Jeudi 19 janvier 2023 pourrait faire date comme la journée où les classes laborieuses de tout un pays ont redressé collectivement la tête face à un projet complètement injuste, carrément injustifié et attentatoire à leurs droits et leur dignité. Il pourrait aussi être le début de la fin pour un président bourgeois, imbu de lui-même et boursouflé de mépris de classe, qui récolterait une claque sociale à la mesure de la violence du système électoral pété qui l’a amené à gagner sa deuxième présidentielle. Mais le jeudi 19 janvier 2023 pourrait tout aussi bien être une journée de mobilisation massive et sympathique de plus, une démonstration de force de la légendaire capacité des directions syndicales françaises à bomber le torse pour mieux courber l’échine, entraînant les travailleuses et travailleurs dans leurs combines malsaines, transformant n’importe quelle colère en fête au village, n’importe quelle révolte globale en dialogue social. Heureusement, nous ne vivons pas dans le Jour sans fin et nous pouvons tirer les leçons de vingt ans de défaites.
Passer de la démonstration de force au rapport de force
Les manifestations, en France, sont un moment d’expression publique de la colère sociale. Quand des petites villes de 30 000 habitants voient défiler des milliers de personnes, comme ce fut le cas partout dans le pays, c’est bien la démonstration visible d’une révolte massive. Les éditorialistes bourgeois ont beau jeu de parler de la « majorité silencieuse », un classique hérité du premier ministre Dominique de Villepin (qui disait en 2006, face aux immenses manifestations contre son gouvernement « j’entends ceux qui manifestent mais j’entends aussi ceux qui ne manifestent pas »). Les faits sont là : tout le monde déteste cette réforme.
Mais ces démonstrations de force ne créent pas forcément de rapport de force. On est là, très nombreux, mais le gouvernement répond « vu et s’en tape » et les directions syndicales proposent de se revoir pour de gentils défilés dans… 10 jours ! Or, nos dirigeants sont des gens qui se glorifient de prendre des décisions impopulaires : c’est ainsi qu’ils mesurent leur puissance, leur talent, leur « courage », qu’ils pourront ensuite monnayer contre un poste prestigieux au service du capitalisme.
Le rapport de force se crée lorsque la force n’est plus uniquement visible à leurs yeux mais qu’elle leur coupe les jambes : une paralysie de l’économie du pays, de ses transports, de ses services publics, pour une durée indéterminée, voilà qui les met en grande difficulté. Des manifestations très régulières, un peu partout, imprévisibles, quelques préfectures envahies par la foule, des beaux quartiers flippés des hordes populaires, comme en décembre 2018 pour les Gilets jaunes : c’est du rapport de force.
Or, les directions syndicales ne fonctionnent qu’à la démonstration de force. Pourquoi nous ont-elles dit de descendre dans la rue le jeudi 19 ? Pourquoi veulent-elles nous faire attendre 10 jours pour y retourner ? Afin de pouvoir négocier avec plus d’aplomb avec le gouvernement. Et négocier quoi au juste ? Leur communiqué commun ne mentionne même pas le retrait du projet de réforme. Alors quoi, que vont-ils négocier, ces bureaucrates ? 63 ans et demi ? 42 années et 8 mois de cotisations ? Quelques dispositifs conditionnés, discrétionnaires et ultra-ciblés pour quelques tâches particulièrement pénibles ? On attend les exploits.
Ou plutôt, on va arrêter d’attendre. Pour de nombreuses raisons (enjeux de pouvoir internes, carrières individuelles, déconnexion de la base, etc.), les directions syndicales ont leur propre agenda. Et soyons-en sûrs : il ne comporte pas la chute du gouvernement ou même de sa réforme dégueulasse. Hypothèse pessimiste, mais réaliste : ces gens misent sur un essoufflement du mouvement social. Ils en rêvent secrètement la nuit parce que le cours de leurs petites carrières médiocres dépend de la continuité de l’existant. Leur scénographie du dialogue social ne comporte plus, depuis longtemps, d’envie de victoire.
Soyons honnêtes : nous-mêmes, à Frustration, nous avons jusqu’à présent été bien trop indulgents. Parce que les grands syndicats sont historiquement les représentants de la classe ouvrière, parce qu’ils ont pu (en… 1995), nous tirer d’affaire, nous n’avons pas eu beaucoup de mots plus hauts que les autres les concernant. Un peu comme on ménagerait un papy gâteux, de plus en plus craignos, mais à qui l’on doit le respect dû aux aînés. Mais cette déférence doit cesser, car le macronisme n’est pas un repas de famille mais la curée des bourgeois sur le corps des salariés.
