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“Machiavélique” c’est l’adjectif que l’on entend souvent pour décrire l’attitude cynique qui consiste à utiliser tous les moyens à disposition tant qu’ils permettent d’arriver à ses fins, bref un comportement immoral qui caractériserait bien notre personnel politique. Le terme provient de Machiavel (1469-1527), penseur politique italien de la Renaissance. Celui-ci fait partie des auteurs cités à tout-va, des séminaires de management jusqu’à Mussolini, en passant par le philosophe marxiste Gramsci. Le docteur en philosophe Yohann Douet nous dit pourtant, dans un ouvrage sorti en fin d’année 2023 – Découvrir Machiavel aux Éditions Sociales – qu’“il ne faut précisément pas (…) lire Machiavel comme un penseur machiavélique”, voire même qu’il y aurait des éléments intéressants à tirer de cette pensée pour notre camp social. Mais alors lesquels ?

La lecture marxiste de Machiavel

Il y a donc plusieurs manières de lire et d’interpréter Machiavel. Yohann Douet s’inscrit, lui, dans une lecture marxiste, et s’inspire plus précisément de l’approche de Gramsci (1891-1937) penseur italien dont nous avions parlé ici, mais aussi de Louis Althusser (philosophe français, 1918-1989) et de Simone Weil (philosophe française, 1909-1943). 

Pour Machiavel, la politique est conflictuelle, elle est le lieu des rapports de force. Il s’agit en cela d’une approche réaliste (par rapport à une autre qui considérerait qu’il s’agit avant tout d’un affrontement d’idées) . Pour Gramsci, cette approche reste pertinente malgré les différences historiques : le marxisme constituerait un nouveau réalisme mais cette fois populaire et de masse avec un objectif différent qu’à l’époque, non pas le dépasser le féodalisme mais “la révolution prolétarienne et le dépassement du capitalisme”. 

Machiavel et César Borgia

Machiavel rencontrant César Borgia à Imola par Federico Faruffini (1864), Château Visconti, Pavie.

La question de la prise et de la conservation du pouvoir, centrale dans le texte le plus connu de Machiavel Le Prince (1553), est aussi une question qui est posée à notre classe.
Car celui-ci pensait l’action historique du point de vue des dirigeants mais aussi des peuples. C’est ce que Gramsci a essayé de transposer sur son propre temps. Il a d’abord analysé les Jacobins français (les membres d’un club politique radical pendant la Révolution française) sous cet angle, les voyant comme “une incarnation du Prince machiavélien qui était censé fonder un nouveau type d’Etat en mobilisant le peuple nation”. Puis il a considéré que le parti communiste pouvait lui aussi être perçu comme un « Prince moderne », “dans la mesure où il s’agissait d’une force censée prendre la direction des masses dominées et rendre possible leur libération.”

On le voit Machiavel n’est pas “de gauche” et il faudrait le tordre voire le trahir pour parvenir à le faire croire (comme pour un “Nietzsche de gauche”) mais certains éléments peuvent aider à nourrir notre réflexion. 

L’importance des contextes historiques

Machiavel ne considère pas qu’il y aurait des grandes règles politiques qui s’appliqueraient peu importe les situations. Son approche est pragmatique, elle dépend des contextes historiques. Il déclare que “les choses humaines sont toujours en mouvement”. Ainsi comme le résume Yohann Douet : “On ne saurait donc penser et agir politiquement en faisant abstraction de la spécificité du temps où l’on est situé”. 

La pensée de Machiavel est d’ailleurs à réinscrire dans son époque. Contemporain du début de l’époque moderne, en 1492, qui marque, comme le rappelle l’auteur, le début de la conquête européenne de l’Amérique et la fin de la reconquête chrétienne de la péninsule ibérique, sa pensée est, plus précisément, liée à aux guerres d’Italie, durant lesquelles Machiavel a joué un rôle prépondérant en tant que témoin mais aussi en participant actif en tant que diplomate et haut fonctionnaire de Florence. En effet, en 1494, le roi français, Charles VIII, pénètre en Italie à la tête de ses troupes afin de revendiquer le royaume de Naples. Cette intervention perturbe l’équilibre relatif qui prévalait alors entre les cinq principales puissances régionales italiennes, à savoir la République de Florence sous l’influence des Médicis, le duché de Milan, le royaume de Naples, les États pontificaux avec Rome comme capitale, ainsi que la République aristocratique de Venise. C’est donc le début d’une “crise historique radicale” pour l’Italie. 

