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Dans un contexte de désaveu et de défiance des populations envers les institutions européennes, la Commission accueille plusieurs milliers de jeunes stagiaires venus des quatre coins d’Europe, chaque année, à Bruxelles. Sur la terrasse d’un café de la capitale belge, lors d’une soirée stagiaires ou par téléphone, j’ai été à la rencontre de ces jeunes europhiles, issus d’horizons plus ou moins similaires et qui s’accrochent éperdument à leur rêve européen. Un reportage de Selim Derkaoui.

Allemands, Polonais, Espagnols… Chaque année, plusieurs milliers de jeunes européens se bousculent afin de se faire une place au sein de la fameuse « bulle bruxelloise », où siègent les principales institutions européennes ; une bulle souvent décriée car, contrairement à l’idée véhiculée selon laquelle elle œuvrerait au « rapprochement des peuples européens », très repliée sur elle-même. Ces jeunes souhaitent y trouver un stage voire un job de fin d’études dans l’une des nombreuses agences de lobbying – qui entourent la Commission, dans un rayon d’un kilomètre – ou bien dans une institution européenne, à arpenter ses couloirs interminables. Des milliers de candidatures, venues de toute l’Europe, s’empilent, à l’issue toujours très incertaine.

Beaucoup de ces candidatures sont destinées à la Commission, « Gardienne des traités », qui propose et met en œuvre les politiques communautaires. Elle accueille plus de 1 200 stagiaires-fonctionnaires par an – en deux sessions distinctes en mars et en octobre –, dans le cadre d’un stage appelé « Blue Book ». Une procédure pour le moins complexe, organisée en plusieurs étapes rigoureuses, de la candidature neuf mois à l’avance, jusqu’à la sélection officielle sur cet annuaire des stagiaires qu’est le « Blue Book ». « À partir de là, le processus devient opaque. Le bureau des stages conseille de ne pas contacter directement les services par lesquels sont intéressés les candidats, mais en réalité, c’est par ce “lobbying” que les stages s’obtiennent, à moins d’être chanceux », prévient l’ex stagiaire français Yoann, 25 ans, pour qui l’aventure administrative de sélection fut relativement périlleuse, « un vrai bordel ! » Passée cette étape, ces jeunes stagiaires se retrouvent au milieu de 34 000 fonctionnaires1, dans des bâtiments aseptisés et aux vitrages omniprésents. Ils incarnent – en partie – la future élite bruxelloise, au sein d’une Commission honnie pour son aspect technocratique et lointain, dont la dimension politique2 est minorée, lorsqu’elle n’est pas, tout simplement, ignorée par les décideurs. Avec des profils de stagiaires peu ou prou similaires et sociologiquement uniformes, il est bien difficile d’imaginer un réel « changement de l’intérieur » de la machine eurocrate et libérale, lancée à pleine vitesse depuis, au moins, le traité de Maastricht, en 1992.

« Je me sens plus Européenne que Française »

Nombreux3sont les stagiaires à se former au Collège d’Europe, à Varsovie, ou à Bruges, où « l’on apprend à divers étudiants comment devenir un bon cadre européen », confie l’Espagnol Rafael, passé par le Collège de Bruges, l’air un brin narquois, dans un petit café bruxellois. Cet établissement « prestigieux » de « reproduction des élites », poursuit-il, est souvent considéré comme « très fermé », notamment à cause des frais d’inscription assez exorbitants – environ 24 000 euros, malgré quelques aides financières pouvant être sollicitées4, dont une bourse complète de 24 000 €, ou partielle de 16 000 €. « Sauf pour les Français, car la France n’offre que très peu de bourses. étrangement ce sont les étudiants français les plus nombreux », explique le Français Yoann, petit foulard à motif autour du cou, passé par le Collège de Varsovie, en Pologne. Il nuance l’idée d’un « moule idéologique uniforme », au regard des origines géographiques diversifiées, « de l’Argentine à la Géorgie pour ma promotion », même si l’on retrouve finalement une certaine « harmonisation idéologique dans certains groupes nationaux qui se forment ».

D’une manière générale, la plupart des étudiants se ressemblent dans ces deux établissements : la vingtaine, issus d’une formation plutôt reconnue voire prestigieuse, plurilingues, expériences à l’étranger, et de « bonne famille » – comprendre par là, d’une classe moyenne « supérieure » ou de petite bourgeoisie. « Les Français sont généralement issus des classes moyennes supérieures, notamment au niveau du capital culturel, car de nombreux parents sont enseignants, par exemple », confirme Yoann.

