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1994. J’avais dix ans, et comme de nombreux adolescents, j’écoutais beaucoup la radio, en particulier Fun Radio. À l’époque, le rock tenait la place du rap aujourd’hui : une musique à la fois populaire et parfois contestataire, diffusée sur les chaînes à grandes écoutes. Un jour, mes oreilles furent surprises par un son inédit. Une basse vrombissante, des riffs de guitares acérés, une rythmique groovy, des paroles scandées de manière hip-hop, dans une montée en puissance progressive jusqu’à l’ultime déflagration. C’était Killing in the name, du groupe californien Rage Against The Machine (RATM). Je me promis, la prochaine fois que je l’entendrai démarrer dans le poste, de mettre une cassette audio dans le lecteur pour pouvoir l’enregistrer et la réécouter autant de fois que possible. Je me rappelle aussi, après cette première écoute, de l’animateur de la radio, Max, demandant à sa comparse Genie, franco-américaine, d’expliquer les paroles, ce qui me permit de découvrir la signification de cette phrase répétée seize fois : « Fuck you, I won’t do what you tell me » (Vas te faire foutre je ne ferai pas ce que tu me dis). 

La chanson Killing in the name s’adresse aux forces de police. En 1992, à Los Angeles, quatre policiers blancs qui avaient l’année précédente roué de coups un jeune noir américain, Rodney King, suite à un excès de vitesse, en étant filmés par des caméras de surveillance, ont été acquittés. Leurs actes étaient pourtant gravissimes : ils avaient tasé deux fois Rodney King et lui avaient asséné 56 coups de bâtons. C’est ce sujet qui inspira les musiciens de RATM, ainsi que la gigantesque émeute qui suivit la décision d’acquittement, par un jury qui ne comprenait aucun Afro-Américain : une mobilisation si importante, avec un tel niveau de violence et de destruction, que le gouvernement a dû envoyer l’armée, ce qui n’était pas arrivé depuis un siècle. On dénombra au total 63 morts, 2400 blessés et une dizaine de milliers d’arrestations.

Killing in the name comprend peu de paroles, mais elles sont très explicites : « Some of those that work forces, are the same that burn crosses » (Certains de ceux qui travaillent pour la police, sont les mêmes qui brûlent des croix), une référence très claire au fait que de nombreux policiers sont des suprémacistes blancs, voire carrément membres du Ku Klux Klan. « Those who died are justified by wearing a badge, they’re the chosen Whites » (On justifie leur mort en portant un badge de police, ils sont les Blancs élus). La flamme de cette chanson brûle encore aujourd’hui : aux Etats-Unis, ses paroles sont régulièrement scandées par les manifestants du mouvement Black Lives Matter. 

L’engagement de cette chanson est loin d’être isolé dans la discographie de RATM. Elle fait partie du premier album du groupe, dont l’illustration de la pochette représente un moine bouddhiste vietnamien, en train de s’immoler par le feu à Saïgon en 1963, pour protester contre l’oppression des bouddhistes menée par le gouvernement. Cet album comprend par exemple également la chanson Freedom, qui est en hommage à Léonard Peltier, militant amérindien incarcéré depuis 1976, ainsi que la chanson Bombtrack, au contenu clairement anticapitaliste : « Landlords and power whores on my people they took turns. » (« Les propriétaires et les despotes tour à tour oppriment mon peuple »). 

Pendant toute sa carrière, le groupe a réussi à vendre énormément de disques (plus de 20 millions) tout en s’engageant fortement politiquement. Ses membres multiplient les actions symboliques. Par exemple, en 1996, alors qu’ils étaient invités pour jouer la chanson Bulls on parade sur le plateau de l’émission à succès Saturday Night Live, ils mirent sur leurs amplis des drapeaux américains à l’envers. Ils souhaitaient ainsi s’opposer à la présence dans l’émission de Steve Forbes, multimillionnaire candidat à l’élection présidentielle cette année-là. “Nous inversons le drapeau américain, car la démocratie américaine est inversée, quand elle se résume à un choix électoral entre deux représentants de la classe dominante”, expliqua plus tard le guitariste Tom Morello. Les responsables de l’émission de télévision ayant réussi à retirer les drapeaux juste avant l’entrée en scène du groupe, le bassiste Tim Commerford fonça, après leur prestation, dans la loge de Steve Forbes pour lui balancer des morceaux de drapeau américain qu’il avait déchirés. Inutile de dire que RATM n’a plus jamais été invité dans cette émission. Tim Commerford brûla quant à lui régulièrement des drapeaux américains sur scène. 

Un groupe qui n’hésite pas à se confronter physiquement à la police

Autre exemple marquant : en 1999, les musiciens décidèrent de tourner un clip bien particulier pour la chanson Sleep now in the fire. Évidemment sans toutes les autorisations nécessaires, ils branchèrent leurs amplis à Wall Street devant la bourse, et se mirent à jouer, filmés par Michael Moore et en présence de centaines de fans prévenus à l’avance. La police débarqua rapidement, incarcéra quelques heures le documentariste et le bassiste, pendant que le reste du groupe et les fans essayèrent d’entrer de force dans la bourse. Ils n’y parvinrent pas, mais leur action entraîna tout de même sa fermeture jusqu’à la fin de la journée et donc l’arrêt des échanges financiers de la première place boursière du monde, une première depuis la crise de 1929. Le clip, qui mêle les images réelles de l’action militante et une parodie de l’émission « Qui veut gagner des millions », intitulée « Who wants to be filthy fucking rich », vaut le détour:

Ce fut loin d’être la seule confrontation du groupe avec la police. En 2000, il donna un concert gratuit à Los Angeles devant la convention nationale démocrate pour s’opposer au bipartisme (le système politique dominé aux Etats-Unis par les démocrates et les républicains). 2000 policiers chargèrent les fans et plusieurs d’entre eux furent incarcérés. Le militantisme des musiciens de RATM ne se limite pas à leur concert et leur clip. Le guitariste Tom Morello, fut par exemple arrêté par la police en 1997 pour avoir bloqué l’accès à un magasin de la marque Guess, avec des syndicalistes qui s’opposaient aux conditions de travail lamentables dans les ateliers de fabrication des jeans Guess.  

RATM n’aura eu qu’une courte carrière, proposant trois albums studio exceptionnels, car assez rapidement le chanteur Zach de la Rocha a considéré qu’ils commençaient à tourner en rond musicalement. J’ai eu la chance de les voir en concert pendant la tournée de leur troisième album The Battle of Los Angeles. J’avais alors quinze ans. Comme des milliers de fans, les paroles du groupe, ses engagements, sa lucidité, n’ont cessé depuis de me rester à l’esprit, et d’être, parmi beaucoup d’autres choses, des guides constants pour l’action. 


Guillaume Etiévant