Les choses humaines sont toujours en mouvement’

Nicolas Machiavel (1469-1527)

Lorsque Machiavel écrit son ouvrage resté le plus célèbre, Le Prince (1513-1514), c’est dans  un moment qu’il considère être de “misère historique” pour l’Italie qui est “occupée par plusieurs armées étrangères”.  Il y développe la notion de “fortune” que Yohann Douet explique ainsi : “la contingence aveugle du cours de l’histoire (brisant les projets politiques des uns et favorisant pour un temps les ambitions des autres)”. Cela signifie que tout n’est pas absolument déterminé et qu’il faut savoir identifier une situation propice à l’action. Comme le résume l’auteur : “manquer une occasion, c’est risquer de la perdre à jamais”. 

Si l’action politique doit s’adapter autant que possible aux changements de conjoncture, cela signifie aussi que “l’homme politique doit donc éviter dans la mesure du possible d’obéir à sa nature propre ou aux habitudes qu’il a prises.” Le meilleur moyen d’éviter cet écueil reste de “placer la décision et l’action politique au niveau collectif, ce qui permet de dépersonnaliser et d’ouvrir un éventail de styles d’action plus large, à même de répondre adéquatement à des situations très diverses”. D’une manière générale des institutions reposant essentiellement sur les capacités d’un seul homme sont fragiles.
Yohann Douet cite Althusser à propos de Machiavel : « Quand la politique n’est plus l’affaire d’un homme mais de tous les hommes d’une république, elle assure elle-même son propre avenir en produisant elle-même, dans la multitude de ses citoyens, la solution aux problèmes que la fortune peut lui poser ».

Une approche réaliste des rapports de force

Comme l’explique Yohann Douet, d’après Machiavel, les hommes de pouvoir de l’Italie de la Renaissance (XVe siècle) agissent comme si la politique, qu’elle soit intérieure ou extérieure, relevait d’un jeu intellectuel “et en tout cas comme si elle était principalement affaire de mots”, c’est-à-dire qu’elle ne consistait plus vraiment en une activité spécifique mais essentiellement en la satisfaction passive “de leur position et de la richesse de leurs États”. 

Pour Machiavel il s’agit évidemment d’une vision erronée et idéaliste de la politique, en réalité essentiellement constituée de rapports de force. Si celle-ci a pu perdurer un temps, c’est justement parce qu’il existait, comme l’indique l’auteur, un équilibre dans les rapports de force entre Etats italiens. C’est l’irruption d’armées d’Etat plus puissants, dont celle de la France, qui en bouleversant cet équilibre, a refait apparaître cette réalité. Comme le résume Yohann Douet : “La pérennité et la stabilité d’un État est toujours conditionnée d’un côté par les rapports de force avec les autres Etats, et de l’autre par les rapports de force internes” 

La pérennité et la stabilité d’un État est toujours conditionnée d’un côté par les rapports de force avec les autres Etats, et de l’autre par les rapports de force internes

Yohann Douhet – Découvrir Machiavel (2023)

Ces rapports de force ne se limitent pas à leur dimension la plus matérielle et brutale – la dimension militaire, mais elle en est un des aspects centraux. Le docteur en philosophie expose la pensée de Machiavel sur ce point : même en l’absence de conflit, un dirigeant politique doit se préparer à une éventuelle situation de guerre, ce qui implique une organisation et un entraînement adéquats. C’est, comme on l’a vu dans notre récent article sur le Chili, l’erreur fatale qu’a faite Salvador Allende en ne se préparant pas à la possibilité d’une guerre civile, là où la gauche révolutionnaire était plus au fait de la réalité des rapports de force. 

