La crise du Coronavirus démontre de manière frappante que l’intérêt de ceux qui détiennent les entreprises, c’est-à-dire les actionnaires, est contraire à celui des salariés, et en particulier à leur santé. Dans de nombreuses entreprises, dont l’activité est pourtant loin d’être indispensable, les salariés sont obligés de continuer à venir travailler pour minimiser l’impact de la sous-activité sur les profits. Ils prennent ainsi de grands risques de contagion, pour garantir la rémunération des actionnaires. Plus globalement, cet intérêt est contraire à celui de la population : la pandémie actuelle a mis en lumière la façon dont des activités de production pourtant essentielles (médicaments, masques, matériel médical, etc.) ont été délocalisées au mépris de la satisfaction des besoins de tous, pour des raisons platement financières.
Des salariés en danger à cause des privilèges des actionnaires, tout puissants dans les entreprises
L’impact du Coronavirus vient cristalliser une situation consubstantielle au capitalisme : les actionnaires placent de l’argent dans une entreprise et en attendent une rémunération importante. Si l’entreprise est profitable, chaque année elle génère un bénéfice (différence entre ses revenus et ses charges) grâce au travail des salariés. Les actionnaires peuvent :
- soit laisser le bénéfice dans l’entreprise pour, par exemple, financer ses investissements ou, en ce moment, traverser les difficultés de trésorerie liées à la baisse d’activité due au confinement.
- soit se le verser, tout ou partie, en dividendes, c’est-à-dire dans leur compte en banque.
Dans les deux cas, les actionnaires se rémunèrent :
- les dividendes sont une rémunération immédiate.
- le bénéfice qui est laissé dans l’entreprise représente une rémunération future, quand l’actionnaire revendra ses parts dans l’entreprise, qui auront ainsi pris chaque année de la valeur.
S’il y a un bénéfice, c’est parce que le travail a créé de la valeur, en transformant de la matière première en produits finis, en fournissant des prestations, etc. En s’appropriant ce bénéfice, les actionnaires peuvent s’enrichir en dormant, parce qu’ils prélèvent une richesse créée par d’autres. En ce moment, les actionnaires des grandes entreprises ont donc intérêt à continuer à faire tourner leur entreprise (sans y mettre eux-mêmes les pieds), tandis que les salariés devraient plutôt rester chez eux. Leurs quasi pleins pouvoirs leurs permettent de mettre les salariés dans des situations de graves dangers, ou tout simplement de les épuiser au travail.
Les actionnaires peuvent à peu près tout se permettre, y compris laisser leurs salariés se faire contaminer au travail, car ils se sentent tout puissants. Si on prend le cas le plus courant d’une entreprise en SAS (Société par actions simplifiée) :
- Sur le plan civil, ils ne sont responsables qu’à hauteur de leurs apports au capital de la société. En cas de difficultés financières ou de faillite, les créanciers de la société ne pourront pas saisir leurs biens personnels. Ces apports au capital sont souvent faibles, le financement de l’entreprise se faisant en général principalement par endettement et apports en compte courant.
- Sur le plan pénal, ils ne sont pas responsables des infractions (non-respect du Code du travail, non-respect des normes sanitaires et environnementales, etc.) commises par les dirigeants de l’entreprise qu’ils ont nommés.
- Du point de vue des relations sociales dans l’entreprise, ils n’ont aucune obligation de s’expliquer devant le Comité social et économique (CSE : nom des Comités d’entreprise depuis les ordonnances Macron de 2017) ou devant les syndicats, qui ont pour seuls interlocuteurs les dirigeants de l’entreprise, nommés par les actionnaires. L’avis du CSE sur les projets que les actionnaires font mettre en place par les dirigeants des entreprises est purement consultatif et n’impose en lui-même rien à l’employeur.
