Il a l’air sérieux, Jordan Bardella. Il est grand, mince. Il porte la cravate. Ses costumes bleu marine et ses chemises blanches sont parfaitement ajustés. Quand il débite ses propos sur les plateaux TV, il affiche un calme olympien. Il déroule tranquillement sa propagande, avec sa mâchoire carrée, sa tête impassible, dans laquelle on devine un très grand vide. Pas qu’il soit bête, loin de là. Mais on n’y sent aucune conviction, aucune structure idéologique. Il récite, parfaitement, une leçon. Il ne diffère en cela pas du personnel macroniste. Si on ne l’arrête pas, il va, encore plus qu’eux -oui, c’est possible- tous nous défoncer. Essayons de mieux comprendre l’itinéraire de ce jeune homme apparu comme un champignon sur la scène politique française.
Jordan est né le 13 septembre 1995 et a grandi à Saint-Denis. Ça sonne bien, Jordan. C’est un prénom très ancien, inspiré du fleuve Jourdain, mais qui fut popularisé au milieu des années 1990, car c’est le nom du célèbre basketteur Michael Jordan. Sa sonorité anglo-saxonne a poussé pas mal de famille à l’octroyer à leur fils à cette période. Du coup, tous les Jordan sont jeunes. Bardella adore raconter son enfance, et la supposée violence qui régnait dans la cité Gabriel-Péri. Ce récit est même devenu un véritable fonds de commerce pour lui. «Je vous mets au défi de trouver une femme en France qui ne se sent pas en danger quand elle traverse la cité Gabriel-Péri où j’ai grandi », aime-t-il à répéter. Il y a vécu, c’est une réalité, mais en étant scolarisé dans une école privée, Jean-Baptiste-de-La-Salle, et en passant une partie du temps chez son père, un patron de PME qui habite dans la commune aisée de Montmorency, dans le Val-d’Oise.
Cette étiquette de « jeune ayant grandi en banlieue » lui a ouvert grand les portes du Front National, auquel il adhère dès seize ans. Florian Philippot, qui en a été longtemps le vice-président, a vu très vite en lui un bon porte-parole, montrant l’ouverture fictive de son parti à la jeunesse des quartiers, en cohérence avec sa stratégie de dédiabolisation. Bardella fait ses grands débuts dans les médias en 2015, à 20 ans, en étant candidat aux élections régionales. Son discours est alors déjà parfaitement rôdé et souhaite étendre le patriotisme aux jeunes des banlieues, en surfant sur les attentats qui viennent alors d’avoir lieu à Paris. Sa réussite électorale est immédiate : il est élu conseiller régional, puis devient rapidement porte-parole du FN, puis vice-président du désormais Rassemblement National en 2019, année lors de laquelle il devient député européen à seulement 23 ans. Ainsi, il n’a jamais eu besoin de travailler, ni de finir ses études de géographie. Ses postes internes au sein du FN l’ont grassement rémunéré : entre septembre 2017 et juin 2019, le RN lui a versé plus de 74 000 euros bruts, selon sa déclaration de patrimoine.
Des messages racistes sur son compte twitter anonyme
Ce qu’il a vraiment bossé, c’est son élocution et son aisance dans les médias, grâce à des coachs en communication qui ont tout fait pour le rendre sympa, comme le raconte son ancien coach Pascal Humeau, ancien journaliste de BFM. Son sourire large de ravi de la crèche, ça a été beaucoup de boulot, en fait. Non content de briller dans les médias, il s’amuse à l’époque également sur Twitter, d’après le magazine Complément d’enquête. Derrière le pseudonyme RepNat du Gaito, il diffuse des messages racistes à la gloire de Jean-Marie Le Pen. A l’époque avec d’autres militants, il utilise ainsi Twitter de manière anonyme pour défendre des idées plus librement que via son compte officiel. Dans son dernier tweet, début 2017, il écrit « Je suis Théo », détournement du célèbre « Je suis Charlie », en représentant Théo Luhaka, avec une matraque dans l’anus. Manière de défendre le geste immonde subi par ce jeune homme violé par la police.