Pour Machiavel, et comme expliqué par l’auteur, le pouvoir s’exerce à la fois par le biais des lois et de la force. Il est nécessaire de savoir utiliser tant l’une que l’autre, souvent même les deux simultanément. La force n’est pas que la force militaire, c’est aussi la ruse, ou “l’art de la tromperie”, et ce, notamment car l’image de la puissance représente un élément essentiel de la puissance réelle, et de manière plus générale, l’apparence constitue un élément intégral de la réalité sociale et politique.

Les bienfaits des conflits sociaux

Machiavel loue les bienfaits des conflits sociaux et semble dessiner les prémisses d’une analyse de classes, ou du moins, considère l’existence d’une conflictualité sociale comme essentielle dans les dynamiques politiques.

Il distingue en effet deux groupes sociaux fondamentaux : les grands qui « désirent commander et opprimer le peuple », qui disposent du pouvoir économique, politique et symbolique, et le peuple dont le désir essentiel est de “ne pas être commandé ni opprimé par les grands ». Machiavel n’envisage pas, comme dans une approche communiste, une “société pacifiée et réconciliée” où ces contradictions seraient dépassées. 

Ceux qui condamnent les tumultes entre les nobles et la plèbe me semblent blâmer ce qui fut la cause première du maintien de la liberté de Rome

Nicolas machiavel – Discours sur la première décade de Tite-Live (1531)

Il considère néanmoins, à contrecourant de beaucoup d’autres conceptions louant l’harmonie et la concorde,  que les conflits entre ces groupes sociaux peuvent être bénéfiques. Il en trouve l’exemple dans les premiers temps de la République romaine (VIe-Ve siècle avant J-C) et l’explique dans son Discours sur la première décade de Tite-Live : « Ceux qui condamnent les tumultes entre les nobles et la plèbe me semblent blâmer ce qui fut la cause première du maintien de la liberté de Rome et accorder plus d’importance aux rumeurs et aux cris que ces tumultes faisaient naître qu’aux bons effets qu’ils engendraient”. 

La “plèbe” procédait notamment par “grève de la vie sociale” en sortant des enceintes de la ville pour s’assembler sur une autre colline, ou par “grève de l’activité militaire” en refusant de partir à la guerre. Ces méthodes permettaient de faire pression pour obtenir des “lois et institutions à l’avantage de de la liberté publique” mais sans effusion de sang. 
Toutefois pour que les conflits sociaux soient productifs, qu’ils débouchent sur davantage de libertés et de progrès, il faut préalablement qu’un certain nombre de conditions soient réunies. Si les inégalités socio-économiques sont trop fortes, cela est rendu impossible. Toujours dans le même texte il donne l’exemple des propriétaires terriens et des seigneurs féodaux dont le pouvoir rend impossible l’établissement d’une forme républicaine : « On appelle gentilshommes ceux qui vivent oisifs, jouissant abondamment des rentes de leurs possessions, sans se soucier aucunement ni de cultiver les terres, ni de tout autre labeur nécessaire pour vivre. Ces gens sont pernicieux dans tout Etat et dans toute province; mais plus pernicieux encore sont ceux qui, outre leurs fortunes, ont des châteaux où ils commandent et des sujets qui leur obéissent (…) Celui qui veut créer une république là où il y a beaucoup de gentilshommes ne peut pas le faire si d’abord il ne les supprime pas tous».

L’exemple de la révolte ouvrière des Ciompi

Yohann Douet consacre un chapitre de son livre à la révolte des Ciompi telle qu’interprétée par Machiavel. Cela est intéressant car, si on parle souvent des luttes sociales récentes, on prend plus rarement des exemples issus du Moyen-Âge. 

Au XIVe siècle, le peuple de Florence est organisé en corporations de métiers. On en distingue vingt-et-une : 7 “Arts majeurs” (juges et notaires; médecins, banquiers; grands commerçants; fabricants de soierie, de fourrure et de laine) et 14 “Arts mineurs” (artisans et petits commerçants comme les bouchers, les forgerons, les boulangers…). Comme l’explique l’auteur, les Arts majeurs remplissent en quelque sorte la fonction de syndicats patronaux et sont les “relais du pouvoir de la bourgeoisie commerciale, industrielle et bancaires.”

