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La bataille des retraites a commencé. Pour la classe dominante, cette réforme est LE combat de l’époque. Celui qui satisfait à la fois le MEDEF, la droite, la Commission européenne et l’égo de Macron. Repousser l’âge de départ à la retraite, c’est dégager des marges de manœuvre budgétaire pour pouvoir continuer à baisser les impôts des entreprises et continuer à leur verser des milliards  : 157 en 2021, c’était 108 milliards en 2017. Or, cette réforme ne bénéficie pas de bons arguments financiers – le régime de retraite actuel n’étant pas à l’agonie – et elle est ultra impopulaire. C’est pourquoi, depuis une semaine, divers représentants de la petite et grande bourgeoisie se succèdent dans les médias pour dire aux caissières, infirmières, carreleurs, magasiniers, profs, cadres, qu’ils doivent travailler plus longtemps et que c’est une super nouvelle. Notre palmarès :

1 – Les exosquelettes du sénateur François Patriat

Les défenseurs de la réforme des retraites sont bien ennuyés par cette évidence : injuste et absurde pour l’ensemble de la population, l’allongement de la durée de cotisation pour pouvoir bénéficier de la retraite est une idée particulièrement violente – voire cruelle et totalement hors-sol – pour toutes celles et ceux qui ont des métiers manuels et pénibles qui abîment leurs corps.  Ce n’est pas pour rien que 6 ans d’espérance de vie séparent, dans la population masculine, les cadres des ouvriers, et que ces derniers vivent moins longtemps en bonne santé.

Les représentants de la classe dirigeante rivalisent donc d’imagination pour balayer cette réalité statistique d’un revers de main. C’est François Patriat, sénateur LREM, qui a ouvert le bal en décembre dernier : “La nature du travail n’est pas la même. Les déménageurs, les couvreurs, les gens dans les travaux publics sont équipés d’exosquelettes, ils sont équipés de matériaux, la pénibilité n’est plus la même” a-t-il déclaré sur Public Sénat le 12 décembre. Pour celles et ceux qui ne seraient pas familiers de la santé au travail ou d’Iron man, un exosquelette est une structure mécanique qui double celle du squelette humain, afin de l’aider à réaliser une tâche physique, pénible ou répétitive. 

Précision : François Patriat sait de quoi il parle. Fils d’universitaire, il est élu depuis ses 33 ans, conseiller régional puis rapidement député socialiste, secrétaire d’Etat, puis sénateur depuis 2008. Des décennies à utiliser ses mains pour… tenir des feuilles de papiers, les couverts de la cantine du Sénat, ouvrir des portes de berline, etc.

Évidemment, vous le savez sans doute comme nous, les exosquelettes, dont l’efficacité n’est d’ailleurs pas prouvée, ne sont utilisés par aucun déménageur ni couvreur. Le secteur du BTP est le plus accidentogène : pour l’assurance-maladie, la fréquence des accidents est telle que c’est comme s’ils survenaient toutes les deux minutes. Et l’exemple choisi par Patriat est le pire : les couvreurs sont la profession qui est l’une des plus exposées, sur les chantiers, au risque d’accident.

Un déménageur français selon le sénateur François Patriat (Alien 2)

2 – Les carreleurs vivent leur meilleure vie, selon Marc Ferracci

Mais si, les choses vont mieux, et la bourgeoisie vous le prouve : Marc Ferracci, député Renaissance (anciennement LREM, bref, macroniste), universitaire, fils de grand patron (Pierre Ferracci), témoin de mariage de Macron, dont le plus gros problème récent a été la contestation de la construction des villas familiales en Corse, a discuté avec beaucoup de carreleurs, et il trouve qu’il y a des « évolutions positives » côté pénibilité au travail. En effet, ils auraient désormais des « protections aux genoux » qu’ils n’avaient pas il y a « dix, quinze ans ». Ferracci déroule ce fait sur le ton de l’évidence sur un plateau composé d’universitaires, de politiques et d’un seul ancien ouvrier, l’ex-député européen Edouard Martin (qui, après son premier mandat, est retourné à la vie civile, c’est suffisamment rare pour le signaler).

Sans nier le problème de la pénibilité, dont il prétend que le projet du gouvernement présenterait des solutions, Ferracci donne un seul fait – l’usage de genouillères parmi les équipements de protections individuelles (EPI) des carreleurs – pour parler d’une amélioration qui justifierait le projet du gouvernement. Or, les atteintes à la santé des carreleurs existent par ailleurs et sont nombreuses : le ministère du Travail parle de risques principalement liés au port de charges lourdes, de respiration de poussières, d’exposition au froid ou à la chaleur…

C’est d’autant plus indécent pour Ferracci de parler de l’amélioration de la prévention santé au travail qu’il fait partie d’un mouvement politique dont la première grande loi, en 2017, a réduit la sécurité au travail de manière drastique.