A qui revient le pouvoir dans les entreprises : aux actionnaires où à celles et ceux qui travaillent ? Une question que l’on a peu à peu arrêté de se poser
La structure juridique des entreprises permet aux actionnaires de déléguer leur gestion et de grandement limiter leur responsabilité tout en restant les décideurs. La forme juridique qu’ont prise les entreprises à travers l’histoire vient de l’idée que les droits de propriété qu’ont les actionnaires doivent être absolus.
Historiquement, les partis de gauche, les syndicats et les mouvements sociaux ont tenté de freiner ce pouvoir des actionnaires, pour que les salariés vivent mieux, en se faisant moins exploiter, c’est-à-dire en touchant en salaire une part plus importante de la valeur qu’ils ont créé collectivement et en ayant de meilleures conditions de travail. Cela passait notamment par la réduction du temps de travail (c’est-à-dire une hausse du salaire horaire), les retraites (c’est-à-dire une poursuite du salaire après l’emploi), et la mise en place de minima sociaux. Cela passe également par le droit du travail qui permet aux syndicats d’élaborer des revendications collectives poussant parfois, quand ils arrivent à construire un rapport de force suffisant, les dirigeants d’une entreprise à augmenter les salaires et donc à limiter la ponction réalisée par les actionnaires. Il permet également d’encadrer, dans une certaine mesure, les pleins pouvoirs des actionnaires, comme le montre actuellement le recours, quand le rapport de force syndical dans l’entreprise le permet, au droit de retrait pour les salariés.
L’ensemble de ces dispositifs auxquels il faut ajouter, notamment, la redistribution par la fiscalité, continuent à guider, plus ou moins, les programmes politiques des partis à la gauche de l’échiquier politique et les revendications des centrales syndicales. Ils sont toutefois largement insuffisants, car ils ne posent pas la question qui est à la source de l’exploitation du travail, c’est-à-dire celle des droits de propriété et des pouvoirs qu’ils confèrent dans les entreprises. Ce sujet est désormais résumé, dans le meilleur des cas, à la nationalisation des secteurs stratégiques et au soutien aux Sociétés coopératives.
Mais la gauche ne s’attaque pas réellement à la source du pouvoir actionnarial dans l’ensemble des entreprises, c’est-à-dire le fait que les actionnaires s’accaparent l’intégralité du capital accumulé par l’entreprise et des droits en découlant (les mécanismes comme la participation et l’intéressement n’octroient pas de droits de propriété aux salariés). L’objectif historique du socialisme, c’est-à-dire la refonte complète de l’ordre social par la propriété collective des moyens de production, a été abandonné.
Cet objectif a été pourtant central à gauche en France pendant longtemps. On peut citer notamment les exemples suivants :
- Louis Blanc, membre du gouvernement provisoire en 1848, a détaillé dans une brochure (« L’organisation du travail » parue en 1840) un projet dans lequel des ateliers seraient créés grâce à des crédits d’État. L’affectation du profit de ces ateliers serait divisée entre trois parties : les travailleurs associés, l’autofinancement de l’atelier social, et la redistribution aux indigents, vieillards, malades, etc. Des ateliers sociaux ont existé pendant une très courte durée sur ce modèle. Cette brochure a été rapidement complètement oubliée, car les idées de Marx et Proudhon ont dominé ensuite sur ce sujet, mais c’était la publication politique la plus lue par les ouvriers à l’époque.
- Par la suite, durant la Commune de Paris en 1871, des ateliers ont été réquisitionnés temporairement par les ouvriers pendant que leurs patrons désertaient.
- La socialisation est également au cœur des idées de Jean Jaurès. Il mettait en avant à la fois le fait que les salariés devaient être tous copropriétaires des instruments de travail, et que la démocratie parlementaire devait quant à elle veiller aux objectifs d’intérêt général de la production, tout en étant garante que personne ne s’octroie la propriété d’une entreprise.
Les débats sur la propriété privée des entreprises se sont poursuivis à gauche jusqu’à la fin des années 70 et ne se sont pas limités au Parti communiste. Citons, en particulier, les travaux du Parti Socialiste synthétisés dans les quinze thèses sur l’autogestion. Après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, ce sujet a été de moins en moins évoqué et a perdu de sa centralité. Les nationalisations n’ont pas eu pour but d’accorder la gestion de ces entreprises à leurs salariés.
