De Le Pen à Macron, la recette miracle à la relance économique semble se trouver dans la baisse des “charges patronales”. Ces candidats font de cette baisse l’alpha et l’oméga de la création d’emploi, Emmanuel Macron allant jusqu’à promettre une baisse durable de 6 points de ces cotisations. Ce discours ne date pas du début de la campagne. Porté par le MEDEF et repris par d’autres organisations patronales comme la CGPME (Confédération générale des petites et moyennes entreprises), il ne cesse de culpabiliser le Français moyen sur le coût qu’il représente en termes de cotisations patronales. D’ailleurs, nos candidats ne parlent pas de cotisations mais de « charges ». Pourtant ce sont bien des cotisations qui nous offrent des assurances (vieillesse, santé, famille…), mais cet aspect des choses est passé sous silence pour mieux stigmatiser le « coût du travail ». Or, cette mesure est non seulement dangereuse mais elle est inefficace en terme de baisse du chômage. Démonstration :
Vieille rhétorique, vieille recette
Depuis 1993, l’année où le chômage de masse atteignait 10 %, il a été décidé que le problème majeur français était le coût du travail pour le patronat. Le SMIC, trop élevé, était considéré comme le principal frein à l’embauche et donc la première cause du chômage pour les travailleurs non qualifiés. C’est pourquoi différentes exonérations sur les cotisations sociales et patronales ont été décidées. En 1993, le gouvernement Balladur décrète l’exonération totale des cotisations sociales « famille » sur les salaires proches du SMIC. En 1996, le gouvernement Juppé fusionne deux dispositifs en une seule « ristourne bas salaires ». À partir de 1998-2000, des allègements de cotisations sont accordés aux entreprises concluant des accords de passage aux 35 heures. Ainsi, selon la Sécurité sociale, le coût réel du travail (celui qui prend en compte toutes les cotisations) au niveau du SMIC n’a quasiment pas augmenté entre 1992 et 2008 alors que la hausse du taux horaire du SMIC se poursuivait. Alors pourquoi changer ?
En 2014, Hollande et le gouvernement Ayrault créent le CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) qui abaisse une fois encore le coût du travail de 6 %. Jugeant cela encore insuffisant, le gouvernement décide de créer le dispositif « zéro charges », applicable au niveau du SMIC, dégressif au-delà pour les salaires ne dépassant pas 1,6 fois le SMIC, c’est-à-dire environ 53 % des salaires. Concrètement, pour un salarié qui perçoit le SMIC, un entrepreneur bénéficie de 523 € de réduction de charges (CICE inclus) tandis qu’un salarié qui perçoit 1900 € bruts fait bénéficier son employeur d’une exonération de 361 €. Selon le gouvernement, pour une PME de 20 salariés, cela représente jusqu’à 13 000 € en moins de charges salariales par trimestre.
Qui paie vraiment les cotisations sociales ?
En 2012, avant la présidence Hollande et la mise en place du CICE, la direction générale du trésor public, dans son rapport « Comparaison France-Allemagne des systèmes de protection sociale[1] », explique qu’en Allemagne les cotisations sont partagées à 50/50 par le salarié et l’employeur. En moyenne, le salarié déduit 20 % de son salaire brut de sa fiche de paie pendant que l’employeur reverse 20 % de cotisations. En revanche, en France, théoriquement, quand le salarié déduit 20 %, le patronat reverse 40 %. Le système est donc a priori plus favorable au salarié en France qu’en Allemagne. Pourtant, un examen plus en profondeur peut surprendre.
Cette répartition des cotisations n’est pas la même selon le niveau de salaire et notamment pour les salaires les plus faibles. Avec les exonérations en vigueur en 2012, les cotisations sociales à la charge des employeurs sont moins élevées en France qu’en Allemagne pour les salaires compris entre 700 et 1700 € bruts, soit environ 20 % du salariat français[2]. À titre d’exemple, pour un SMIC, l’employeur reverse 110 € tandis que le salarié déduit 360 € de son salaire brut. À l’inverse, les bas salaires allemands voient le niveau de cotisations baisser mais cette fois-ci, c’est l’employeur qui verse le plus. Le salarié lui est allégé des cotisations, ce qui permet de ménager son portefeuille. Là, il s’agit de justice sociale.