 Le Collège se base sur la création et l’amplification d’une communauté d’alumni – association d’anciens élèves. Pour pousser à la création du lien, de l’esprit d’école finalement, les étudiants sont dans une “cage dorée” dont il est facile de s’accommoder jusqu’à oublier le monde extérieur.

C’est peut-être lors d’une soirée crémaillère, organisée entre « Collégiens » et stagiaires à « Woluwe », quartier excentré de Bruxelles, que j’ai le plus été frappé par cette uniformité. Peu après mon arrivée, je dialogue pendant près d’une heure avec un jeune Suisse maniéré et qui semble entendre pour la première fois des arguments souverainistes ou qui du moins contredisent l’idée du « fédéralisme » comme unique horizon indépassable. Dans ce temple jeune de l’europhorie naïve, sur fond d’euro-dance sans relief pioché dans des playlists Erasmus, une jeune Française, coupe au carré bien dessinée, affirme, avec conviction, que « moins d’Europe, c’est le retour des nationalismes ! » Seul Yoann, également présent à cette soirée, détonne par son discours légèrement eurocritique : « Le Collège se base sur la création et l’amplification d’une communauté d’alumni – association d’anciens élèves. Pour pousser à la création du lien, de l’esprit d’école finalement, les étudiants sont dans une “cage dorée” dont il est facile de s’accommoder jusqu’à oublier le monde extérieur »

L’après-Collège n’est pas nécessairement chose aisée, car cela peut aussi dépendre de son pays d’origine : « Pour les Français, c’est un peu galère. J’ai quelques amis qui, un an plus tard, sont toujours au chômage. La formation a perdu de son prestige à Bruxelles, je trouve. À tort ou à raison », complète-t-il. Il existe plusieurs groupes privés sur Facebook, « EC Traineeship »,uniquement composés de futurs ou d’ex-stagiaires qui s’échangent des conseils ou des offres d’emploi. C’est justement ici que j’ai pu rencontrer d’autres stagiaires, minoritaires, qui ont bénéficié de formations universitaires hors des murs de ces prestigieux établissements. C’est le cas par exemple de Tzveta, d’origine bulgare, qui a étudié à Glasgow mais aussi à Sciences Po Paris, où elle a obtenu des diplômes en politique et études en Europe centrale et orientale, ainsi qu’en « droits de l’Homme ». Même chose pour Marie, titulaire d’une licence en droit à Bruxelles et d’un Master spécialisé en propriété industrielle, à Paris II.

Le sentiment européen, une affaire de classe sociale

Leur volonté de travailler au sein d’une institution européenne ne date pas d’hier. Souvent, elle est le fruit d’une passion pour l’Europe ancrée depuis le tout jeune âge, où s’entremêlent vécus personnels et réalités historiques : « J’étais encore un enfant quand la Lettonie a rejoint l’Union européenne en 2004, et j’ai été excité par la frénésie commune autour de moi, et depuis lors, j’ai été fasciné par la question : pourquoi le monde est tel qu’il est, et comment le changer ? L’Union européenne joue un rôle important dans toute réponse potentielle », confie, Ksenija, la Lettone brune au teint pâle et à l’accoutrement sophistiqué. Le sentiment européen, une affaire de classe ? Souvent décrié comme « élitiste », il bénéficierait essentiellement aux enfants issus de familles bilingues relativement aisées et « ouvertes sur le monde ».

Car rares sont les personnes issues des classes populaires qui se sentent véritablement « Européennes », percevant la plupart du temps l’Union européenne et la mondialisation qui en découle comme responsables de leurs fragilités économiques et sociales – et c’est un Think Thank libéral quil’affirme5. Marie, blonde aux yeux bleus, vient d’une famille d’expatriés, et se sent donc « plus Européenne que Française car c’est sûr, ça aide de parler plusieurs langues ». Ce sont essentiellement les jeunes issus d’une famille binationale ou ayant suivi le programme Erasmus qui se sentent vraiment Européens, d’après elle. Pour Rafael, cela pose justement un réel problème de crédibilité et de représentativité dans toute l’Europe. Marie a grandi plus souvent à l’étranger qu’en France, et ses amis sont « majoritairement étrangers ». Puis, ses parents sont venus s’installer à Bruxelles. Son lycée était près des institutions et elle avait des proches qui travaillaient dans des agences de lobbying.

