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Chaque année, les records de versement de dividendes explosent. Les médias ne savent plus où aller chercher de nouveaux adjectifs : « année record », « pluie de dividendes », « les dividendes poursuivent leur ascension », « montants inégalés », etc. Ils présentent les dividendes à la manière des résultats sportifs ou de la météo du jour. Et dans le même temps, dans d’autres articles, on nous parle de l’inflation, de la guerre en Ukraine, de la nécessité de réduire les dépenses publiques, etc. Le lien entre ces sujets n’est quasiment jamais fait. Les 68 milliards de dividendes que les actionnaires du CAC 40 vont toucher cette année ne tombent pourtant pas du ciel. Ils sont la conséquence de choix politiques, qui viennent augmenter la domination des actionnaires sur nos vies.

« Les principaux groupes français ont réalisé 153,6 milliards d’euros de profits l’an dernier. Les dividendes, 67,8 milliards d’euros (…) atteignent des montants inégalés. », nous apprend le Monde. Ça fait rêver ou ça fait peur ces gros chiffres, mais en soi ça veut dire quoi ?  Les « plus gros groupes français », ce sont ceux du CAC 40, c’est-à-dire les quarante entreprises françaises qui valent le plus cher.  Le profit, c’est la différence entre les revenus d’une entreprise (le chiffre d’affaires) et ses dépenses (achats de matières premières, de marchandises, frais généraux, masse salariale, charge d’intérêt des emprunts, etc.). Le dividende, c’est la partie de ce profit que les actionnaires se versent dans leur compte en banque, plutôt que de le laisser dans l’entreprise pour de futurs investissements, qui permettront eux-mêmes de générer de futurs dividendes. On constate à ce titre que la part du profit qui est remonté en dividendes aux actionnaires a beaucoup augmenté dans la période récente : la part des dividendes dans les profits représentait plus de 50 % en 2023, contre 30%, en moyenne, des années 1980 à nos jours. Nous faisons  ainsi face en France à une fuite en avant dangereuse : les dividendes augmentent de 10% sur un an tandis que la croissance économique (mesuré par l’évolution du PIB) est en-dessous de 1%. 

Si les profits, et les dividendes qui en sont issus, sont si importants, c’est pour plusieurs raisons qui ne doivent rien au hasard. Pour augmenter leurs profits, les directions des entreprises doivent essayer tout d’abord de générer le chiffre d’affaires le plus important possible. Dans ce but, elles ont bénéficié d’une aubaine extraordinaire ces deux dernières années : l’inflation. Nombre d’entre-elles, comme nous l’avions prévu très tôt, se sont servis de la hausse générale des prix induite en particulier par le Covid, le dérèglement climatique, et la guerre en Ukraine.

Augmenter les prix pour augmenter les dividendes

Comment les entreprises se sont-elles servies de cette conjoncture ? En augmentant bien plus leur prix que la répercussion de la hausse de leurs coûts. Conséquence : la consommation, en particulier dans l’alimentaire, s’effondre, car les Français n’ont pas les moyens de continuer à acheter autant qu’avant, avec des prix aussi élevés. Mais les industriels s’en foutent : ils vendent tellement cher leurs produits que leurs revenus augmentent, même si les volumes vendus stagnent ou chutent. Le cas de la grande distribution en France est symptomatique : sur l’ensemble de l’année 2023, le panéliste Circana établit la diminution des ventes en volumes à 3,1 %, tandis que dans le même temps, la hausse des prix permet aux chiffres d’affaires d’augmenter de plus de 8,6 %. L’industrie agroalimentaire est particulièrement touchée par ce phénomène :  en France, depuis l’été 2022, les prix de l’alimentation expliquent à eux seuls environ la moitié de la hausse totale du niveau général des prix.

Source : Les Échos, Circana.

Ces hausses de prix volontaires, guidées par la volonté de profit, expliquent en grande partie l’inflation actuelle. Selon le centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), en moyenne en France, pour une hausse de 100 % du prix de l’énergie payé par les entreprises de l’industrie alimentaire, ces dernières ont augmenté de 110 % leurs prix de vente. Cette tactique des entreprises est appelée par les Anglo-saxons la greedflation : cela consiste à profiter de l’inflation pour augmenter les prix de vente d’un produit alors que les coûts de production n’ont que très peu augmenté (greed ça veut dire avidité en anglais).

Dégrader nos vies pour augmenter les taux de profits

Augmenter le chiffre d’affaires grâce à l’inflation, c’est bon pour les profits et donc pour les dividendes qui en sont tirés. Mais ça ne suffit pas aux actionnaires, il faut également que chaque euro de chiffre d’affaires génère plus de profits qu’avant : ce qu’on appelle la hausse du taux de profit.  Pour cela, il faut baisser les coûts nécessaires à la production de ce chiffre d’affaires, et c’est à ça que sert le gouvernement. Il permet aux entreprises notamment de :