De nombreuses coopératives se sont par ailleurs développées peu à peu, mais ce statut d’entreprise, qui prévoit une détention majoritaire du capital et du pouvoir de décision par les salariés, est resté à la marge et n’a pas été à la source d’un changement en profondeur de notre modèle économique. Les Scops sont restées une niche économique (on en dénombre 3 439 en 2019), et sont, dans la grande majorité des cas, des créations ex nihilo et non des transformations d’entreprises existantes. Ainsi, elles sont tolérées, car elles restent à la marge, elles ne menacent aucunement les entreprises capitalistes et subissent la concurrence que celles-ci imposent. Le mouvement des Scops a d’ailleurs abandonné en 2010 son appellation «Société Coopérative Ouvrière de Production » pour la transformer en « Société Coopérative et Participative » et ainsi ne plus faire référence à la lutte de classe.
Socialiser progressivement les entreprises : des tentatives oubliées aujourd’hui, mais pourtant riches d’enseignement
Que ce soit les revendications de nationalisation des secteurs stratégiques ou le soutien financier à la création de Scops, cela ne permettra jamais d’émanciper l’ensemble des salariés. Les grands groupes capitalistes s’en accommoderont toujours. De leur côté, parce qu’ils constatent de sondage en enquête interne la frustration des salariés, certains dirigeants de grandes entreprises et consultants de tout type leur proposent sans cesse de nouvelles démarches “participatives”, “inclusives”, faites de groupe de travail et de “réflexions collectives”, mais ce genre d’initiative s’avère toujours bidon, quand elles ne visent pas carrément à pousser les salariés à réfléchir eux-même à la manière d’augmenter leur productivité.
Tant que celles et ceux qui travaillent n’ont pas leur mot à dire face à ceux qui possèdent leur entreprise, ils pourront débattre tant qu’ils voudront, leur voix ne sera pas entendue ou seulement quand elle va dans le sens des possédants. Si l’on souhaite une entreprise réellement collective, c’est-à-dire qui reconnaît le travail des gens, qui le rémunère à sa juste valeur, qui traite les salariés autrement que comme des pions, il faut toucher à la façon dont les richesses sont partagées en son sein. C’est à cette fin que nous vous proposons la première étape pour instaurer en France l’Entreprise collective : une grande loi de socialisation, qui modifie les statuts de l’ensemble des entreprises, pour qu’elles soient socialisées progressivement.
Plusieurs pistes peuvent exister pour cette loi. Au cours du XXe siècle, des tentatives ont été réalisées à travers le monde avec notamment deux types de méthodes : la socialisation par les profits et la socialisation par les salaires (Cf le chapitre que Hadrien Toucel a consacré à ces expériences dans l’ouvrage collectif Le coût du capital, éditions Bruno Leprince, 2013).
- La socialisation par les profits vise à affecter par la loi une partie du bénéfice net des entreprises vers un fonds indivisible géré par les travailleurs. Ça a été, par exemple, le cas au Pérou en 1970 où un décret a imposé le transfert de 15 % des bénéfices des sociétés industrielles vers un « fonds indivisible des travailleurs ».
- La socialisation par les salaires vise à imposer aux employeurs d’abonder un fonds d’investissement géré par les salariés et détenant des parts de l’entreprise, le montant de cet abondement étant fixé en proportion de la masse salariale. Un projet avait été réalisé en ce sens au Danemark en 1978, mais avait été finalement refusé par le parlement.
