour les hôtesses et stewards. Convaincu par des arguments aussi constructifs, le syndicat national des pilotes de ligne s’est couché. Du dialogue social de qualité comme la ministre du travail devait s’y attendre, elle qui est décrite par les syndicats de son ex-boîte publique Business France comme “tout sauf humaine” et qui aura touché une grosse plus-value boursière après avoir participé au licenciement de 900 personnes à Danone dont elle était DRH.
Car l’accord de soumission collective est aussi un accord d’augmentation des dividendes : si les employeurs veulent baisser les salaires pour faire face à la crise, c’est parce qu’ils ne veulent pas toucher au pactole des actionnaires. Et, ça tombe bien, le gouvernement non plus. Plutôt que d’assumer de pratiquer la guerre de classes avec un salariat qui passe à la caisse, comme d’habitude, ces lâches se planquent derrière le “dialogue social”. Ils ne veulent pas nous donner d’ordre, mais que l’on vote nous-même pour notre propre tonte. Le comble du cynisme, mais les capitalistes de notre époque sont ces êtres si sensibles qu’ils n’aiment pas avoir l’air d’enfoirés qu’ils sont bel et bien.
Voulez-vous un autre exemple, de “dialogue social” ? Il y a une entreprise pionnière en la matière, Smart, qui fabrique des petites bagnoles moches mais facile à garer en ville. Contournant leurs syndicats et avant même que la loi leur permette de le faire, la direction avait organisé un référendum le 11 septembre 2015 pour demander aux salariés si ils étaient prêts à travailler 39h payé 37h pour éviter la fermeture de leur usine à Hambach en Moselle (et hop, deux heures de travail dans la poche des actionnaires). La mesure avait été adoptée par 56% des employés. “On risquait le chômage, donc on n’a pas trop eu le choix”, avait expliqué un salarié dans le magazine Challenges. Pour le syndicat des cadres CFE-CGC de Smart, favorable au référendum, c’était le “plan de la dernière chance” pour éviter la délocalisation de la production en Slovénie.
Sauf qu’en mars 2019, quatre ans après le référendum, Smart annonçait la fermeture prochaine de l’usine d’Hambach et la délocalisation de la production en Chine. Game, over.
Evidemment, les actionnaires de toutes ces entreprises s’en foutent du maintien de l’emploi. La “performance collective” d’une entreprise, c’est une fiction bourgeoise. Les entreprises capitalistes ne sont gouvernées qu’en fonction d’indicateurs qui visent l’augmentation du taux de profit. Un politique qui prétend l’inverse est un débile, ou un menteur (au choix). Par conséquent, ces accords de la honte n’ont qu’un seul objectif : tondre un peu mieux et un peu plus longtemps les travailleurs français avant de se barrer, de toute façon, au moins jusqu’à ce que notre droit du travail et notre fiscalité des entreprises atteignent le niveau de la Roumanie. En attendant, les entreprises françaises et étrangères en profitent autant qu’elles le peuvent : accord de baisse des salaires, prêts garantis par l’Etat, grand plan d’aide, réductions des cotisations sociales… Et le gouvernement leur sert cette soupe sur un plateau d’argent pendant que les actionnaires se gavent, avec la complicité d’une partie des citoyens et certains syndicats qui estiment que c’est “le prix à payer” pour sauver des emplois.
Faire payer les salaires du privé aux contribuables plutôt qu’aux actionnaires
Ce spectacle écœurant pose toutefois problème aux bourgeois, qui s’inquiètent de la capacité des Français à consommer – un autre moteur de leur profit. Comment continuer à écouler bagnoles neuves, Nutella format famille et enceintes connectées si les salariés du privés perdent du salaire, alors que la période de confinement et le chômage partiel ont déjà mis sous pression financière une grande partie des Français ? En off, avant un débat télévisé sur Public Sénat auquel nous avons participé le 3 juin dernier, le rédacteur en chef de Challenges nous donnait sa solution, qui est celle d’une bonne partie de la classe politique : il faudrait que l’Etat – donc le contribuable – prenne en charge la différence entre le salaire initial et le salaire revu à la baisse par accord de soumission collective. “Comme ça, personne ne perd en pouvoir d’achat et les entreprises peuvent aller mieux !”, s’exclame t-il.
Une solution gagnant-gagnant ? Plutôt, actionnaire triomphant, citoyen se soumettant… Cette logique, déjà en vigueur depuis longtemps via la subvention de l’emploi (CICE, exonérations de cotisations patronales, etc) et la prime d’activité, avec laquelle l’Etat paye pour compenser les petits salaires et pousser les gens à bosser quand même, est le rêve secret des capitalistes, et celui-ci n’a rien de “libéral”. Il s’agit simplement de faire prendre en charge par le contribuable la masse salariale, qui coûtera toujours trop cher aux actionnaires, pour qui un bon salarié est un salarié bénévole. Ainsi, ce ne sera plus les bourgeois qui paieront nos salaires, mais nous tous qui, collectivement, financeront par nos impôts le travail qu’on leur fournira donc gratuitement.
C’est une idée qui fait son chemin, à droite comme à gauche, sous couvert de “solidarité”. Le revenu universel, par exemple, procède de cette logique : l’Etat financera l’existence de toutes et tous, et les actionnaires pourront se goberger sur notre travail. Ce rêve capitaliste comporte tout de même une immense faille car, à force de payer nous-même nos salaires, il va devenir de plus en plus clair que ces gens qui profitent de notre travail sont incapables de le diriger de façon efficace et rationnelle sur le plan écologique et social. Ils s’en servent pour s’assurer un train de vie aussi absurde que destructeur. Bref, ils ne servent en fait à rien.
La vraie question que devrait poser RMC est donc : êtes-vous prêts à virer vos actionnaires et votre patron pour sauver votre entreprise ?