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Chère Frustration est notre nouvelle rubrique créée pour permettre à nos lectrices et lecteurs de nous adresser des questions, des remarques ou des témoignages sur lesquelles elles ou ils souhaitent une réponse publique de notre part. Aujourd’hui, Pitucho, agent du fisc, nous parle de son mal être au travail lié à l’impossibilité de s’en prendre aux vrais gros fraudeurs. Pour participer à “Chère Frustration”, écrivez-nous à redaction@frustrationmagazine.fr


Chère Frustration,

Il est quatre heures du matin quand je débute l’écriture de ces lignes, poussé par la soudaine envie de vider mon sac. Mes paupières sont lourdes, j’ai du mal à garder les yeux ouverts et pourtant je dors mal et bien trop peu. À la longue, mon corps manifeste des problèmes de santé que je n’aurais pas soupçonné. Je comprends mieux l’expression « un esprit sain dans un corps sain ».

En tant que fonctionnaire des finances publiques, je suis actuellement un agent chargé du contrôle fiscal des revenus des particuliers. Pour le dire simplement, mon travail quotidien consiste à vérifier que les revenus et autres éléments sont correctement renseignés sur les déclarations de revenus. Il me revient de m’assurer que tous les revenus, tels que des salaires, revenus des indépendants, dividendes, intérêts de placement, revenus immobiliers ou encore gains de cessions d’actions, sont déclarés pour leur montant réel et en bonne et due forme. Si une erreur ou une fraude est détectée, je dois alors notifier le contribuable dans le cadre d’un échange contradictoire et lui adresser les éventuels rappels ou dégrèvements d’impôts. 

À force de côtoyer mes populos de riches, la santé mentale prend un coup. Et ce d’autant plus que la maîtrise de l’outil de travail nous échappe, une part grandissante du travail étant préemptée au service de cette classe spoliatrice.

En ce qui me concerne, j’ai plus souvent affaire à des capitalistes à la petite semaine comme j’aime bien les nommer. Je ne contrôle pas les Arnaud et consorts, de trop gros poissons pour un agent affecté dans un service de base – appellation dont je suis fier au demeurant, car c’est la base qui produit, mais dont l’usage dans la bouche de la hiérarchie pédante ne respire que le mépris. Or je contrôle tout de même le haut du panier des revenus et du patrimoine. J’ai en effet dans mon portefeuille une « population » différente de celle qui pointe au centre d’une commune dont la population est davantage racisée. À force de côtoyer mes populos de riches, la santé mentale prend un coup. Et ce d’autant plus que la maîtrise de l’outil de travail nous échappe, une part grandissante du travail étant préemptée au service de cette classe spoliatrice.

L’indécence des gros contribuables

En croyant que tout leur est dû, parce qu’ils veulent « en avoir pour leurs impôts », les nuisibles s’expriment avec une arrogance et une indécence à faire flancher un saint. C’est dans ces bouches de parasites que réside l’essentiel de la vulgarité, certains d’entre eux ne sachant même pas écrire avec les règles les plus élémentaires de la courtoisie et de la bienséance qu’on identifie pourtant tant à leur classe. Voilà qui va à l’encontre de toute idée reçue sur les « gens qui réussissent », finalement plus propices aux incivilités que les « gens qui ne sont rien ». Je garde le souvenir de ce chef d’entreprise hautain qui m’indique ne pas avoir le temps de répondre à mes courriers, parce que « très occupé par de hautes responsabilités ». Ou encore ce cadre supérieur qui insiste dramatiquement sur le fait qu’il a dû répondre à ses obligations fiscales « au prix d’une journée de congés », comme s’il était le seul sur la planète à qui on demande de remplir des papiers en temps et en heure.

L’on me rétorquera qu’il y a des gens biens et mauvais partout, or c’est passer à côté du problème de fond. Notre structure légale existe pour que des individus bien lotis puissent se maintenir dans leur position sociale, échapper à toute entrave et se sentir légitimes à adopter des comportements égoïstes. Je me frustre trop souvent de découvrir que l’alinéa 2, dont la formulation correspond pile poil à mon cas d’espèce, vient bousiller la disposition légale de l’alinéa 1 qui me permettait de récupérer notre dû. Il arrive ainsi que je ne puisse rien faire contre ces truands friqués, car après avoir su exploiter de prétendues failles méthodiquement aménagées pour leur offrir une porte de sortie, avec la complicité de certains conseils avisés, ils se faufilent tels des cambrioleurs en fuite. Ils ne manquent pas de venir afficher un large sourire moqueur pour me narguer d’avoir échappé aux menottes. « Cabane » pourraient-ils me lâcher comme des enfants de primaire. « C’est le jeu » avouent des collègues mal à l’aise quand je leur soumets l’absurdité de la situation. Alors que non, ce n’est pas un jeu, c’est la réalité d’un monde savamment entretenu par ceux qui se gavent sur notre dos.