Si on résume, en France, 20 % des salariés (les moins payés) supportent quasiment seuls le poids de leur protection sociale. Une exonération de charges, du moins partielle, comme cela se pratique en Allemagne aurait pu permettre d’augmenter leur pouvoir d’achat et, d’une certaine manière, de relancer l’économie par la consommation. On a pourtant préféré alléger les cotisations patronales, sans exiger de contrepartie ferme en estimant que les emplois seraient créés mécaniquement, ce qui n’a pas été fait. Ce sont donc les plus bas salaires qui doivent se serrer la ceinture.
Des mesures économiquement inefficaces et profitables seulement aux grandes entreprises
Contrairement à ce que nos dirigeants veulent nous faire croire, ces mesures ne sont pas logiques. Elles nous coûtent très cher et ne sont même pas efficaces. Pourquoi ? D’abord parce qu’elles ne sont pas ciblées en direction des plus petites entreprises qui pourraient effectivement avoir besoin d’un coup de pouce de l’État, tant la compétition avec les grandes entreprises est difficile. Pourtant, que vous soyez une multinationale ou l’artisan du coin, la subvention est quasiment identique.
On peut également pointer le rôle des exonérations dans le maintien ou l’extension des bas salaires dû à leur trop grande concentration autour du SMIC. En effet, les cotisations patronales étant progressives selon les salaires (plus le salaire est proche du SMIC, plus elles sont faibles), chaque augmentation octroyée à un employé fait gonfler le coût du travail pour les employeurs. À partir de 1700 € nets par mois, les charges sont considérablement plus importantes, ce qui a un impact défavorable sur le pouvoir d’achat et la qualité des emplois :
– Ces mesures n’incitent pas au relèvement des salaires et n’incitent donc pas à l’amélioration du pouvoir d’achat, corollaire à la survie des petites entreprises, non vouées à l’exportation, dont la santé est en relation avec le portefeuille des ménages. Le grand gagnant ne sera pas le commerçant du coin ou la coiffeuse du bout de la rue. Sans pouvoir d’achat, le ménage moyen se passe de loisirs et achète au plus bas prix les biens de consommation courante.
– On peut aussi se demander si les entreprises qui bénéficient des dispositifs ne concurrencent pas les entreprises qui ont volontairement des salaires plus élevés et qui font des efforts pour former leurs travailleurs, par exemple. Avec les exonérations, elles sont incitées à créer un certain type d’emplois, avec des personnes non-qualifiées, précaires ou elles peuvent tout simplement être incitées à sous-payer du personnel qualifié, ce qui amène tout le monde à se brader. Les effets sont visibles au niveau des ouvriers, puisque les écarts de salaire entre ouvriers non-qualifiés et qualifiés sont très réduits. On peut encore citer la grande distribution, qui n’est pas soumise directement à la concurrence internationale, pour laquelle ces exonérations constituent un sacré cadeau du gouvernement.
La course à l’échalote de la compétitivité internationale
D’un autre côté, cela est sans effet sur certains emplois qui peuvent être assurés par les travailleurs étrangers à bon marché que sont les « travailleurs détachés ». Ces employés payés au tarif du pays d’accueil acquittent leurs cotisations sociales dans le pays d’origine[3]. En France, environ un tiers des contrats en intérim est accompli par des travailleurs détachés. L’exonération sur les bas salaires aurait dû contenir le recours aux détachés mais cela n’est pas le cas. D’ailleurs, le Trésor public a aussi démontré qu’au niveau du SMIC, il est bien plus intéressant d’embaucher un Français qu’un détaché européen, étant donné le niveau de cotisations. Quelle est la raison qui explique cet aveuglement des employeurs ?
Il manque plusieurs données. Notamment, le fait que beaucoup de détachés européens sont recrutés illégalement. Un rapport du sénateur Éric Bocquet évoque entre 200 et 300 000 détachés illégaux[4]. Il ne s’agit pas uniquement de petits artisans de la construction pris à la gorge par les salaires mais également de grandes entreprises comme EDF[5]. En utilisant le jeu de la sous-traitance et en organisant des montages complexes, il est toujours possible de recruter des travailleurs très low cost sans s’impliquer réellement. Quand il s’agit d’être compétitif sur un emploi peu qualifié, la main-d’œuvre coûte toujours trop cher. D’ailleurs, l’Allemagne, même sans salaire minimum, fait appel aux travailleurs détachés européens notamment dans l’industrie et l’agriculture. À salaire brut égal, le patronat allemand réduira toujours la charge des cotisations.
