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Chère Frustration est notre nouvelle rubrique créée pour permettre à nos lectrices et lecteurs de nous adresser des questions, des remarques ou des témoignages sur lesquelles elles ou ils souhaitent une réponse publique de notre part. Chaque semaine, un nouveau courrier et une nouvelle réponse, par l’un.e des six membres du comité de rédaction. Aujourd’hui, c’est Rob qui répond à Yannick qui nous a fait par de ses interrogations sur l’absence de hiérarchie que nous faisons entre les luttes. Pour participer à “Chère Frustration”, écrivez-nous à redaction@frustrationmagazine.fr


Chère Frustration,

Après avoir lu votre communiqué du 2 mai, je m’interroge sur une question que j’ai un peu de mal à trancher. Vous dites : “la lutte antiraciste n’est pas secondaire par rapport à la lutte des classes. Et soyons encore plus précis : la lutte contre l’antisémitisme n’est pas non plus secondaire par rapport à la lutte contre d’autres formes de racisme.” Ce point est je pense assez important. Mon avis est qu’aucune forme de discrimination n’est productive, intelligente et encore moins souhaitable, et ceci sur tous les aspects de nos existences communes. Je ne doute plus depuis longtemps sur ce point. 

En revanche, sans vouloir faire jouer de rivalité les luttes antiracistes de toutes sortes et la lutte des classes, je constate que les luttes antiracistes, anti-homophobes et féministes s’invitent bien plus largement dans le débat public que celle de la lutte des classes. Elles sont par ailleurs la plupart du temps diffamées et hystérisées par les médias mainstream et les personnalités abjectes telles que P. Praud. Il me semble donc absolument nécessaire de poursuivre ces combats par tous les moyens. 

Cependant, j’ai la conviction, et je me trompe peut-être, que la lutte des classes, c’est à dire, la capacité à faire comprendre et réaliser que notre société est organisée de telle façon que les bourgeois, qu’ils soient blancs, juifs, arabes, noirs, homosexuels, supporters du PSG, exploitent par l’intermédiaire de domination sur le travail, le patrimoine etc… En ce sens, je me sens toujours un peu floué par l’idée que toutes les luttes sont de même nature. 

Je donne un exemple. Dans un monde meilleur, les femmes (j’aurais pu dire les noirs VS blancs) auraient exactement le même statut social que celui des hommes. Même rôle dans les sphères de pouvoir médiatiques et politiques etc… Cela changerait-il quelque chose au rapport de domination par le travail et l’exploitation? Cela ne sous-entend aucunement que le féminisme et les luttes anti-discriminations dégueulasses ne doivent pas être portées mais peut-on vraiment les mettre sur le même pied d’égalité ? Merci pour vos réponses

Yannick


Cher Yannick, 

Merci pour votre message. 

Tout d’abord, nous pensons qu’il faut relativiser l’idée que “les luttes antiracistes, anti-homophobies et féministes” s’inviteraient “largement dans le débat public”. A notre sens, le “débat public”, notion difficile à définir – mais disons le discours tenu dans les médias mainstream et par la majorité de la classe dirigeante – s’est droitisé à l’extrême et c’est bien au contraire des discours très très réactionnaires qui s’y invitent sur ces thèmes.

Toutefois, il est vrai que dans un petit pan de la bourgeoisie progressiste, notamment la “bourgeoisie culturelle”, certaines idées inclusives ont pu avancer, et à vrai dire c’est une bonne nouvelle. Malheureusement, portées par la petite bourgeoisie et les classes moyennes, elles sont inclusives mais sous un versant bourgeois. Autrement dit, l’obsession est davantage d’avoir une moitié de femmes patronnes du CAC 40 que de détruire le CAC 40. 

Ce qu’on appelle “l’intersectionnalité”, c’est-à-dire la compréhension de comment différentes strates d’exploitations et de domination s’influencent et se renforcent mutuellement, nous permet heureusement d’agencer ces combats. 

Les questions féministes, le patriarcat, ne peuvent pas complètement se fondre dans les combats anticapitalistes : l’anthropologie nous l’apprend, le patriarcat est antérieur à l’avènement du capitalisme. Sortir du capitalisme ne nous garantit pas de sortir du patriarcat. 

