En ce moment se déroulent les primaires du parti Europe Ecologie-Les Verts. Les primaires, pour ceux qui ne connaissent pas, c’est le moment où les gens politisés et diplômés font le tri entre les bons candidats et les mauvais, pour faire gagner du temps aux autres – qui ne leur ont pourtant rien demandé. C’est une séquence dramaturgique qui voit s’affronter des personnalités, des « projets de société » et éventuellement des programmes. La primaire d’EELV a deux “finalistes” : Yannick Jadot et Sandrine Rousseau. Entre eux, peu de différences sociales : le premier fut longtemps cadre de l’ONG Greenpeace, la seconde Enseignante-chercheuse en économie.
Mais à mesure que la compétition s’intensifie, une marque médiatique s’est imposée à l’un comme à l’autre, en faisant de vrais adversaires. Le premier serait un « pragmatique », la seconde une « radicale ». Pour France 3, le débat se résume d’ailleurs à cela : « Primaire écologiste : pragmatisme ou radicalité ? ». Pour le Monde, Jadot est carrément devenu le pragmatisme incarné : « le « pragmatisme » de Yannick Jadot au second tour de la primaire écologiste ». Pour France Bleu également, nous assistons à un « second tour indécis entre le « pragmatique » Jadot et la « radicale » Rousseau ». Au moins, il y a des guillemets. Ce n’est pas le cas chez le pourtant très alternatif et indépendant média en ligne Reporterre, qui s’aligne sur les éléments de langage en vigueur pour décrire le « match de l’écologie », « Jadot pragmatique et Rousseau radicale ».
Derrière ces adjectifs en apparence sobres et objectifs se cache assez mal la propension de la classe dominante à distribuer, via ses petits soldats médiatiques et culturels, des bons et mauvais points de respectabilité politique. Nos chers journalistes les reprennent sans une once de recul critique : n’oubliez pas qu’ils sont « neutres », ça veut dire qu’ils répètent ce que leurs collègues disent sans se prendre la tête.
Mais qu’est-ce donc qu’une personnalité politique pragmatique, pour tous ces articles qui en parlent ? L’explication du terme choisi n’est jamais donnée. On est dans le non-dit, dans l’inconscient sous-bourgeois du lecteur « politisé ». C’est au détour de l’article de Reporterre qu’un certain Lucas, présenté comme « électeur déçu de Delphine Batho » (ancienne ministre de François Hollande et compétitrice dans le premier tour de la primaire EELV) propose une explication : « Certains, comme Jadot, pensent qu’il faut jouer avec les cartes qu’on a sur la table pour agir ; d’autres, comme Rousseau, renversent la table. »
Et quelles sont les cartes qu’on aurait sur la table ? Pour Jadot, c’est par exemple le patronat et son MEDEF. Ils sont là, il faut faire avec eux, voire carrément faire ami-ami. C’est « pragmatique » : on doit faire avec le capitalisme si on veut sauver la planète, car le capitalisme est là, les patrons aussi, les bourgeois aussi et ils veulent continuer à faire du profit. Mais du coup, comment parvenir à sauver la planète en coopérant avec des forces sociales ayant pour but dans l’existence l’accumulation illimitée de richesse et alors qu’il ne nous reste qu’une décennie pour empêcher la catastrophe ?
On appelle pragmatisme, nous dit le dictionnaire Larousse, une “doctrine qui prend pour critère de vérité le fait de fonctionner réellement, de réussir pratiquement.” Est-ce qu’adopter une attitude conciliante avec les dirigeants du capitalisme cela fonctionne réellement ? Yannick, tu as déjà essayé ? Combien de pourcent d’émission de gaz à effet de serre en moins après trois selfies avec Jeff Bezos dis ? A-t-il promis une version électrique de sa fusée touristique en forme de pénis ?
Bref, à Frustration, on trouve que le programme de Jadot manque un peu de pragmatisme. Serait-ce un point de vue trop “radical” ?
Sandrine Rousseau, elle, par exemple, est « radicale ». Il faut dire que c’est une femme, forcément excessive, quand les hommes sont posés et rationnels. C’est une « Greta Tunberg ménopausée », nous raconte un éditorialiste de télé, dont on ne saura jamais quel est l’état de sa fonction érectile ou la qualité de son sperme – ce n’est pas un sujet de discussion publique, contrairement à l’évolution du corps des femmes.