Le travail le plus approfondi sur la socialisation est peut-être le plan Meidner en Suède, à la fin des années 1970, soutenu par le parti social-démocrate au pouvoir et par l’organisation syndicale majoritaire. Celui-ci prévoyait que toutes les entreprises de plus de 50 salariés allouent automatiquement chaque année 20% de leurs profits sous la forme de nouvelles actions à un fonds contrôlé par les salariés de l’entreprise, avec les mêmes droits que les actionnaires. L’économie aurait ainsi été socialisée progressivement par cet apparent paradoxe : plus elles généreraient de profits, plus les entreprises seraient ainsi rapidement socialisées. Les actionnaires perdraient leur pouvoir progressivement sans être formellement expropriés. Si le plan Meidner avait été appliqué en 1976, selon les prévisions établies à l’époque, les fonds contrôlés par les salariés auraient possédé en 2005, 43,5 % des entreprises dont les plus importantes. À partir de 2012, ils auraient possédé la majorité d’entre elles. La mobilisation très forte du patronat à l’époque avait finalement vidé de sa substance ce projet.
Il est possible de s’inspirer de ces projets avortés pour, en France, établir une socialisation progressive de l’économie. Pour cela, on peut partir d’un élément du Code du travail déjà existant : la participation aux bénéfices. La participation est, depuis sa mise en place en France en 1967, limitée à l’octroi d’une très faible part du bénéfice (calculée d’après une formule légale) de chaque entreprise de plus de cinquante salariés à ses travailleurs, sous forme d’une rémunération. Les projets ayant mené à la création de ce dispositif à l’époque faisaient état d’une volonté d’accorder également des droits de propriété aux salariés.
Marcel Loichot, qui conseillait à l’époque Louis Vallon, rapporteur général de la commission des finances, proposait que chaque année tout bénéfice dépassant un intérêt « raisonnable » des sommes investies (qu’il établissait autour de 5%) soit ajouté aux fonds propres de l’entreprise. Ce capital supplémentaire issu du profit de l’entreprise donnerait lieu à l’émission d’actions incessibles (c’est-à-dire qui ne peuvent pas être vendus), qui seraient la propriété à 50% des actionnaires antérieurs et à 50% des salariés, répartis entre eux en proportion de leurs salaires (les salariés devenant aussi des « actionnaires antérieurs » dès la deuxième année de fonctionnement du système). Comme dans le plan Meidner, les salariés auraient donc été ainsi peu à peu majoritaires au capital des entreprises. Louis Vallon avait déposé un amendement en ce sens dans la loi de finances pour 1966 : « le gouvernement déposera avant le 1er mai 1966 un projet de loi définissant les modalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits des salariés sur l’accroissement des valeurs d’actif des entreprises dues à l’autofinancement ».
L’entreprise collective : un moyen de rendre l’entreprise à ceux qui créent vraiment les richesses
En partant de ces tentatives, il est possible d’entrevoir les mécanismes d’une socialisation progressive des entreprises. La CGT Renault, par exemple, a mené campagne en 2002 pour l’attribution aux salariés, chaque année, de titres de propriété non rémunérés, qui correspondraient à la part de l’accroissement des capitaux propres générée par le travail (Nicolas Pierre et Teper Bernard, Penser la République Sociale pour le XXIe siècle, Eric Jamet., 2014).