Si la lutte des classes peut sembler être invisibilisée par d’autres luttes, c’est pour la simple raison que la lutte des classes est invisibilisée par la bourgeoisie en général, qui monopolise cedit “débat public” en monopolisant les médias, bien que certaines autres luttes aient pu percer au sein de certains pans (toujours minoritaires) de la bourgeoisie. Par ailleurs, celles-ci ne dépassent jamais un niveau modéré de radicalité, car bien souvent, un antiracisme radical ou un féminisme radical mènent à l’anticapitalisme. 

Toutes les luttes ne sont pas de même nature. Les questions féministes, le patriarcat, ne peuvent pas complètement se fondre dans les combats anticapitalistes : l’anthropologie nous l’apprend, le patriarcat est antérieur à l’avènement du capitalisme. Sortir du capitalisme ne nous garantit pas de sortir du patriarcat. 

De la même manière, si pour beaucoup d’antiracistes marxistes, comme la militante féministe Angela Davis, comme les Black Panthers plus généralement, le racisme est largement un produit du capitalisme, celui-ci amène également ses effets propres.

En tout état de cause, la hiérarchie de nos luttes dépend le plus souvent de notre propre subjectivité, de nos propres affects. Une femme agressée sexuellement, bien que très concernée par les questions de luttes de classe, percevra sûrement la lutte contre les violences sexistes comme un des premiers combats permettant aux femmes de garantir leur liberté et leur sécurité. De la même manière que pour une personne racisée victime de violences policières et/ou racistes répétées, bien que probablement héritières d’un système colonial, lui-même intrinsèque au capitalisme, son droit à vivre passera d’abord par ces luttes-ci. C’est pourquoi il est particulièrement important de bien articuler ces luttes pour ne laisser personne derrière.

Reprenons donc votre exemple : “Dans un monde meilleur, les femmes (j’aurais pu dire les noirs VS blancs) auraient exactement le même statut social que celui des hommes. Même rôle dans les sphères de pouvoir médiatiques et politiques etc… Cela changerait-il quelque chose au rapport de domination par le travail et l’exploitation ?

Cela changerait certaines choses concernant les rapports de travail et d’exploitation, car les femmes sont surreprésentées dans les emplois les plus précaires et les moins bien payés : toutes choses égales par ailleurs, ce serait donc une injustice en moins. Par ailleurs, historiquement, de larges pans de l’exploitation capitaliste reposent sur le travail domestique, gratuit, des femmes. Inversement, pour que les femmes obtiennent un statut social similaire aux hommes, il faudrait les soustraire à la double journée de travail, qui est la norme pour beaucoup d’entre elles – probablement la majorité. Pour ce faire, le plus efficace serait de socialiser une partie du travail domestique – ce qui irait à l’encontre de certaines logiques du capitalisme. 

Mais au fond, le capitalisme pourrait peut-être, effectivement, s’adapter à une émancipation féminine plus aboutie. 

Inversement, une sortie du capitalisme sans lutte contre le patriarcat nous garantirait-elle une diminution significative des viols ? des incestes ? des féminicides ? des injonctions sociales ? des stéréotypes de genre ? des agressions transphobes et homophobes ? Pour beaucoup de femmes et de minorités de genre, ces dominations sont des contraintes au moins aussi violentes, au moins aussi structurantes, si ce n’est parfois plus, que les questions de classe. 

Une sortie du capitalisme sans lutte contre le patriarcat nous garantirait-elle une diminution significative des viols ? des incestes ? des féminicides ? des injonctions sociales ? des stéréotypes de genre ?

A Frustration, cette réflexion nous importe beaucoup, nous pensons qu’il est possible de rassembler ces combats et qu’en aucun cas ils ne doivent s’exclure. Nous avons malheureusement remarqué, dans les reproches qui nous sont faits, que nos articles sur la lutte des classes sont souvent accusés d’être “class-first” tandis que nos articles plus spécifiquement sur les questions antiracistes et féministes sont accusés d’”invisibiliser la lutte de classe”. En réalité ni l’un ni l’autre : les combats antiracistes et féministes comportent des éléments des luttes de classes et des éléments propres, et le combat anticapitaliste, pour être complet, ne peut pas non plus être patriarcal et faire l’économie des questions antiracistes. Nous avions tenté de répondre à une partie de tout cela dans notre article “Il n’y a pas de questions sociétales, il n’y a toujours eu que des questions sociales”. 

En espérant avoir répondu à votre question nous vous souhaitons, cher Yannick, de bonnes révolutions

Rob Grams, pour Frustration magazine