Depuis l’année dernière et la période de forte augmentation des prix que nous traversons, le gouvernement, refusant d’agir pour favoriser les hausses des salaires, a choisi de mettre au centre du débat politique le terme de « partage de la valeur » dans les entreprises, pour que les salariés puissent bénéficier de supplément de rémunération quand les profits de leurs entreprises progressent. Le vote du projet de loi sur le partage de la valeur qui vient d’avoir lieu à l’Assemblée cristallise cette démarche. Ça sonne bien « partage de la valeur ». Alors, que peut bien avoir Macron en tête avec l’utilisation de cette expression et ce projet de loi, tandis que les faits démontrent inlassablement qu’il se fout complètement du sort des salariés de ce pays ? Regardons le texte de loi de plus près, pour identifier cette nouvelle escroquerie.
D’abord de quelle valeur parle-t-on ? Le projet de loi ne la définit jamais. L’objectif, par contre, est clair, comme l’indique la première phrase du dossier de presse accompagnant la réforme : « Le partage de la valeur constitue un levier essentiel pour favoriser la compétitivité des entreprises ». Le dossier de presse n’explicite ensuite jamais en quoi le partage de la valeur favoriserait la compétitivité de l’entreprise, c’est-à-dire son niveau de chiffre d’affaires et de profit en comparaison à celui de ses concurrents. On voit mal comment en augmentant les salaires pour mieux partager la valeur créée par les salariés, les profits pourraient eux aussi progresser. En réalité, ce que prévoit le projet de loi n’impose pas de mieux partager la valeur. D’ailleurs, avant d’utiliser l’expression « partage de la valeur », le gouvernement préférait le terme de « dividende salarié ».
En règle générale, lorsqu’on parle de valeur créée dans les entreprises, on évoque la valeur ajoutée. L’ensemble des valeurs ajoutées du pays constitue d’ailleurs le PIB (Produit Intérieur Brut), par lequel les pouvoirs publics et les médias communiquent sur la richesse produite en France. La valeur ajoutée exprime le supplément de valeur donné par l’entreprise par le travail des salariés aux biens et aux services en provenance des tiers. Elle se répartit ensuite entre revenus du travail, revenus du capital, et prélèvements par l’État. Si on veut réellement mieux partager la valeur, alors il faut augmenter les salaires, pour que ce partage de la valeur se fasse davantage vers les salariés que vers le capital. Ce n’est évidemment pas ce que propose ce projet de loi.
Ce projet de loi ne vise pas le « partage de la valeur », mais un meilleur partage des profits
En effet, le principal dispositif qu’il met en avant, c’est la participation aux bénéfices. Cette participation, obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés depuis 1990, est calculée avec une formule légale qui s’applique au bénéfice net fiscal de l’entreprise, qui, contrairement à la valeur ajoutée, est comptabilisé après prise en compte de toutes les charges et de la masse salariale. Ainsi, une entreprise qui réduit sa masse salariale, par exemple en diminuant l’emploi, aura potentiellement un bénéfice plus important et un montant de participation versé à chaque salarié qui augmentera. La participation crée ainsi une fiction d’intérêt commun entre les salariés et les propriétaires des entreprises.
Ce projet de loi ne vise ainsi pas le « partage de la valeur », mais un meilleur partage des profits, ce qui est très différent. On pourrait toutefois considérer que celui-ci pourrait constituer un moindre mal, étant donné la difficulté à gagner la bataille de l’emploi et des salaires dans les entreprises. C’est sans doute dans cet esprit que tous les syndicats représentatifs, à part la CGT (ouf !), ont signé, en février dernier, un accord national interprofessionnel (ANI) sur le « partage de la valeur », que ce projet de loi transcrit quasiment à la lettre.
Même cet objectif médiocre ne sera pourtant pas atteint avec cette loi. Sa mesure emblématique est qu’à partir du 1er janvier 2025, les entreprises de 11 à 49 salariés devront mettre en place au moins un dispositif de partage de la valeur (intéressement, participation, prime Macron – qui s’appelle d’ailleurs désormais “prime de partage de la valeur”-, etc.), si elles affichent un bénéfice net fiscal s’élevant au moins à 1% de leur chiffre d’affaires pendant trois années consécutives. Il propose donc d’étendre la possibilité de conclure des accords de participation dans les entreprises de moins de cinquante salariés, alors qu’aujourd’hui cette obligation concerne les entreprises de plus de cinquante salariés. Mais cela ne se fera que sur la base du volontariat des entreprises et avec la possibilité d’utiliser une formule légale moins favorable que celle prévue par le code du travail, ce qui était interdit jusqu’à présent. Cette formule légale est pourtant déjà bien naze : le capital ponctionne trois fois le bénéfice net fiscal avant qu’on laisse des miettes aux salariés.
Cela va créer un précédent et à terme l’objectif est sans doute d’étendre cette possibilité de dérogation au Code du travail à toutes les entreprises. Les autres types de « partage de la valeur » évoqués dans le projet de loi sont également soumis au bon vouloir de l’employeur : aucun minimum pour la prime Macron n’est indiqué et l’intéressement est un dispositif complètement libre, sans formule légale minimale et qui peut donc être réduit comme une peau de chagrin.