Si l’on veut faire autrement, sans attendre les timides consignes d’un quarteron de bureaucrates (dont le bilan, ces quinze dernières années, est celui d’une succession de défaites), autant demander aux experts : Il y a quelques mois, les travailleurs des raffineries en grève faisaient bégayer le gouvernement et les groupes pétroliers. Or, ils proposent un plan. C’est notre ami Gaëtan Gracia qui le décrit dans Révolution Permanente : « Sans attendre le soir du 19 pour ébaucher un plan de bataille, les raffineurs de la CGT-Pétrole ont proposé dans la foulée de l’intersyndicale un plan de bataille qui s’écarte de cette routine. Celui-ci est organisé en trois temps, 24h de grève le 19, 48h le 26 janvier, et 72h de grève à partir du 6 février, « date à laquelle il sera proposé aux salariés la grève reconductible » et l’arrêt des installations. »
Monter en pression pour faire chuter Macron
Un plan qui a le mérite de permettre aux salariés d’entrer progressivement dans la grève, de l’organiser pour limiter la casse sur le plan financier. Cela permet aussi de convaincre les collègues, de former des collectifs, de motiver ses proches pour tenir. Pour des relais comme nous, c’est le moment de préparer un grand mouvement citoyen de remplissage de caisses de grève, par ceux qui ne peuvent pas la faire (retraités, indépendants etc.). Bref, de préparer méthodiquement un mouvement dans la durée en renonçant à toute illusion d’un recul du gouvernement sur la seule base de quelques massives démonstrations de force isolées.
Il faut vraiment savoir à qui nous avons affaire : vous l’avez vu, Macron, fanfaronner, expliquant que son élection avait eu lieu il y a quelques mois et qu’il avait été élu pour mener à bien cette réforme ? Pourtant, inutile de redonner les chiffres et les faits d’avril-mai 2022 : seule une minorité a voté Macron pour son programme, le reste l’a fait pour barrer la route à Le Pen et il le disait lui-même à l’époque. Mais Macron s’en fout, de la vérité. Il pratique le détournement de la réalité, dans le but de semer le doute et la confusion chez ses adversaires.
Si jamais vous avez des doutes, on est là pour vous le rappeler : Macron ne nous dirige que parce que nous vivons dans un système pseudo-démocratique complètement claqué, qui nous impose depuis une décennie un chantage permanent qui permet aux candidats de la bourgeoisie de s’imposer à nous. Sa légitimité démocratique à mener cette réforme est nulle. Sur le plan technique, il se fait allumer de toute part. Même le président du comité d’orientation des retraites, organisme de technocrates on ne peut plus politiquement correct, l’a rappelé le 19 janvier à l’Assemblée Nationale : « Les dépenses de retraites ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées, dans la plupart des hypothèses, elles diminuent plutôt à terme ». Les ministres et députés de la majorité se succèdent donc à la télé pour nous mentir éhontément, mais plus grand-monde n’est dupe.
Une nouvelle étape reste à franchir, sur nos lieux de travail, dans nos discussions, sur nos pancartes, dans notre esprit : passer d’une lutte défensive à une lutte offensive. Cela tombe bien, personne n’a envie de se battre pour défendre le système actuel. La retraite à 62 ans, les interruptions de carrières pénalisantes, personne n’en veut non plus. La revendication de la retraite à 60 ans et 55 ans pour certains métiers est de plus en plus présente et tant mieux. Et tant qu’à faire, profitons de cette période de colère et de politisation générale pour demander plus : pas seulement taxer les milliardaires. Les riches comme ça, nous n’en voulons plus. Mais faire en sorte que le produit de notre travail soit affecté davantage à notre sécurité sociale qu’aux dividendes, pour commencer.
Souhaiter que les choses s’intensifient, que les syndicats soient dépassés par la base, que les manifestations dévient de leurs parcours, que la peur s’installe chez nos adversaires, que les éditocrates pro-réforme rencontrent toujours, face à eux, des ouvriers qui leur balancent à la tronche leur violence et leur déconnexion, ce n’est pas du radicalisme échevelé. C’est le souhait le plus pragmatique et réaliste pour éviter de voir nos proches, nos collègues et nous-mêmes nous tuer au travail avant de connaître le repos. Le choix est clair : restons fidèles à nos représentants, chantons nos vieux slogans, gonflons les gros ballons de la routine syndicale et politique de gauche, et c’est la défaite assurée. Dont certains d’entre nous ne se relèveront pas. Rompons avec les vieilles routines, faisons péter les vieux appareils d’encadrement de la contestation, assumons l’illégitimité complète de des institutions qui nous ont mis dans cette impasse et c’est ainsi que nous gagnerons cette bataille.
La rédaction