Elle est radicale parce que, sur France Inter, elle expliquait vouloir « reprendre la main sur l’encadrement du capitalisme ». Ouuuh, c’est chaud, déjà elle a dit “capitalisme”, ça sent la place rouge et les hordes bolchéviques. Elle ne veut pas l’encadrer – bien trop chaud – mais « reprendre la main sur [son] encadrement », ce qui était déjà, souvenez-vous, l’ambition de Nicolas Sarkozy en 2008 après la crise financière et celle de François Hollande en 2012 quand il disait que son « ennemi » c’était « la finance ». Mais attention, cette phrase n’était ni antisémite, ni radicale, car elle avait été prononcée par un homme bien sous tous rapport. Contrairement à cette Sandrine Rousseau qui raconte vivre avec un « homme déconstruit« , sous-entendu qui l’écoute quand elle parle, partage les tâches ménagères et se pose des questions sur la domination masculine : de la pure folie.
Sandrine Rousseau parle d’un revenu d’existence – proposition qui n’a rien de révolutionnaire et qui arrange tout à fait les affaires du patronat, comme nous le montrions ici – mais qui est effectivement un poil osé par rapport à l’humeur du moment de nos dirigeants Après tout, nous en sommes à un stade où il est tout à fait admissible de discuter sur un plateau télé de l’opportunité de confier aux flics un enfant de 6 ans pour des retards de paiement sur sa cantine (« de plusieurs années ! » rajouteront les braves citoyens vichystes qui ne comprennent pas qu’on vive dans un pays trop gauchiste où l’on ne force pas tous les gosses de pauvres à se nourrir de cailloux à la récré). En contraste avec la matinale de France Inter et les débats de CNews, Sandrine Rousseau est effectivement hyper à gauche.
Est-elle pour autant radicale ? Rien n’est moins sûr. La radicalité, ce n’est pas « être super vénère », « dire des trucs fous », « voter pour les extrême ». C’est vouloir agir sur la cause profonde de ce que l’on veut modifier. Par exemple : je veux sauver la planète, je regarde ce qui la flingue – les émissions de gaz à effets de serre, entre autres – je regarde qui la flingue – les entreprises capitalistes et les Etats, qui centralisent ¾ de la baisse potentielle d’émission de gaz à effets de serre, selon le cabinet Carbone 4 – j’en déduis une action – la sortie progressive du capitalisme, des lois protectionnistes, une solution face aux contraintes monétaires européennes … – pour agir sur cette cause profonde.
Or, Sandrine Rousseau ne veut pas sortir rapidement ou progressivement du capitalisme, elle veut contraindre – via la fiscalité – les entreprises à faire des efforts. Elle ne veut pas répartir les richesses en transférant les richesses du capital vers le travail mais instaurer un revenu d’existence regroupant des prestations déjà existantes. Elle ne veut pas non plus instaurer la semaine de 4 jours, comme on l’entend souvent, mais la mettre en discussion « en concertation avec les partenaires sociaux via des accords de branche ou d’entreprises » ce qui, dans l’état actuel du rapport de force entre syndicats et patronat (ce qu’elle nomme « partenaires sociaux ») dans les entreprises revient à demander poliment à Bernard Arnault de devenir l’Abbé Pierre.
Sandrine Rousseau n’est pas plus radicale que Yannick Jadot est pragmatique. Ces notions structurent un récit médiatique visant à augmenter la dramaturgie d’un débat politique mettant en compétition deux personnalités relativement lisses et ayant pour point commun de penser et de parler comme la bourgeoisie aime qu’on le fasse : dans le respect du cadre existant, en respectant toutes les bonnes procédures, en ne la citant jamais elle comme responsable de la catastrophe à venir.
Si l’on pense que la situation écologique et sociale mérite davantage de radicalité que ce que l’on nous propose du côté d’EELV, il est tout à fait pragmatique de s’abstenir de participer à ce nouveau « match » de la politique bourgeoise.
Nicolas Framont