La socialisation progressive que nous proposons pourrait se baser quant à elle sur les principes suivants:
Système actuel : Chaque année, l’Assemblée Générale Ordinaire Annuelle réunit les actionnaires de l’entreprise pour approuver ses comptes annuels et pour décider de l’affectation du bénéfice réalisé. Les actionnaires votent sur le fléchage de ce bénéfice, soit versé en dividendes aux actionnaires, soit restant dans l’entreprise et venant augmenter les fonds propres. Système permettant une socialisation progressive aboutissant à l’Entreprise collective : Chaque année, 60% du bénéfice réalisé est propriété collective du Conseil des salariés et reste dans les fonds propres de l’entreprises. Cette part des fonds propres donne lieu à l’émission de nouvelles actions de l’entreprise, qui octroie au Conseil des salariés les droits de vote équivalent à leur pourcentage de détention de l’entreprise lors de l’AG des actionnaires. Ces titres, appelés actions du travail, ne donnent pas droit à dividende et sont incessibles, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être vendus. Cela permet de substituer progressivement les capitaux rémunérés par des capitaux non rémunérés. Sur les 40% restants, les actionnaires peuvent soit se les verser en dividendes, soit les affecter aux fonds propres de l’entreprise. Avec ce système, plus les actionnaires se versent des dividendes, plus ils en perdent rapidement la propriété et donc le contrôle. |
Un exemple pour mieux comprendre :
Jean-Edouard de la Cour du Puit a créé il y a quinze ans l’entreprise Shithead Consulting, spécialisée dans le conseil en management. Il a mis à l’époque 50 000 euros en capital dans l’entreprise (correspondant à 500 actions). Le reste du financement est venu d’un emprunt bancaire, qui a été petit à petit remboursé grâce aux profits de l’entreprise. Ceux-ci ont été de plus en plus importants chaque année, surtout quand Hypolite, le directeur de l’entreprise, ami d’enfance de Jean-Edouard et fervent lecteur de Psychologie magazine, a spécialisé son cabinet dans le leadership agile et résilient. En parallèle, il a réduit au maximum les charges fixes en externalisant tout ce qui pouvait l’être : le standard téléphonique, l’informatique, la paye, etc.
Chaque année, Jean-Edouard se verse en dividendes, c’est-à-dire dans son compte en banque, la moitié du bénéfice (après tout c’est bien normal, c’est la contrepartie du risque qu’il prend en créant de l’emploi). Ainsi, en quatre ans, il s’est remboursé intégralement des 50 000 euros qu’il avait mis dans le capital de l’entreprise. Il n’a, depuis cette mise de départ, jamais eu besoin de remettre de l’argent dans son entreprise.
Il y a cinq ans, comme il avait envie d’acheter un petit studio pour son fils rue de Saint-Louis en l’Île dans le sixième arrondissement de Paris sans grignoter sur ses autres placements financiers, il a revendu 35% de ses parts (soit 175 actions) au fonds Dark Rock, en se faisant une belle plus-value, 300 000 euros, car son entreprise génère chaque année plus de 15% de Return On Equity, c’est-à-dire la norme exigée par les investisseurs en termes de taux de bénéfice par rapport aux fonds propres de l’entreprise.
Shithead Consulting emploie aujourd’hui 20 salariés, très agiles : flex office, télétravail, jamais de hausse de salaire, uniquement des primes sur objectifs. Inutile de préciser qu’on ne leur demande pas leur avis sur la stratégie de l’entreprise. Actuellement les actionnaires réfléchissent à faire travailler une grande partie de l’effectif dans des espace de co-working, pour payer moins de loyers.
En 2020, Jean-Edouard et ses associés s’apprêtent à faire comme les autres années. Ils vont s’approprier la totalité des bénéfices, une partie dans leur compte en banque, l’autre partie restant dans l’entreprise qu’ils détiennent. Ils vont se réunir en Assemblée générale et voter l’affectation de la moitié du bénéfice en dividendes, le reste allant dans les fonds propres de leur entreprise. L’entreprise a réalisé 240 000 euros de bénéfice après impôts en 2019. Jean-Edouard va ainsi toucher dans son compte en banque 78 000 euros (65%*120 000 euros) et le fonds Dark Rock 50 000 euros (35%*120 000 euros) et les salariés rien du tout. Ils sont tous les deux propriétaires également des 120 000 euros restants dans l’entreprise, puisqu’ils la détiennent. Lors du vote en AG sur cette affectation, Jean détient 65% des voix et les représentants de Dark Rock 35%. Les salariés n’ont aucune voix, car ils ne détiennent aucune action.
Maintenant, imaginons que la socialisation progressive des entreprises soit mise en place. La première année nous aurons cette situation :
- 60% de ce bénéfice (soit 144 000 euros) sera automatiquement fléché vers les fonds propres et donnera lieu à l’émission d’actions détenues par les salariés, dont le nombre correspondra à la part des fonds propres que représenteront ces 144 000 euros. Le Conseil des salariés ne pourra pas vendre ces actions et elles ne donneront pas droit à dividendes. Elles ne seront ainsi pas détenues individuellement par les salariés ; ils n’auront aucun droit dessus s’ils quittent l’entreprise. Leur unique intérêt sera de déterminer les droits de vote du Conseil des salariés lors de l’Assemblée générale des actionnaires. Et ainsi avoir voix au chapitre.