Je me frustre trop souvent de découvrir que l’alinéa 2, dont la formulation correspond pile poil à mon cas d’espèce, vient bousiller la disposition légale de l’alinéa 1 qui me permettait de récupérer notre dû.

Toutefois, puisque mon rôle consiste à réprimer les petits bourgeois, je satisfais assez souvent mon rôle. Armé de mon pouvoir d’appliquer la « violence légitime », et contre les bons cette fois, je me heurte régulièrement à des êtres pathétiques incapables de se défendre avec dignité, et qui ne font que beugler leur droit de pisser à la raie de la société, parce qu’ils seraient des bosseurs méritants. « 8 000 € d’impôt que vous me demandez, vous vous rendez compte ?! » me lançait une DG à plus de 130 000 € de salaire annuel. « J’ai l’impression d’être agressée dans la rue par quelqu’un qui m’arrache mon sac » m’écrit-elle. Un agent ayant contrôlé un bourgeois du 16e arrondissement me racontait comment ce nuisible avait défendu sa cause en pleurnichant devant le juge en manifestant une telle indécence que le juge lui-même était sorti de sa position d’impartialité en lançant en aparté audit agent : « Je vous en prie Monsieur l’Inspecteur, la prochaine fois faut que vous me l’ayez ce fumier, je ne le supporte plus ! »

Il arrive également de lire la peur dans les yeux de cette racaille, la même qui nous fait perdre tous nos moyens quand une chose honteuse que l’on a commise vient d’être exposée aux yeux de tous sur la place publique. J’ai le sentiment d’appliquer une forme de vengeance pour le compte des travailleurs qu’ils exploitent. En inversant les rôles, c’est cette fois-ci à eux de crier, d’injurier, de s’humilier, pendant que je reste calme et froid en invoquant la légalité de mes actes. Telle Borne, je pourrai presque afficher un sourire narquois en coin de lèvres. Mais qu’on ne s’y trompe pas, je ne prends aucun plaisir sadique à leur infliger cette violence. Quiconque prendrait ma place se rendrait compte bien vite qu’il n’y a pas de bonheur à rire du malheur des autres. Je ne me délecte pas de leurs larmes de crocodile, je suis surtout frustré de devoir faire ça parce que ce système de crapule existe et cause du tort à nous tous. Souvent, même si tout se passe bien dans un dossier, je me sens mal après avoir échangé avec la crapule en question. Elle m’a laissé mal à l’aise, car elle va continuer encore et encore, rien n’ayant fondamentalement changé. Et moi je vais devoir courir après, encore et encore, tel un hamster dans sa roue.

Des services dégradés

La campagne d’impôt sur le revenu de cette année m’a remué. Déjà l’année dernière, elle ne m’avait pas laissé indemne, constatant avec tristesse la détresse dans laquelle se retrouvaient plusieurs de nos semblables privés d’un accueil de qualité. Les services ne sont ouverts que 4 courtes demi-journées par semaine dans mon département, engorgeant la réception et submergeant de questions un personnel dépassé et en perte de technicité qui peine à répondre correctement. Les modalités pour obtenir les rendez-vous physiques sont dématérialisées et laissent sur le carreau les publics qui en ont le plus besoin. Le rendez-vous téléphonique devient lui-même un luxe malgré une gestion chaotique où plusieurs agents doivent enchaîner à la pelle des communications des heures durant et improviser au fil des questions. Sans doute, à l’instar de la flexibilité, il doit être question de ce que les gouvernants appellent le principe d’ « adaptation du service public »…

Au milieu de tout ça, notre attitude change et notre perception de notre rôle aussi. Les agents deviennent cruels et ne veulent plus assumer la moindre responsabilité. Tout le monde râle dès qu’on nous demande quoi que ce soit, même les choses les plus simples. On se refile les dossiers comme des patates chaudes à coup de messages « de votre compétence ». On a tendance à exagérer le poids de toute charge de travail supplémentaire, bien qu’elle soit réelle et pesante.

Les agents deviennent cruels et ne veulent plus assumer la moindre responsabilité. Tout le monde râle dès qu’on nous demande quoi que ce soit, même les choses les plus simples.