Machiavel décrit la révolte des Ciompi

l tumulto dei ciompi de Giuseppe Lorenzo Gatteri (1829–1844)

Toutefois ces corporations excluaient de fait une partie de la population principalement constitués “de travailleurs salariés et peu qualifiés” qui sont assujettis “en fonction de leurs activités, à l’une des corporations établies”. Comme le détaille Yohann Douet, c’est particulièrement le cas des Ciompi, qui sont affiliés à l’Art de la laine. À ce moment-là, ces travailleurs sont très nombreux, comptant probablement 9 000 actifs dans la ville, sur une population totale de 55 000 personnes. Ces travailleurs sont donc à la fois privés de droits politiques et exploités sur le plan économique. Ils se sont insurgés lors de l’été 1378.

Machiavel dans le livre III de son Histoire de Florence imagine le discours d’un insurgé ciompi. Cet insurgé explique à ses camarades qu’il faut jouer le rapport de force jusqu’au bout et que la force du collectif assure la victoire : « Pour que nous soient pardonnées nos anciennes erreurs, en commettre de nouvelles, en redoublant de méfaits, en multipliant les incendies et les vols, et nous efforcer d’avoir en cela de nombreux compagnons. Car, là où les fautifs sont nombreux, on ne châtie personne; là où l’on punit les petits délits, on récompense les fautes graves (…) En effet, les injures générales sont plus aisément supportées que celles infligées aux particuliers. Multiplier les méfaits nous procurera donc plus aisément le pardon et nous offrira la possibilité d’obtenir ce que nous désirons pour notre liberté ».

Multiplier les méfaits nous procurera donc plus aisément le pardon et nous offrira la possibilité d’obtenir ce que nous désirons pour notre liberté

Nicolas Machiavel – Histoire de florence (1532)


Il ne se fait guère d’illusion sur la réalité de l’exploitation économique : “Ce qu’ils ont usurpé par la tromperie ou par la violence, ils le couvrent, pour cacher la laideur de leur conquête, du faux nom de gain”. 

Et explique la nécessité de l’action : “Là où la nécessité l’exige, l’audace devient sagesse (…) L’on est jamais sorti d’un danger sans péril (…) là où l’on voit se préparer les prisons, les tortures et les exécutions, il est plus dangereux de ne rien faire que de chercher à s’en défendre. Car, dans le premier cas, le malheur est assuré, dans le second, il est incertain. (…) Vous voyez que vos adversaires se préparent ; prévenons leurs desseins ». Une leçon encore essentielle dans notre situation de fascisation accélérée… 

Ce qu’ils ont usurpé par la tromperie ou par la violence, ils le couvrent, pour cacher la laideur de leur conquête, du faux nom de gain

Nicolas Machiavel – Histoire de florence (1532)

SI le leader de l’insurrection, l’ouvrier de la laine Michele di Lando, a pu être décrit par Simone Weil comme un “social démocrate” ayant refusé de mener la bataille jusqu’à la révolution, il n’en reste pas moins que la révolte des Ciompi remporta de francs succès : ce même Michele di Lando devint chef du gouvernement et trois nouveaux Arts (corporations de métiers) furent créés donnant une “une représentation socio-politique aux travailleurs autrefois soumis à d’autres arts” et donc une part à la prise de décisions. 

L’analyse de Machiavel et la lecture marxiste qui en découle, présentée par Yohann Douet, offre une perspective complexe sur un penseur pragmatique qui reconnaît l’importance des contextes historiques et des rapports de force. Si Machiavel n’était pas “de gauche”, il reconnaissait les inégalités de pouvoir entre les élites et le peuple. Les exemples historiques, tels que la République romaine et la révolte des Ciompi, illustrent la façon dont les conflits sociaux bien menés peuvent être des moteurs de changement politique et social et conduire à des avancées significatives. Découvrir Machiavel (2023) aux Editions Sociales est une bonne introduction à ce penseur, qui peut nous aider à nourrir d’essentielles réflexions stratégiques. 

Découvrir Machiavel

Yohann Douet, Découvrir Machiavel (2023), coll. Les Propédeutiques, Editions Sociales, 184 pages, 10 euros. 


Rob Grams 

Image de couverture : L’Ange Déchu (1847) par Alexandre Cabanel


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