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Alors que la technologie transforme en profondeur nos manières de travailler, que la souffrance au travail s’étend et détruit chaque jour des masses de plus en plus nombreuses, que les interrogations sur le sens des boulots que nous occupons deviennent de plus en plus obsédantes – car nous comprenons souvent qu’ils n’en ont pas (les fameux « bullshit jobs »), se plonger dans le travail d’Harry Braverman peut être éclairant. Harry Braverman n’est pas un intellectuel distant et déconnecté typique, un énième sociologue du travail n’ayant jamais exercé les boulots dont il parle, mais un ancien ouvrier de l’industrie : chaudronnier sur les chantiers de construction navales, puis ouvrier dans les ateliers de réparation des chemins de fer, les ateliers de métallurgie et les usines de fabrications de plaques d’acier… Partant de cette base et d’un très gros travail théorique et analytique, il a étudié, dans Travail et capitalisme monopoliste publié la première fois en 1976 et réédité par Les Editions Sociales cette année, la forme particulière dont le travail est organisé dans le capitalisme, pour nous exploiter au max. Ce livre nous donne l’occasion de réfléchir en profondeur à notre rapport au travail, en tant que société mais aussi en tant qu’individu, et à ses évolutions récentes.

Vous lisez le premier article d’une série de cinq sur l’analyse d’Harry Braverman : celui-ci est consacré à “l’organisation scientifique du travail” inventée et mise en place par Frédérick W. Taylor, qu’on nous présente (trop) souvent comme un génial inventeur d’une méthode qui aurait rendu le monde prospère… 


La « force de travail » c’est le terme de Karl Marx pour désigner notre capacité à travailler. Depuis l’Antiquité certains « vendent » leurs forces de travail et d’autres les achètent, cela n’est pas nouveau. Néanmoins ce n’est que récemment que cette pratique, qui fait du travail une marchandise, s’est généralisée : la formation d’une classe d’ouvriers salariés commence en Europe avant le XIV e siècle et ne devient vraiment conséquente qu’à partir du XVIII e siècle. A partir de là, les travailleurs sont contraints à la vente de leurs forces de travail : cela veut aussi dire qu’ils perdent leur intérêt personnel pour le processus du travail, qui devient la responsabilité du capitaliste (celui qui détient l’entreprise qui achète cette force de travail). C’est ce qu’on appelle le travail « aliéné ».

Si au début de ces entreprises capitalistes, les méthodes de travail étaient assez similaires aux méthodes traditionnelles, assez rapidement les capitalistes mettent en place une organisation du travail différente afin de pouvoir contrôler les salariés et tirer d’eux un maximum de profits.

Sous le capitalisme, le travail est une marchandise. Donc en le simplifiant, on le dévalue, en le dévaluant, on le paie moins cher. Les capitalistes ont donc intérêt à ce que nos boulots deviennent chiants et répétitifs.

Cela va passer notamment et en grande partie par la division du travail, c’est-à-dire parcelliser le travail en un ensemble de tâches les plus « simples » possibles, empêchant le travailleur de s’acquitter seul entièrement d’un processus de production. Cela a aussi l’avantage pour les capitalistes de payer les salariés moins chers : sous le capitalisme, le travail est une marchandise. Donc en le simplifiant, on le dévalue, en le dévaluant, on le paie moins cher. Les capitalistes ont donc intérêt à ce que nos boulots deviennent chiants et répétitifs.

Les choses se sont aggravées au début du XXème siècle avec la mise en place dans les entreprises de ce qu’on a appelé « l’organisation scientifique du travail », ou « taylorisme » du nom de celui qui l’a inventé : Frederick W. Taylor. Il s’agit d’appliquer des méthodes scientifiques au contrôle du travail. Bien qu’elle puisse paraître rationnelle, elle ne l’est que par rapport aux buts qu’elle se fixe : l’accroissement du capital. Il ne s’agit donc pas d’une rationalité en général qui contribuerait à l’amélioration du bien être humain et des travailleurs.