L’autre raison du succès du recours aux travailleurs détachés est l’obligation de verser uniquement le salaire minimum, sans respect des conventions collectives. Par exemple, les conventions des routiers sont protectrices. Il est donc plus intéressant de recruter un routier européen qu’un routier français. De fait, hormis nécessité impérative de parler français, il y a fort à parier qu’en France, cela a contribué et cela va contribuer à ce que beaucoup de Français, qualifiés à niveau de diplôme moyen, acceptent de se brader à 1346 € nets pour qu’on daigne jeter un œil à leur candidature [6].
Dans la mesure où tous les pays appuient leurs efforts de compétitivité sur la baisse du coût de travail, il est évident que chaque mesure prise par un pays pour alléger celui-ci sera mise en œuvre par un autre. Autrement dit, on est dans une spirale infernale qui nous amène à un jeu à somme nulle : si tout le monde baisse son coût du travail cela ne sert à rien et est même dangereux pour les salariés. C’est ce qu’on appelle le dumping social.
Cette obsession de diminuer les coûts est d’autant plus étonnante qu’on sait qu’il y a plus de chômeurs que d’emplois à pourvoir. Il semblerait donc que le coût du travail ne soit pas la cause du chômage. En revanche, il y a des pistes pour limiter le chômage : la moins radicale et la plus profitable pour les travailleurs en termes de confort de vie serait la diminution du temps de travail. Cela permet de mieux répartir le travail entre les uns et les autres et est source d’emploi. Les statistiques du ministère du Travail sont formelles : les 35 heures ont permis de créer 350 000 emplois, quoi qu’on en dise[7].
Les PME ne souffrent pas du coût du travail mais des retards de paiement
Pourtant, l’abaissement du coût du travail n’est pas une revendication portée par tous les entrepreneurs. Même si les idées du MEDEF font toujours leur chemin, la santé financière des petites entreprises n’est pas essentiellement liée au coût du travail. Regardons de plus près : en 2014, sur les 63 000 entreprises qui ont déposé le bilan, un quart a mis la clef sous la porte. Pourquoi ? L’obstination de leurs salariés à vouloir être payés plus ? La baisse des ventes ? Que nenni ! Le problème, ce sont les retards de paiement…
Si, de manière générale, les grandes entreprises qui dominent les chaînes de sous-traitance participent de l’asphyxie des petites entreprises (notamment en pesant sur les prix), leurs retards de paiement sont la plus grande plaie des PME, très dépendantes de leur trésorerie. C’est équivalent au fait d’accepter de vivre avec des mois de retard de salaire. En 2015, il existait un trou de 15 milliards d’euros dans les caisses des PME à cause de ces retards, ce qui les met en difficulté vis-à-vis des banques. Même Macron remarquait en 2014 que les retards de paiement constituaient un « problème massif » pour notre économie, « dans beaucoup de cas, finalement, les petites entreprises sont les premières banques des grandes entreprises[8] ». Elles font un crédit gratis à leurs clients au détriment de leur pérennité. Les chiffres sont explicites : selon une étude menée en 2014 par American Express, 80 % des petits patrons considèrent en effet que les délais de paiement « ont un impact important sur la santé de leur entreprise ». Plus concrètement, ces retards de paiement constituent pour 46 % des patrons de PME la première cause de leurs problèmes de trésorerie. Parmi les entreprises ayant effectivement connu de telles difficultés, 38 % des entreprises les attribuent aux retards de paiement. Loin devant la chute des ventes (25 %) ou une réduction des marges (28 %)…
Certes, des mesures de prévention et répression existent, mais quel impact quand une entreprise de petite taille peut risquer de perdre un contrat avec une entreprise de plus grande dimension ? Pourtant, prendre les choses en main, pourrait conduire, selon une étude menée en 2015 par deux chercheurs en économie, Jean-Noël Barrot et Julien Sauvagnat[9], à une augmentation de l’emploi de 2,3 % dans les PME, soit à la création de plus de 100 000 emplois par les entreprises. Le coût du travail est donc moins un frein à l’embauche que l’absence de régulation.