Le reste du projet de loi, qui concerne les plus grandes entreprises, est anecdotique. Il prévoit en particulier que les entreprises d’au moins cinquante salariés, qui disposent de délégués syndicaux, aient une nouvelle obligation de négocier sur les bénéfices exceptionnels, lorsqu’elles ouvrent une négociation sur un dispositif de participation ou d’intéressement. Le texte de loi indique que « la prise en compte des bénéfices exceptionnels pourra conduire à un supplément d’intéressement ou de participation ou à une nouvelle discussion sur un dispositif de partage. ». Tout est encore laissé au bon vouloir de l’employeur et aucune définition précise d’un bénéfice exceptionnel ne s’impose à lui.
Globalement, promouvoir des primes se fait de toute manière toujours au détriment des salaires. Elles ne sont pas durables, ni sécurisantes et empêchent les salariés de se projeter dans l’avenir. Elles tendent à se substituer aux salaires, comme les chiffres le démontrent. Selon l’Insee, environ 30 % du montant des primes Macron ont remplacé des hausses de salaires en 2022. Les économistes du Conseil d’analyse économique (CAE), un organisme rattaché à Matignon, vont dans le même sens, en indiquant dans une étude que les dispositifs volontaires de partage de la valeur créent « d’importants effets de substitution » aux salaires.
Une partie de la Nupes croit encore au « dialogue social »
Rien de bon n’est donc à attendre de cette loi. Le fait qu’au sein de la NUPES, le PS ait voté pour, EELV se soit abstenu, tandis que la FI et le PCF s’y opposaient, dit d’ailleurs beaucoup de choses des contradictions de cette alliance et de son inutilité en-dehors des raisons purement boutiquières et électoralistes. Le député FI Matthias Tavel a parfaitement résumé le problème de ce projet de loi à l’Assemblée en défendant une motion de rejet préalable: « Il y a une contradiction flagrante entre le titre et le contenu du projet de loi. Dans le titre, il est question du partage de la valeur ; dans les articles, il n’est question que du partage du profit. Or la valeur créée ne se résume pas au profit. Le profit n’est rien d’autre que la valeur créée par les salariés, valeur qui leur a été volée par un salaire plus faible que la richesse créée par leur travail. Parler de partage de la valeur en pensant au seul partage du profit, c’est exclure d’emblée d’augmenter les salaires ».
À l’opposé, l’abstention des députés EELV est justifiée par leur « respect pour la démocratie sociale qui, pour les écologistes, est l’un des piliers de la démocratie », comme l’a indiqué la député Eva Sas, c’est-à-dire par respect pour l’accord signé par une majorité de syndicats, dont ce projet de loi est la transcription. Même son de cloche chez les députés PS, qui ont voté contre la motion de rejet de la FI « par respect pour la démocratie sociale et pour le dialogue social », comme l’a indiqué Jérôme Guedj. Ils suivent à la lettre la stratégie du gouvernement, qui utilise cet accord pour légitimer sa réforme. « L’accord et rien que l’accord », a notamment affirmé le ministre du travail Olivier Dussopt, devant la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale.
Ils doivent encore s’imaginer qu’un accord national, signé par le Medef, peut-être positif pour les salariés. Ils doivent avoir oublié que la loi de 2013, qui a liquidé le droit du licenciement collectif en France, était une transcription complète d’un accord signé par les « partenaires sociaux ». Ils ne doivent pas savoir que dans cette pseudo « démocratie sociale », qu’ils veulent à tout prix respecter, le consentement des représentants des salariés n’est là que pour légitimer les régressions sociales.
Ils légifèrent sur les salariés sans les connaître
Contrairement à ce que pensent ces députés, la négociation collective n’est pas une forme démocratique d’élaboration de la norme sociale, car les syndicats et les employeurs ne sont pas à un pied d’égalité, ni dans les entreprises, ni au niveau national. Le déséquilibre d’informations et le rapport de subordination font qu’un accord collectif ne peut pas satisfaire l’intérêt des salariés, qui est contraire à celui des employeurs. À ce sujet, la droite tient d’ailleurs exactement les mêmes propos que les députés EELV et PS. « Ne pas valider cet accord national interprofessionnel serait faire insulte aux partenaires sociaux », affirme notamment le député républicain Stéphane Viry.
De nombreux députés croient réellement à cette fiction du dialogue social. C’est à la fois un mensonge concerté pour légitimer des réformes néfastes, mais également le reflet d’un désintérêt profond pour le monde du travail, que la plupart d’entre eux ne connaissent pas, ou alors en tant que patrons, managers ou consultants. Ils adorent les accords signés par des syndicalistes, mais ne les côtoient jamais ni eux, ni les salariés qu’ils représentent. Presque la moitié de la population active en France est ouvrière ou employée. Pourtant, à l’Assemblée nationale, on dénombre 8 ouvriers et 26 employés sur les 577 députés. La première mesure qui pourrait déterminer toutes les autres, pour la mise en œuvre d’un programme de transformation sociale, serait d’instaurer la parité sociale à l’Assemblée. Ce serait la première étape pour qu’elle cesse d’être une institution bourgeoise, qui voit la plupart de ses membres légiférer sur le sort des salariés sans avoir le moins du monde conscience de leur condition d’existence.
Guillaume Etiévant