Au total, le soutien aux entreprises c’est désormais 210 milliards d’euros par an. Et c’est la double peine pour les salariés : ces économies pour les entreprises sont compensées dans le budget de l’Etat par des efforts demandés à la majorité des Français. C’est l’objet des 10 milliards d’euros de cure d’austérité annoncés par Bruno Le Maire pour 2024 et les 20 milliards envisagés pour 2025. Quand Bruno Le Maire dit « «On gagne moins en recettes fiscales, on dépense moins, c’est du bon sens », il n’évoque évidemment jamais le fait que cette baisse de recettes fiscales est un choix du gouvernement : moins de cotisations et d’impôts pour les entreprises et les plus riches, moins de dépenses publiques bénéficiant à toute la population, via en particulier les services publics comme la santé et l’éducation. En bref, un transfert de richesse de la majorité de la population vers la minorité la plus riche.  Cette politique est très efficace pour cette dernière : selon la dernière étude de la société de gestion britannique Janus Henderson, tandis que les dividendes progressaient de 10% en France en un an, ils n’augmentaient que de 5% dans le reste du monde.

Pour une fois, Bruno Le Maire parle juste. La dépense publique auprès des entreprises est une véritable addiction qui ruine notre pays.

L’arnaque du ruissellement économique

Cette réalité économique nous montre une fois de plus toute l’arnaque de la théorie du ruissellement, selon laquelle la relance économique ne s’obtient qu’en aidant les entreprises, car la fortune ruissellera alors tout le long de la pyramide sociale. Le FMI lui-même a admis que l’enrichissement des plus riches ne favorise pas la croissance économique, notamment dans une étude de 2015 où des chercheurs indiquent que, quand la part des revenus des 20 % les plus aisés augmente de 1 %, le produit intérieur brut (PIB) progresse moins (-0,08 point) dans les cinq ans qui suivent. A l’inverse, « une augmentation de même importance (+ 1 %) de la part des revenus détenue par les 20 % les plus pauvres est associée à une croissance plus forte de 0,38 point ». Dans la même étude, le FMI indique que la flexibilisation du marché du travail et la baisse du taux de syndicalisation sont corrélées avec la hausse des revenus des plus riches. CQFD.

Les administrations publiques produisent par elles-mêmes près d’un cinquième de la richesse nationale

N’oublions pas que ce sont les gens qui travaillent qui créent de la valeur économique, que ce soit dans le privé ou dans le public. Comme le note à juste titre l’économiste Christophe Ramaux, la propagande gouvernementale sur le trop haut niveau des dépenses publiques est mensongère. Quand Bruno Le Maire, décidément toujours aussi nul en économie -le gouvernement aurait quand même pu lui payer un ou deux jours de formation, depuis le temps qu’il est ministre-, déclare « Avec 57% de part de la dépense publique dans la richesse nationale, nous dépensons chaque année plus de la moitié de tout ce que nous produisons pour la dépense publique. », et en conclut qu’il faut casser nos services publics, il raconte n’importe quoi. D’abord, seul un quart de la dépense publique vient financer nos services publics, tout le reste est versé aux ménages et aux entreprises. Cette partie de la dépense publique, qui vient notamment payer les fonctionnaires, est stable depuis quarante ans. Elle n’est pas une ponction sur la richesse nationale, puisque ces derniers créent eux-mêmes de la richesse en travaillant. Les administrations publiques produisent par elles-mêmes près d’un cinquième de la richesse nationale, nous précise à ce titre l’INSEE.

La ponction sur la richesse ne vient pas des fonctionnaires et des services publics, mais bien des actionnaires, qui sont quant à eux improductifs. Lorsqu’une entreprise a besoin d’argent pour ses investissements et son fonctionnement, elle peut soit s’endetter auprès des banques, soit émettre des actions sur le marché (c’est-à-dire des parts de l’entreprise) que des actionnaires vont acheter. C’est par ce principal biais que les actionnaires financent les entreprises. Ils se rémunèrent ensuite principalement par deux leviers :  en ponctionnant des dividendes à partir des bénéfices générés, et en vendant leurs actions aux entreprises qu’ils détiennent, et qui peuvent les détruire. Ce dernier levier amène les actionnaires à détenir moins d’actions, mais ayant chacune une valeur plus grande, car il y en a alors moins sur le marché. L’économiste Tibor Sarcey a démontré qu’entre 2000 et 2018, les actionnaires des entreprises françaises ont apporté 418 milliards d’euros à notre économie sous forme d’achat d’actions nouvelles, tandis que dans le même laps de temps, les entreprises ont reversé à leurs actionnaires 173 milliards d’euros via des rachats d’actions et leur ont distribué 614 milliards d’euros de dividendes nets. Les actionnaires ont ainsi représenté un coût net direct pour l’économie réelle de 369 milliards d’euros sur la période 2000-2018.

La fuite en avant du gouvernement dans sa politique d’austérité devient de plus en plus dangereuse. Elle ne vise qu’à garantir la satisfaction permanente des plus riches. Le gouvernement cache maladroitement cet objectif derrière un pseudo bon sens et des propos de comptoirs qui ne dupent sans doute plus personne. La propagande tourne à vide. Elle ne se maintient que par notre impuissance collective. Il n’y a aucune fatalité à cette situation. L’ultime renversement ne dépendra que de nous-mêmes.  


Guillaume Etiévant


numero annuel