C’est d’autant plus indécent pour Ferracci de parler de l’amélioration de la prévention santé au travail qu’il fait partie d’un mouvement politique dont la première grande loi, en 2017, a réduit la sécurité au travail de manière drastique. D’une part, en supprimant les Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) dans les entreprises, et d’autre part en réduisant la prise en compte de la pénibilité au travail : en effet, la loi travail votée en septembre 2017 a supprimé quatre critères de pénibilité dans le compte professionnel de prévention, un dispositif qui avait été créé pour améliorer la prévention de certains risques et pour permettre à ceux qui les subissent de bénéficier d’une retraite anticipée. Parmi les critères supprimés, le port de charges lourdes et les risques chimiques… auxquels sont précisément exposés les carreleurs. Il ne pouvait pas trouver pire exemple !

3 – Brigitte Macron trouve que ça ne va pas si mal : ah qu’est-ce qu’on est bien en France !

En ce début 2023 où notre pays connaît des pénuries de médicaments, un système hospitalier débordé où des gens meurent à cause du manque de moyens, des déserts médicaux croissants, des académies qui recrutent des profs en speed dating et des transports en commun dégommés par dix ans de réformes successives, Brigitte Macron, épouse du président de la République, n’a pas eu peur de demander à ses interlocuteurs, sous une caméra : « dans quel pays on est mieux qu’en France ? Essayez de répondre ». Et oui chères lectrices, chers lecteurs, essayez de répondre, ça suffit de rager en lisant Frustration magazine, car tout ne va pas si mal, et c’est Brigitte Macron, fille d’une grande famille qui se refile l’entreprise familiale depuis le 19e siècle, épouse de notre président, qui coûte au moins 290 000 euros par an au contribuable, qui vous le dit : « Quel pays a un meilleur système de santé, d’éducation ? Partout où je voyage, je sais, je sens qu’on a de la chance ».

L’argument du « on a quand même de la chance » est un grand classique de la petite et grande bourgeoisie qui, contrairement à vous, bande de bouseux, voyage beaucoup. Et depuis le balcon du Hilton à Bali, Pékin, Cancun, elle la voit, elle, la vraie misère. Ces gens si vrais, dignes et souriants dans leur pauvreté lui inspirent une belle leçon de vie, qu’elle ne cessera au cours de sa carrière de parasite capitaliste de chantonner à longueur de dîners, de colloques et d’interventions télé : « En France, on a bien de la chance quand même, et on râle, et on se plaint, et on fait grève, ralala ». Émettre autant de carbone pour faire le tour du monde et finalement demeurer si con : tel est le triste destin de la bourgeoisie française.

Émettre autant de carbone pour faire le tour du monde et finalement demeurer si con : tel est le triste destin de la bourgeoisie française.

En digne représentante de cette classe, Brigitte Macron fait du “bourgeoisplaining” et ne laisse d’ailleurs pas ses interlocuteurs répondre, comme le fait souvent son mari lors de ses propres bains de foules. Heureusement pour elle, car ils auraient pu dire qu’en Norvège ou au Danemark, la protection sociale est plus grande. Que la France n’est plus en tête du classement du meilleur système de santé du monde depuis 2000. Que nous subissons davantage l’inflation que nos voisins européen en raison de la stagnation de nos salaires… Mais Brigitte s’en fout, elle le « sent », car finalement, elle, elle sera soignée à l’hôpital américain de Paris, comme toute la classe dirigeante, et n’aura donc pas à attendre sur un brancard pendant des heures comme nous autres, entassés dans le couloir d’un hôpital public détruit par son enfoiré de mari.

4 – Nicolas Bouzou, économiste payé par Uber, est formel : travailler plus longtemps, c’est chouette !

Dans le fond, pour la classe bourgeoise, l’obsession pour les retraites est certainement d’ordre moral : le droit pour les travailleurs âgés de vivre sans travailler après une vie de labeur, conquis à la force du nombre, des grèves et des corps au cours du XXe siècle, reste une anomalie qu’il faut corriger. Pour y parvenir, elle reconduit toutes les décennies cette même morale, fort bien décrite par Emile Pouget, dirigeant de la CGT au début du siècle dernier, pour qui les bourgeois « ont supprimé la morale naturelle et en ont inventé une autre, qu’ils ont fait établir par leurs philosophes, vanter par leurs prédicateurs, chanter par leurs poètes : morale d’après laquelle l’oisiveté serait source de tous les vices, et le travail une vertu, la plus belle de toutes les vertus » (Le Sabotage, 1911).

Et parmi ces « prédicateurs » de la morale du travail à tout prix, on trouve Nicolas Bouzou. Dans sa chronique à Europe 1 du 11 janvier, il fait part de son agacement envers les discours qui diabolisent le travail. Un agacement bicentenaire donc, qui le pousse à dire que « le dénigrement du travail en permanence, c’est non ! ». Alors oui « il y a des métiers usants, mais usant ça ne veut pas dire fatiguant » (ah bon), et il en vient à citer un écrivain pour qui « la fatigue est la récompense de l’effort toujours juste ». Bref, être crevé par son travail, même « usant », c’est cool !