Je n’en suis pas épargné. Pour ma part, étant un agent chargé du contrôle fiscal, je me retrouve avec une double casquette en étant réquisitionné par ma direction pour boucher les trous de services d’accueil dont les effectifs ont été diminués drastiquement au fil des ans. J’aurai pu en être fier mais là ça me gave. Cela avait commencé sous le covid sur la base du volontariat, pour tuer le temps, parce que déjà que les fonctionnaires seraient « payés à rien foutre ». Mais maintenant, il n’y a plus de volontariat, il y a « nécessité de service ». Et comme nous les agents spécialisés en contrôle fiscal des particuliers nous sommes les plus compétents sur les questions complexes, qui de mieux pour renseigner les capitalistes à la petite semaine sur leurs carried interest, leurs gains en cryptomonnaies, leurs plus-values à Saint-Vincent et les Grenadines, leurs revenus locatifs meublés provenant d’Allemagne ou encore leurs plans non qualifiés d’actions gratuites américaines qui viennent d’être « débloqués » après un licenciement ayant fait bondir le cours en bourse ? Vous arrivez toujours à suivre ? Oui c’est un autre monde, bien loin du nôtre, auquel nous sommes conduits à « conseiller » au lieu de renseigner.

Un monde différent. Faire du renseignement oui, mais pas pour ces gens-là. J’ai envie de les envoyer chier, de leur dire de se démerder et que c’est là tout le service que je leur donne vu qu’ils paient pour ça, eux qui estiment payer toujours trop. Après tout, le capitalisme nous enseigne que la qualité se paie non ?

Récupérer l’argent public, mais pour en faire quoi ?

Si à gauche, on veut plus d’impôts pour financer les services publics, très bien, je ne suis pas contre la socialisation au service de tous. Je dirais même que c’est la condition nécessaire au progrès humain et au bonheur. Toutefois, il faut impérativement penser Pouvoir. Pouvoir du Peuple. Je témoigne ici avec force que ça ne sert à rien d’aller « prendre tout » ou d’aller chercher l’argent « là où il est » si nous ne décidons pas de ce que l’on fait avec. Je me tue la santé pour débusquer les fraudeurs, les vrais, et leur faire cracher le plus possible d’impôts. Je garde à toute heure une lecture politique de mon travail, conscient que je rends un service de classe en récupérant ce qui nous revient de droit.

Or même si je parviens à chiffrer un redressement à 10 000 €, 50 000 €, 500 000 €, à quoi bon me fatiguer, m’émerveiller, si je n’ai pas la maîtrise, si NOUS n’avons pas la maîtrise de l’utilisation de ce même argent ? Aussitôt je le fais rentrer dans la caisse, aussitôt il est dilapidé en aides au CAC 40, en externalisation, en cabinet de conseil McKinsey et j’en passe. J’ai le sentiment de prendre au petit riche pour le donner au gros riche, et pas aux pauvres gens. Redistribution mon cul ! Sachant qu’avant même d’en arriver là, si je peux leur en prendre un tant soit peu, c’est parce qu’ils nous ont déjà tant pris. Comme me disait mon ancien bailleur, « si je les paie, c’est parce que je les ai », témoignant au contraire presque une fierté à payer autant, preuve que lui c’est « quelqu’un » contrairement à nous, sa gueusaille de locataires, ressources humaines et chair à canon.

Même quand l’argent récupéré va aux services publics, c’est pour nous obliger, nous agents à travailler mal, à faire de l’inutile au bien commun, à faire du nuisible. Il est donc légitime de se poser la question : payer des impôts pour quoi faire ? Pour se faire opprimer ? Il est légitime que nos semblables répudient l’impôt, cherchent à en payer le moins possible, interrogent nos agents avec cette question des moins anodines quand on leur renseigne qu’il existe deux régimes fiscaux pour taxer tel ou tel revenu : « c’est le quoi le plus intéressant ? ». Putain vous me faites tous chier avec cette question de bourge !

Oui la fiscalité est injuste et nous voulons que « les gros paient gros et que les petits paient petit » mais pas seulement.

Plus que la question de la redistribution, la démocratie économique perce au sein de nos organisations militantes et je suis content d’en faire le constat. Oui la fiscalité est injuste et nous voulons que « les gros paient gros et que les petits paient petit » mais pas seulement. Si nous instaurons des conseils de citoyens, des assemblées, des délégations par tirage au sort, des mandats impératifs, des référendums, pour décider « à quoi servent nos impôts », il n’y aura alors plus besoin de communication gouvernementale pour savoir à quoi ils servent. Et plus encore, interroger le financement de l’économie dans sa globalité, des administrations et des entreprises. 

Quoi qu’il en soit, si l’on souhaite que l’argent aille où l’on veut, il faut en conséquence prioriser l’institution de notre pouvoir collectif en toutes circonstances. C’est la condition qui détermine toutes les autres. C’est une question de survie sinon on passera notre temps à prendre dans la poche gauche du capital pour que les technocrates y remettent le tout dans sa poche droite, avec notre sang en prime.

Après tout, on n’est jamais mieux servis que par soi-même…