Pourquoi le discours sur les cotisations est dangereux
Les cadeaux successifs de nos gouvernements nous coûtent environ 20 milliards d’euros par an depuis 2009. Ces milliards d’euros n’ont jamais permis d’améliorer notre niveau de vie. Les entreprises ne créent pas d’emplois, ne cherchent pas à aider les plus petites et pensent toujours que l’argent public est le leur. Ainsi, elles accaparent 20 milliards d’euros destinés à notre protection sociale. Pour rappel, le déficit de la Sécurité sociale était de 20 milliards d’euros en 2009, 13 milliards d’euros cette année. Peut-être cela a-t-il permis de maintenir des emplois (entre 400 000 et 800 000 selon un rapport du Trésor public datant de 2012) mais on est très loin du manque à gagner pour les cotisations.
Il faut bien garder en tête que ces cotisations qui manquent seront quoiqu’il arrive payées, non par les employeurs mais les contribuables. Le système de sécurité sociale est en déficit de cotisations. Pour financer ce déficit, l’État a recours à l’emprunt qui creuse l’endettement du pays. Cet endettement nous le payons et le paierons en intégralité via les impôts et taxes. Ainsi, chaque contribuable français (est contribuable celui qui paie au moins la TVA) contribuera par ses propres deniers, à rembourser les cadeaux faits au MEDEF.
Pourtant, chaque jour, nous sommes culpabilisés d’une faute qui n’est pas la nôtre en regardant le déficit de la Sécurité sociale qui serait un privilège. « Comment allons-nous payer tout ça ? » « Un jour, tout cela sera terminé, on ne peut plus vivre au-dessus de nos moyens »…
Il ne faut plus accepter cette austérité injuste : en imaginant la suite, à ce rythme, nous n’aurons bientôt quasiment plus de système de santé protecteur et nos salaires, réduits à peau de chagrin, serviront à payer une dette illégitime. Sans sécurité sociale, avec des salaires identiques à ceux d’aujourd’hui, le pouvoir d’achat du pays sera encore plus fortement diminué. Des petits entrepreneurs ne pourront plus embaucher, voire continuer leurs activités. Notre société sera coupée en deux : ceux capable de financer leur assurance santé et les autres. Certes, comme aux États-Unis, l’employeur pourra offrir un système privé à son employé, mais dans ce système, un salarié aurait tout à craindre puisqu’il s’agit d’un cadeau spécifique de l’entreprise.
À la lueur de ce que nous risquons, voilà de bonnes raisons d’en finir avec le chantage au « coût du travail ».
[1]
[1] Accessible à l’adresse <www.tresor.economie.gouv.fr/File/374396>.
[2]
[2] Une sympathique application de l’Observatoire des inégalités: « Salaries : êtes-vous riche ou pauvre? », accessible à l’adresse <www.inegalites.fr/spip.php?page=salaire>.
[3]
[3] Voir la lettre de la direction générale du trésor public de juin 2016, « Concurrence sociale des travailleurs
détachés en France : fausses évidences et réalités » (<http://www.tresor.economie.gouv.fr/File/425307>). Les Échos rapportent également qu’ « un salarié français payé au niveau du SMIC coûte moins cher à son entreprise que son équivalent polonais ou portugais détaché en France, affirme la rapporteure générale du Budget, Valérie Rabault. » (article « Travailleurs détachés : les Français sont moins coûteux pour l’employeur ».
[4]
[4] Accessible ici <www.senat.fr/rap/r12-527/r12-5271.pdf> (voir la p. 18) et des explications dans l’article « Le travailleur détaché : un salarié low cost ? Les normes européennes en matière de détachement des travailleurs » (<http://www.senat.fr/rap/r12-527/r12-5273.html>).
[5]
Voir l’émission « Cash investigation » du 22 mars 2016 « Salariés à prix cassé : le grand scandale ».
[6]
[6] Le sujet est si épineux qu’une réforme de la directive est souhaitée par Valls et la commissaire européenne à l’emploi. Cela imposerait le minimum conventionnel dans le pays d’accueil. Voir Le Monde du 20 juillet 2016, « Travailleurs détachés : ce que changerait le projet de révision de la directive européenne ».
[7]
Voir l’article d’Éric Heyer, directeur adjoint au département analyse et prévision de l’OFCE, « Le (bon) bilan des 35 heures » dans Alternatives économiques, hors-série de février 2012.
[8]
[8] Voir l’article « Emmanuel Macron fait du respect des délais de paiement une priorité » sur L’Entreprise (groupe L’Express).
[9]
[9] Voir leur note intitulée « Délais de paiement : l’effet sur l’emploi du non-respect de la LME », <jnbarrot.scripts.mit.edu/docs/Impact_LME_2015_2.pdf>.