Frederick W. Taylor, dont des spécialistes diront de lui qu’il était un névrosé, un obsessionnel, et un mythomane notoire, a un drôle de parcours.  C’était un américain issu d’une famille aisée. Alors qu’il s’apprêtait à entrer à Harvard, il a soudainement décidé d’abandonner ses études pour apprendre un métier manuel dans une usine possédée par des amis de sa famille, chose assez inhabituelle. Il devint donc aide mécanicien puis mécanicien dans des usines métallurgiques, puis finit par devenir chef d’équipe ce qui changea radicalement son comportement. Au courant de toutes les méthodes mises en place par les ouvriers pour rendre le travail moins pénible, il se mit en tête de mater ses anciens collègues pour tirer le maximum d’eux. Il raconte lui même ses échanges avec ces derniers :

 
« Fred, vous n’allez pas devenir maintenant un de ces damnés chiens de garde n’est-ce pas ?

  • (…) Maintenant je suis de l’autre côté de la barricade (…)
  • Vous allez alors devenir un de ces damnés salauds 

Il mît en place toutes les mesures possibles pour améliorer la productivité de son atelier ce qui déclencha un mouvement de protestation, les ouvriers allant cherchant la direction pour dénoncer celui qu’ils appelaient « un tyran, un négrier », ils se livrèrent également à des actions de sabotage déclenchant des « accidents ». De cette expérience, Taylor tira des leçons. Une des plus importantes serait que les ouvriers seraient naturellement paresseux (« la flânerie ») : alors que dans la réalité ces travailleurs faisaient des travaux extrêmement pénibles pour des salaires indécemment bas, Taylor considéraient que leur instinct naturel les pousserait à « se la couler douce ». En déduisant que l’intérêt rationnel des travailleurs est d’en faire le moins possible en faisant croire à leurs patrons qu’ils sont à leur maximum – ce qui en régime capitaliste où le salaire ne dépend pas réellement de la valeur que l’on produit et où l’on travaille pour quelqu’un d’autre, n’est d’ailleurs pas si absurde – il déduisit plusieurs principes généraux pour contrôler le travail plus « efficacement » du point de vue capitaliste, principes qui sont toujours, et même peut-être plus que jamais, à l’œuvre dans les entreprises capitalistes.

Taylor mît en place toutes les mesures possibles pour améliorer la productivité de son atelier ce qui déclencha un mouvement de protestation, les ouvriers allant cherchant la direction pour dénoncer celui qu’ils appelaient « un tyran, un négrier », ils se livrèrent également à des actions de sabotage déclenchant des « accidents ». De cette expérience, Taylor tira hélas des leçons.

Le premier principe est que la direction des entreprises doit apprendre des ouvriers la manière dont ils faisaient leur travail, puis en faire « des règles, des lois et des formules ». L’objectif est que le processus du travail ne soit plus le fait de l’ouvrier et de ses connaissances traditionnelles. Dans la continuité, un second principe est de supprimer autant que faire se peut le travail intellectuel de l’atelier, pour le « concentrer dans les bureaux de planification et d’organisation ». Il s’agit, comme le résume Harry Braverman, de faire perdre aux travailleurs « le contrôle de leur propre travail et de sa mise en œuvre ». En séparant conception et exécution du travail, on rend le travail encore moins cher, et on lui enlève davantage de pouvoir. On sait de quelle manière, par exemple, les cabinets de conseil en organisation sont précisément spécialisés dans cette tâche.

Cette séparation entre conception et exécution s’est traduite aussi de manière spatiale : des lieux différents sont désormais consacrés d’une part pour les « processus matériels de la production » et d’autres part pour les travaux de planification, de calcul, d’archivage…

Cette réorganisation du travail pour les besoins du capital fait que le changement ne passerait pas seulement par un changement de propriétaire des moyens de production – les donner aux travailleurs plutôt qu’aux capitalistes – mais aussi par modifier la manière de travailler.

Deuxième article de la série à venir sur l’asservissement de la science par le capitalisme


Rob Grams