- Sur les 40% restants (96 000 euros) :
- Si Jean-Edouard et Dark Rock choisissent de s’en verser la moitié en dividendes comme d’habitude, soit 48 000 euros, lors de la première année de la mise en œuvre de la socialisation, les salariés détiendront 11,6% de l’entreprise. 66 actions seront ainsi émises, venant s’ajouter au 325 détenues par Jean-Edouard et aux 175 détenues par Dark Rock. S’ils font la même chose chaque année, les salariés seront majoritaires au capital, et donc en droit de vote, en 2028, si, toute chose égale par ailleurs, le bénéfice continue à croître au même rythme.
- Si les actionnaires ne se versent aucun dividende, les salariés détiendront 11,2% des parts de l’entreprise en 2020 et seront majoritaires en 2038.
Dès la première année de mise en oeuvre de la socialisation progressive, les salariés des entreprises situées en France seront présents aux Assemblées générales et aux Conseils d’administration des actionnaires, avec le droit de s’exprimer et de voter, contrairement aux dispositifs actuels, qui prévoit une représentation uniquement consultatives et dans les entreprises de plus de cinquante salariés. Le Conseil des salariés aura ainsi accès à la totalité des informations économiques et sociales de l’entreprise. Il pourra informer les salariés de l’ensemble des projets prévus et défendre leurs points de vues. Les membres du Conseil des salariés seront élus par les salariés avec des mandats dont le renouvellement sera limité et révocables selon certaines conditions.
La seule façon durable de produire en France
Par ailleurs, l’encadrement stricte de la rémunération des actionnaires entraîné par cette socialisation, ira dans le sens d’un meilleure partage de la valeur ajoutée en faveur des salariés. Cette socialisation progressive sera une protection contre les fermetures de site et les délocalisations. En effet, si un groupe multinational veut abandonner ses parts dans une usine française, celle-ci sera mécaniquement transmise au Conseil des salariés, puisqu’il détiendra les parts restantes.
On se demande souvent pourquoi on ne produit plus rien en France, et comment “on” a pu laisser faire ça ? Pourtant à chaque fois que des productions ont été arrêtées, des salariés se sont battus pour qu’elles demeurent ici – la confection de masques dans les Côtes d’Armor, la fabrication de bouteilles d’oxygène dans le Puy-de-Dôme – mais ils n’ont jamais été écoutés. Aucune autre considération que financière ne régit plus la majorité des entreprises françaises, aucun pouvoir réel n’est actuellement octroyé aux salariés. Si l’on veut changer ça, des appels à la conscience civique des entreprises ne suffiront pas : on doit changer les règles du jeu.
Au revoir les salariés, bonjour les travailleurs associés
Dans les entreprises complètement socialisées, qui s’appelleront des Entreprises collectives, une organisation démocratique sera mise en oeuvre. Les personnes qui y travailleront ne seront plus des salariés, mais des travailleurs associés. Leurs choix de gestion seront bien différents de ceux des actionnaires, puisqu’il n’y aura aucun capital à rémunérer : réinternalisation de certains métiers, politique de rémunération plus égalitaires, moindre recours au contrat précaire, réduction du temps de travail, etc.
Bien loin du management participatif, de la cogestion, ou de l’actionnariat salarié, l’Entreprise collective ne créera pas un intérêt commun autour de la recherche du profit, puisque celui-ci ne viendra plus rémunérer les personnes, mais restera dans les fonds propres de l’entreprise. L’ensemble des revenus de l’entreprise viendront rémunérer son fonctionnement, le travail, les investissements et les impôts. Dans notre exemple, Jean-Edouard pourra toujours être rémunéré, mais uniquement s’il travaille pour l’entreprise, c’est-à-dire non plus en tant qu’actionnaire, mais en tant que travailleur associé.