Nicolas Bouzou est un économiste libéral qui n’en est pas à son premier fait d’armes pour défendre une régression sociale majeure. En 2014, il fait partie de ces économistes qui saluent l’arrivée fracassante de l’entreprise Uber sur le marché du transport et son détournement du statut d’auto entrepreneur en salariat déguisé et à bas coût. Cette ubérisation menée tambour battant par l’entreprise américaine et ses lobbyistes pourra compter sur les interventions vibrantes de Bouzou pour la défendre bec et ongles, au nom de la « modernité » et de la « création d’emplois ». Il a fallu attendre six ans pour apprendre que ce zèle avait un prix : la boîte californienne a commandé au moment de son arrivée en France une étude sur mesure à Bouzou et son cabinet de conseil. Il a été payé 10 000 euros pour lui concocter une étude prouvant que l’entreprise pourrait créer jusqu’à 100 000  emplois si la législation était plus souple. Il a en prime assuré la communication de ce chiffre auprès des médias, clause comprise dans son contrat avec l’entreprise ! Évidemment, sa prévision sur commande s’est avérée fausse : on estime aujourd’hui à 30 000 le nombre de chauffeurs Uber qui ont subi en quelques années des hausses de la commission de leur plateforme et vivent dans une précarité permanente. Malgré ce mensonge, Bouzou, en bon mercenaire de la bourgeoisie, a rempilé, avec la complicité des médias qui ne lui ont pas retiré leur confiance.

5 – « À un moment donné », Antoine Nori, petit patron, répète les conneries du gouvernement, en bon petit bourgeois médiatique

80% des Français sont opposés à l’allongement de la durée de cotisation, il est donc plus compliqué, pour les journalistes micro-trotteurs de BFM, de bien faire leur travail. Heureusement, Antoine est là : ce gérant de magasin interrogé par la chaîne d’info en continu estime qu’ « y’a pas de secret », « à un moment donné si on veut une indépendance économique et tout, il va falloir s’aligner sur les autres pays ». A première vue, on dirait un petit patron un peu lourd qui répète les arguments erronés du gouvernement sans les comprendre, mais sachez qu’il « pense à ses enfants » et, comme Brigitte Macron, il dit qu’  « on s’en rend pas compte mais qu’en France on est un pays riches d’enfants gâtés, alors qu’on vit dans un monde interconnecté donc à un moment donné il va falloir travailler ». Antoine doit être le genre de crevard qui, pendant les repas de famille, récite des poncifs en prenant l’air de celui qui les aurait inventés. Les faits, il s’en tape. Il s’en fout de savoir que les travailleurs français font partie des travailleurs les plus productifs d’Europe, qu’on pourrait financer sans problème le régime de retraite si on mettait à contribution les employeurs qui se gavent, car dans le fond il doit le savoir : si le gouvernement met en œuvre cette réforme, c’est pour pouvoir continuer à lui faire des exonérations d’impôts, de cotisations, et lui filer des apprentis subventionnés.

Antoine Nori, héritier de l’entreprise paternelle, expert donc en “valeur héritage” – pardon “valeur travail” – est un habitué de BFMTV. Il est le bon client, le « petit commerçant » (pas si petit mais qu’importe) qui parle cash et n’a pas peur de dire les mêmes choses que Macron. Mais venant d’un petit patron, ça a de la gueule non ? La petite bourgeoisie, composée des petits patrons, petits propriétaires, bien gourmands mais qui peuvent surjouer la misère, sont essentiels à la scénographie idéologique de la bourgeoisie.

Les médias officiels en font usage en permanence : lors de la dernière tentative de réforme des retraites, en 2019, c’était “Olivier, petit artisan”, qui défendait le gouvernement au nom du bon sens. Et figurez-vous que ça alors, ce petit artisan était en fait un militant LREM, ex-cadre sup dans l’agroalimentaire reconverti. Franceinfo n’avait pas su résister face à un personnage aussi alléchant.

Les ptits hasards de la vie : voulant sonder les Français sur différents sujets, nos téméraires journalistes tendent le micro à la même personne

Ce serait un peu grossier d’interroger Bernard Arnault sur les retraites, donnons plutôt la parole à Antoine. Lui aussi est un héritier, lui aussi est un patron, mais, attention, « petit », il parle donc vrai ! C’est donc au nom des petits patrons qu’il ne faut pas augmenter le SMIC, au nom des petits patrons qu’il faut réduire le droit du travail, au nom des petits patrons qu’il faut continuer à arroser les entreprises de CICE, de réduction Fillon, de Pacte de responsabilité et, bonus : tout cela s’applique aussi aux gros patrons qui peuvent remercier les petits d’être un alibi – fidèle et consentant – aussi précieux.

La petite bourgeoisie, composée des petits patrons, petits propriétaires, bien gourmands mais qui peuvent surjouer la misère, sont essentiels à la scénographie idéologique de la bourgeoisie.

Voici donc ce premier palmarès des bourgeois bien portants donneurs de leçons. Il nous rappelle vers quelles issues nous emmène un système qui ne donne les décisions, la parole et la raison qu’à celles et ceux qui sont protégés du froid, de la faim, de la souffrance au travail : l’absurdité, la honte et, on l’espère, la rage.


Nicolas Framont


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