Le non-dit des lobbies

À la Commission européenne, Ksenija s’occupait, en tant que stagiaire, de l’application de la législation de l’UE, en contrôlant essentiellement la façon dont les gouvernements respectent leurs accords. Marie, elle, était stagiaire dans une unité qui s’occupait du domaine de spécialisation : la propriété industrielle – marques et brevets. Elle est plutôt « satisfaite » de son expérience. Yoann, encore une fois, est plus nuancé : « Mon stage au sein de la direction générale s’occupant de la politique énergétique était très intéressant. J’ai vu et participé à beaucoup de choses, un peu comme un stage de troisième. Mais qu’est-ce que j’ai pu m’ennuyer, à faire parfois de la simple relecture », déplore t-il. À la Commission, il y a deux stages parcabinet de commissaire6 : le Slovaque prend des Slovaques, le Français des Français et ainsi de suite, à peu d’exception près.

Les avis convergent au sujet de la Commission et de son mode de fonctionnement, en prenant grand soin de ne jamais interroger sa légitimité en tant que telle : « La première chose que vous apprenez à l’école de droit, c’est que rien n’est noir et blanc sous le soleil. Les institutions européennes souffrent des mêmes maladies que 99 % des secteurs publics – bureaucratie, inflexibilité, stagnation, manque de responsabilité », livre Ksenija. Idem pour Marie, qui y voit « du positif et du négatif : elles ont un rôle important à jouer. Mais il faut changer le fonctionnement car il est encore trop bureaucratique ».

Selon le Corporate Europe Observatory (CEO), une organisation qui milite pour une plus grande transparence, Bruxelles compterait environ 30 000 lobbyistes, c’est-à-dire presque autant que d’employés à la Commission, 34 000.

Lorsque l’on évoque le sujet du poids de certains lobbies bien plus importants que certaines ONG dans les décisions politiques de la Commission européenne, les stagiaires rencontrés minimisent leur influence : « Le lobbying est un problème très diabolisé en ce qui concerne les institutions de l’UE, car les médias les présentent souvent comme une façon de manipuler les sociétés et de créer la corruption. Cependant, ce n’est pas tout à fait vrai ! Si nous y pensons attentivement, le lobbying est simplement une façon d’essayer d’influencer les décisions en fonction de certains intérêts. Les ONG environnementales, les groupes de réflexion et les syndicats font également pression, c’est leur objectif principal à Bruxelles ».

Certains lobbies détiennent effectivement beaucoup de pouvoir selon Rafael, même s’ils ne sont « pas forcément mauvais ». « Ils fournissent également un matériel très précieux pour les évaluations d’impact et les consultations publiques, indispensable pour un processus démocratique et en veillant à ce que la plupart des voix soient entendues », renchérit Marie. Cependant, les problèmes récurrents de conflits d’intérêts entre de nombreux commissaires européens et des grands groupes industriels et financiers ne sont pas évoqués, ni même sous-entendus, alors qu’ils remettent en cause l’impartialité des commissaires au sein du débat public. Selon le Corporate Europe Observatory (CEO), une organisation qui milite pour une plus grande transparence, Bruxelles compterait environ 30 000 lobbyistes, c’est-à-dire presque autant que d’employés à la Commission, 34 000.

Le mythe de “l’Europe sociale et démocratique

Une Europe qui serait anti-démocratique ? Marie et Rafael balaient cette affirmation, de plus en plus répandue, d’un revers de la main : « C’est faux, car les gens peuvent voter et élire, via les élections du Parlement européen. C’est juste que l’information est mal diffusée, ou que les gens ne veulent pas voter et s’informer ». La montée de « l’euroscepticisme », constatée dans plusieurs pays européens et qui s’explique, entre autres, par de nombreux dénis démocratiques, semble être une « occasion de se réinventer », selon Ksenija : « L’euroscepticisme donne l’impulsion pour changer et réfléchir à une manière qui conviendrait mieux au maximum de gens ; c’est ce qu’on appelle la bonne gouvernance ». Yoann, lorsqu’il était au Collège de Varsovie, pouvait assister à des « débats d’idées », notamment de « politique extérieure » mais, finalement, jamais sur « le consensus intégrationniste européen dans sa forme actuelle ». Toujours « plus d’Europe » – en particulier fédérale – semble être en effet le leitmotiv de la plupart de ces jeunes. « Un point qui revient fréquemment par exemple, c’est le bond en avant, le sursaut fédéraliste. Une idée assez drôle finalement que, pour avancer plus vite vers une Europe plus démocratique, il faudrait le faire à marche forcée… », ironise t-il. On peut sauter sur sa chaise comme un cabri mais il arrive, parfois, que l’Histoire des peuples en décide autrement, tel un retour brutal à une réalité méconnue ou inconsciemment minimisée.