Instaurer une véritable démocratie d’entreprise est un enjeu crucial, qui ne dépendra bien sûr pas uniquement de la répartition du capital. Aujourd’hui, de nombreuses coopératives ne sont pas démocratiques, même si les salariés y ont la majorité des voix et se partagent les bénéfices. L’impasse actuelle de notre démocratie parlementaire montre bien que la démocratie ne se décrète pas et qu’elle dépend de la manière dont elle est organisée. Réunir les salariés en assemblée générale pour voter les grandes décisions ne suffira pas. Élire la direction de l’entreprise non plus. Sinon, nous risquons de sortir de la hiérarchie capitaliste, et de ses abus de pouvoir, pour généraliser dans l’entreprise la hiérarchie politique, qui, à plusieurs égards, obéit parfois aux mêmes ressorts. Briser progressivement la dynamique capitaliste par la socialisation est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Un prochain article de Frustration sera consacré à ces réflexions.
Pour rendre l’Entreprise collective possible, d’autres mesures sont à prendre :
Bien sûr, cette réforme de la propriété des entreprises ne serait pas viable sans la placer au sein d’une réforme globale du capitalisme, notamment :
- L’État déterminerait en parallèle un certain nombre de secteurs stratégiques (Santé, Energie, Crédit, etc.) dans lequel il serait actionnaire majoritaire, organiserait le fonctionnement démocratique des entités qu’il contrôlerait, avec les usagers, les collectivités territoriales et les représentants des salariés.
- Une caisse de solidarité inter entreprise serait également mise en place, financée par des cotisations assises sur la valeur ajoutée des entreprises et gérée de manière quadripartite : salariés, entrepreneurs, collectivités territoriales, État. Elle viendra en aide aux entreprises en difficulté économique, si des critères sociaux et économiques sont respectés. De fait, les grands groupes financeront ainsi les TPE en difficulté. C’est l’extension de la sécurité sociale à la sécurité économique. Elle serait l’un des pilier d’une grande réforme des branches professionnelles.
- Les flux économiques entre les filiales françaises et les filiales étrangères des groupes multinationaux seront beaucoup plus encadrés qu’aujourd’hui, pour qu’il soit désormais impossible de transférer la marge générée par une entreprise française vers l’étranger.
- Les droits de douane devront être renforcés aux frontières de la France pour éviter le dumping social
- Le Code du travail sera largement renforcé. L’avis favorable du CSE deviendra obligatoire pour toutes les décisions stratégiques et les licenciements économiques. En effet, la place de plus en plus importante que les salariés prendront dans les conseils d’administration des entreprises via la socialisation n’empêchera pas complètement les abus de pouvoir, le harcèlement, les mauvais choix de gestion, etc. Les CSE garderont une grande utilité de contre-pouvoir.
L’ensemble de ces réformes ne pourront être mise en place que si un rapport de force social puissant s’organise dans le pays et au niveau international. Si un pan très important de notre économie a pu être socialisée à partir de 1945, c’est en grande partie parce que la peur du modèle soviétique poussait le pouvoir en place à accepter une part de socialisation (sécurité sociale, retraite, nationalisation, etc.) pour éviter que toute l’économie ne devienne socialisée comme en URSS. A l’époque, la population française avait conscience que le système capitaliste n’était qu’une modalité parmi d’autres de l’organisation de nos sociétés, puisque toute une partie du monde avait choisi un autre type de développement. Ce rapport de force n’existe plus de cette manière depuis plus de trente ans ; il faut en construire un nouveau, qui fera prendre conscience que beaucoup d’alternatives existent, à la fois au capitalisme et à l’étatisation complète de l’économie, deux modalités qui privilégient l’économie à la vie, ce qui conduit à des désastres, dont les conséquences du Coronavirus ne constituent que l’un des énièmes symptômes.
Guillaume Etiévant
Réalisation du schéma de socialisation : Antoine Glorieux