En public par contre, Bardella ne dérape quasiment jamais, même si le fond est le même que ses tweets grossiers. « Je n’utilise pas l’expression Grand Remplacement, mais je reconnais la juste réalité qu’il décrit », écrit-il notamment dans une tribune publiée par Valeurs actuelles. « Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite », affirme-t-il sur le plateau de BFM TV. En 2021, il s’oppose à l’interdiction de Génération Identitaire (qui venait de mener une opération pour empêcher des migrants de traverser la frontière), tout en affirmant qu’il n’a « pas de point commun avec cette organisation ». Il est contre le mariage pour les couples homosexuels, mais considère « comme une majorité de Français, que le mariage pour tous est désormais un acquis ».
Les mêmes tactiques que les partis traditionnels
Il tente de blanchir le RN actuel et le FN passé, et emploie des mots bien choisis. Il constitue l’ultime étape de la transformation du RN en un parti accepté par les médias et par le patronat. Son discours est calibré, affable, parfaitement maîtrisé. Il multiplie les propos rassurants, en promettant que les Français d’origine étrangère qui “travaillent” et “respectent la loi“, “n’ont rien à craindre” du RN. Il applique exactement les mêmes tactiques que les partis traditionnels : il reste flou dans ses propositions, méthode qui a fait ses preuves pour Emmanuel Macron, et promet des grandes conférences sociales avec les syndicats, comme l’a beaucoup fait François Hollande. Quand il parle des retraites devant le Medef, il n’hésite pas à évoquer « les millions de Français qui ont des métiers difficiles », affirmant son « impératif de justice sociale » et le fait que « l’espérance de vie en bonne santé stagne chez les femmes et chez les plus précaires ». Dans le même temps, il indique que son « impératif c’est la croissance » et qu’il faut faire entrer « très tôt les jeunes sur le marché du travail ».
Il est désormais clair sur le fait qu’il prétend abroger la réforme des retraites de Macron, mais uniquement pour que ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans puissent partir à la retraite à un âge légal de 60 ans. On retrouve là le balancement circonspect cher aux socio démocrates, une phrase dans un sens, une autre dans l’autre. Il propose un « deal gagnant-gagnant » avec les entreprises, en se présentant comme une « alternance raisonnable et une rupture responsable ». On dirait du Hollande 2012. Il promet par ailleurs de supprimer intégralement la CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises), ce qui était déjà prévu par Macron, qui l’a grandement baissée et souhaite sa fin.
S’il parvient au pouvoir aux prochaines élections législatives, et arrive à construire une majorité, Bardella mènera une politique dans la continuité de celle de son prédécesseur Gabriel Attal, en l’accélérant. Les deux n’ont pas fini leurs études et ont toujours vécu de la politique. Ils sont parfaitement perméables aux intérêts patronaux. L’un n’est pas plus capable de gouverner que l’autre. Les procès en incompétence de Bardella ne fonctionnent pas, comme les élections européennes l’ont montré. La technocratie échoue elle-même en permanence à assurer le bien-être de la population, ce n’est d’ailleurs pas son objectif.
Ce que Bardella ajoutera à Attal, c’est encore plus d’autoritarisme (les macronistes allant déjà très loin en cette matière) et une injustice démultipliée contre les migrants, la loi Immigration de l’année dernière ayant posé les bases politiques en ce sens. Comme l’écrit Frédéric Lordon, « l’exercice d’imagination n’a plus qu’à pousser les curseurs. Aussi loin que Macron nous ait fait avancer dans cette direction, il reste encore de la marge – pour le pire ». Le pire sera à la fois ce que fera le gouvernement, mais peut-être surtout ce qu’il laissera faire. Dans le pays, Bardella laissera libre cours aux milices, qui se croiront tout permis. Les violences physiques, les humiliations envers les homosexuels, les étrangers, les racisés, les femmes risquent de se généraliser. Rapidement, derrière les sourires immaculés de Bardella, le vieux fond dégueulasse de l’extrême-droite française éclatera aux yeux de tous. L’urgence est de se préparer à résister à cela. Car quelque soit la majorité qui l’emportera aux élections, celle-ci nous offrira, dans le meilleur des cas, un sursis, ce qui est déjà beaucoup. Mais la pente est prise. Et elle durera.
Guillaume Etiévant
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