Tout le monde accusait le manque d’éducation des électeurs ou la passivité de la campagne pour le “non”.

La Française Marie décrit le Brexit comme un phénomène « populiste », qui donne l’occasion de réformer le fonctionnement des institutions et de constater ce qui ne marche pas, afin de se « rapprocher des citoyens ». « Pour moi, le Brexit a été le premier symptôme d’un malaise beaucoup plus large – celui du populisme croissant qui est basé sur des facteurs externes comme la mondialisation », met en garde Tzveta. Ksenija, lors du résultat du référendum, prenait l’ascenseur au Berlaymont – le siège de la Commission. Elle raconte que, ce jour-là, tout le bâtiment a soudainement été silencieux, comme si un ami était mort. « Tout d’abord, tout le monde accusait le manque d’éducation des électeurs ou la passivité de la campagne pour le “non”. J’étais à l’époque d’accord avec ça. Mais maintenant, je dirais que le seul fait de blâmer les électeurs est une approche snob. Tout le monde convient qu’il y a des problèmes essentiels qui nécessitent une attention immédiate, mais quoi exactement et, surtout, comment les guérir ? », s’interroge-t-elle, désormais légèrement à contre-courant. Le refrain est, en effet, bel et bien connu : un peuple qui a toujours tort face à des élites qui, elles, ont le monopole du vrai, persuadées des apports bénéfiques de ses réalisations sur des « masses » incultes. Une partie d’entre elles se refusait à prendre au sérieux des signaux qui devenaient pourtant de plus en plus alarmants, continuant à afficher un mépris à l’égard des Britanniques qui auraient « mal voté ».

Car les différentes analyses des jeunes stagiaires rencontrés occultent un élément, pourtant majeur : le contexte social britannique, propice à une telle rupture, entre austérité, chômage de masse et concurrence avec des travailleurs détachés polonais. Un contexte qui pousse les plus pauvres et les plus marginalisés à s’opposer entre eux, dans une Europe en proie au dumping social et aux dérives austéritaires institutionnalisées. La sortie de la Grande-Bretagne de l’UE ne serait finalement que la conséquence, plus ou moins prévisible, d’un débat plus vaste entre « les globalistes, qui bénéficient du marché ouvert, et les anti-globalistes, qui n’en bénéficient pas », affirme Ksenija. « Avant de blâmer les gens qui ont peur de la main-d’œuvre étrangère, nous devrions nous imaginer à leur place ; combien d’usines ont fermé et continuent de fermer parce qu’ils sont soit en faillite, soit parce qu’ils sont incapables de concurrencer des pays où les coûts de production sont inférieurs? », souligne-t-elle, plutôt lucide. Cela sans pour autant contester l’idée même de libre-échange en Europe, la concurrence libre et non faussée étant, selon elle, une chose « saine est vitale pour la croissance et le progrès ». « Je dirais que beaucoup de jeunes stagiaires de la Commission européenne manquent de recul critique, se désole Yoann, même si je peux comprendre qu’il soit parfois difficile d’en avoir lorsque l’on est en plein cœur de la machine. »

3 Sur le profil LinkedIn du Collège d’Europe, rubrique « infos carrières sur plus de 7 925 anciens élèves », nous pouvons constater que la grande majorité de ces anciens élèves travaillent à Bruxelles et, parmi les institutions européennes, principalement à la Commission.

4 Site officiel du Collège d’Europe, rubriques « admissions » et « bourses d’études » pour plus de détails.

5 Dans la perspective d’un colloque du 9 mai 2011 intitulé « Aimez-vous l’Europe ? », la Fondapol (fondation pour l’innovation politique) a demandé à TNS-Sofres de réaliser un sondage pour évaluer le sentiment européen chez les Français. L’enquête a été conduite du 15 au 20 avril 2011, par téléphone auprès d’un échantillon de 1 500 personnes âgées de 18 ans et plus.

6 « Les cabinets des commissaires de la Commission Junker », Lysios public affairs, 6 novembre 2014.

Selim Derkaoui