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Au cours du mois d’octobre, quand vous déambuliez dans les rues de votre ville, vous ne pouviez y échapper : Le boulanger fait sa tarte aux pralines spéciale cancer du sein, le magasin de sous-vêtements a sorti sa ligne de soutien-gorge rose bonbon en vitrine, le centre commercial a changé tous ses éclairages pour une lumière rose, et votre patron a décrété un “Pink Friday” où vous devez venir avec une cravate rose pour inaugurer la chaise de bureau rose qui viendra symboliser le soutien de la boîte à la santé des femmes. Eh oui, c’est “Octobre Rose”, le mois où l’on promeut le dépistage organisé du cancer du sein par mammographie.

Le concept d’Octobre rose a été créé en 1984 aux États-Unis (Breast Cancer Awareness Month), une initiative financée par l’entreprise Zeneca, un des plus grands vendeurs au monde de médicaments anti-cancéreux. Depuis, chaque mois d’octobre voit son lot de spots publicitaires roses, souvent infantilisants et sexistes. Jeu de mots sur “nichons” (“Dé-nichons le cancer”), ateliers “pouet pouet” où l’on est invité à palper des seins en plastique “entre copines”. Cette année, La Ligue Contre le Cancer propose même un “Bra challenge” rose invitant les femmes à poster une story instagram : “Filmez-vous ou prenez-vous en photo en détournant l’usage de votre soutien-gorge ! Sur vos vêtements, en l’air ou sur la tête, soyez créatifs !“

Pour octobre rose, les municipalités des villes moyennes se donnent, comme ici à La Rochelle

Le concept d’Octobre rose a été créé en 1984 aux États-Unis (Breast Cancer Awareness Month), une initiative financée par l’entreprise Zeneca, un des plus grands vendeurs au monde de médicaments anti-cancéreux

La sociologue américaine Sulik Gayle a dénoncé cette indigestion de marketing rose infantilisant qui s’accompagne d’une quasi absence d’information quant au rapport bénéfices/risques de l’examen de dépistage. Dans son ouvrage « Pink ribbon blues : how breast cancer culture undermines women’s health » (Le blues du ruban rose : comment la culture du cancer du sein sape la santé des femmes New York : Oxford University Press, 2011), elle dénonce la façon dont la « consommation rose » a transformé le cancer du sein comme maladie stigmatisée et tragédie individuelle en une industrie de glorification des survivantes, poussée par le marché. Les survivantes du cancer sont montrées en exemple, comme des success stories médicales, même s’il s’agit souvent de jeunes femmes non concernées par le dépistage organisé (qui cible les 50-74 ans sans facteur de risque particulier).

Le cancer du sein est loin d’être un sujet secondaire puisqu’il tue plus de 12000 femmes par an en France, le plaçant en tête des trois cancers les plus mortels dans cette population, avant le cancer du poumon (10000) et colorectal (8000). S’il semble intuitif de souhaiter le dépister “à temps” pour éviter qu’il ne dégénère et tue, les choses sont moins simples qu’il n’y paraît. 

Le dépistage du cancer du sein par mammographie est l’objet de nombreuses controverses sur son bénéfice en termes de mortalité depuis son apparition, à la fin des années 60. Depuis la mise en place du dépistage organisé, on a observé un boom de diagnostics de cancer du sein, avec une diminution de la mortalité par cancer du sein mais sans que la mortalité totale diminue, faisant suspecter que l’on dépiste et traite des cancers qui n’auraient pas mis en jeu la vie des femmes. Or les traitements du cancer du sein sont des traitements lourds (chimiothérapie, radiothérapie, chirurgie). L’examen de radiologie est en effet par nature imprécis: il ne permet pas d’affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un cancer, raison pour laquelle il peut être suivi d’une biopsie. Une fois le cancer confirmé, il ne sera pas possible de savoir s’il s’agissait d’un cancer qui serait resté “silencieux” ou pas.  Il existe donc un risque de “fausses alertes” (biopsie en l’absence de pathologie p.ex.) et de “surdiagnostic” (être traitée pour un cancer qui n’aurait pas eu de conséquence clinique durant la vie). La controverse n’est aujourd’hui toujours pas résolue, et fait intervenir de nombreux paramètres, comme la classe d’âge concernée, et le taux de participation. 

Le dépistage du cancer du sein par mammographie est l’objet de nombreuses controverses sur son bénéfice en termes de mortalité depuis son apparition, à la fin des années 60.

Ces limites ne sont jamais évoquées dans les très roses campagnes de promotion, comme si les femmes étaient trop idiotes et qu’on doive leur simplifier les choses pour qu’elles acceptent les examens préconisés sans poser de question. « C’est un enjeu féministe d’informer les femmes de tous les effets de la mammographie » affirme la médecin radiologue Cécile Bour, fondatrice de l’association Cancer Rose qui milite depuis 2015 pour une meilleure information des femmes sur les bénéfices et risques du dépistage. Un contre discours souvent difficile à faire entendre devant l’aura de la lutte contre le cancer qui place d’un côté le bien (la lutte contre le cancer) et de l’autre le mal (le cancer) sans nuancer les limites médicales. Dans d’autres pays, il existe par exemple des outils d’aide à la décision qui proposent des infographies claires sur les bénéfices et risques potentiels de la participation au dépistage par mammographie.

La prévention « fun » semble mobiliser la fine fleur des diplômés de marketing

En termes de Santé Publique, le dépistage par mammographie est aussi un dépistage de prévention dite “secondaire”, qui s’intéresse aux femmes qui seraient déjà malades sans le savoir. Pour simplifier, on distingue la prévention “primaire” qui vise à éviter de tomber malade, et la prévention “secondaire”, qui vise à minimiser les conséquences d’une maladie chez une personne déjà malade. La prévention de santé publique primaire pour les femmes est actuellement malmenée: les petites maternités ferment, mettant en danger les femmes qui se retrouvent à plus d’une heure de route de leur lieu d’accouchement, les PMI (centres de protection maternelle et infantile) disparaissent avec autant de consultations de prévention et de conseils, le nombre de centres pratiquant l’IVG a diminué de 8% en dix ans faisant courir davantage de risques aux femmes qui peuvent se retrouver hors délai. Sans parler de la précarité grandissante qui amène le nombre de femmes à la rue à augmenter chaque année, or il est difficile d’être en bonne santé sans avoir un toit au-dessus de la tête. 

« C’est un enjeu féministe d’informer les femmes de tous les effets de la mammographie »

Cécile Bour, médecin radiologue

Dans ce contexte, faire passer la mammographie comme le point culminant de la prévention en santé des femmes (à grands coups de chamallow roses et de seins en plastique accompagnés de blagues sexistes, qui plus est) est difficile à vivre. Les enjeux en termes de marché ne sont pas non plus les mêmes, puisque les interventions de santé publique primaire n’en créent aucun tandis que le dépistage du cancer du sein (comme d’autres grandes interventions de santé) va entraîner des examens pratiqués dans le privé, ou des traitements pharmaceutiques onéreux, avec des possibilités de conflits d’intérêt. Des sujets politiques qui se font, dans cette campagne de promotion, tout aussi discrets que l’information éclairée sur l’examen.


Emma L.


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