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Il y a les indicateurs économiques (PIB, taux de croissance, créations d’entreprises, etc.) et les indicateurs dits sociaux (taux de chômage, taux de pauvreté, etc.) qui permettent de mesurer la prospérité d’un pays… Et puis il y a des indicateurs moins grandiloquents, ceux que l’on observe autour de nous et qui nous donnent une idée du pays dans lequel nous vivons : les gens en pleurs dans les transports en commun, ceux qui parlent tout seul dans la rue, nos amis qui nous disent que « ce soir, ça ne va pas trop » et, plus facile à intégrer dans une sinistre comptabilité nationale, le nombre de celles et ceux qui se suicident, qui décident d’en finir avec leur vie, car elle est devenue trop pénible, trop lourde à porter. En France, environ 9000 personnes se suicident chaque année, un des taux les plus élevés d’Europe et qui est sous-estimé d’au moins 10%, selon les autorités compétentes. Dans son dernier baromètre (février 2024) consacré à la santé mentale, l’organisme Santé Publique France observe « une augmentation importante des pensées suicidaires et des tentatives de suicide au cours de la vie chez les 18-24 ans, observée depuis une dizaine d’années ». « Notre étude, ajoute le rapport, confirme la détérioration de la santé mentale des jeunes adultes observée par ailleurs à partir des données de passage aux urgences et d’hospitalisation. » Que vaut un pays dont la jeunesse pense de plus en plus à en finir ? Pourquoi sommes-nous de plus en plus nombreux à vivre ou à connaître des gens qui vivent de la détresse psychique sans pouvoir trouver de solutions pour y remédier ?

Dans cette deuxième partie d’une série de trois articles, nous parlons du rôle souvent oublié des violences hétéropatriarcales et du racisme dans la survenue de troubles psychiques dans la population.

Les violences conjugales font l’objet d’une connaissance plus grande du public, notamment grâce à une meilleure documentation des féminicides. Des femmes meurent sous les coups des hommes et ce phénomène n’est pas le fait de « monstres » mais le plus souvent de « bons pères de famille », pour reprendre le terme employé par Rose Lamy dans son dernier livre. Avec le témoignage de Vanessa Springora au sujet des pratiques pédocriminelles de l’écrivain apprécié du tout Paris Gabriel Matzneff et celui, tout récent, de Judith Godrèche sur le réalisateur encensé par la critique Benoît Jacquot, il devient aussi plus clair que l’emprise patriarcale sur les enfants et sur les femmes produit d’immenses dégâts psychiques. Il faut voir le courage de Judith Godrèche et entendre le son de sa voix pour comprendre à quel point l’emprise et la violence masculine peuvent détruire, ou du moins grandement fragiliser, même des actrices connues et admirées.

La violence affaiblit psychologiquement la victime, ce qui protège l’agresseur

Il faut donc parler de la façon dont les violences sexistes et sexuelles engendrent des blessures autres que physiques. Il est désormais établi que des enfants victimes d’agressions sexuelles risquent de connaître des troubles dépressifs, du stress post-traumatique ou encore des symptômes de dissociation. Ces derniers sont des processus, souvent inconscients, qui se mettent en place chez l’enfant/l’adulte lorsqu’il est victime d’une agression sexuelle pour permettre au corps de survivre. Ces derniers sont des mécanismes de défense qu’un enfant ou un adulte met en place lorsqu’il est victime d’une agression sexuelle : il se dissocie de lui-même pour « tenir » face à la violence, mais cela peut avoir des conséquences à long terme car la mémoire et la perception de soi-même sont impactées.

La fragilisation psychologique est le prolongement logique de toutes les violences patriarcales et elles en sont à la fois la conséquence et la protection des agresseurs

Le harcèlement sexuel au travail fragilise durablement la perception que les femmes (car ce sont elles qui en sont victimes de façon ultra majoritaire) ont d’elles-mêmes et de leurs capacités. Comme le disait la journaliste Victoire Tuaillon lors d’une rencontre organisée par Frustration magazine, le harcèlement sexuel « abîme, créé une perte de confiance » et, ce faisant, « permet aux hommes d’éliminer des concurrentes ». Le harcèlement sexuel aurait pour fonction d’assurer la domination des hommes sur les femmes dans la sphère du travail.

La fragilisation psychologique est donc le prolongement logique de toutes les violences patriarcales et elles en sont à la fois la conséquence et la protection des agresseurs : la dissociation, le dénigrement de soi, la honte des victimes permettent aux auteurs de violences de s’en sortir à bon compte : une victime brisée psychologiquement sera moins capable de porter plainte et de mener tout le parcours du combattant qui permet d’obtenir justice.

Les violences patriarcales touchent une grande partie de la population

Les troubles psychiques liés aux violences patriarcales ne concernent certainement pas qu’une petite minorité de la population. Prenons simplement les victimes d’incestes : selon le rapport de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles Faites aux Enfants (CIIVISE), publié en novembre 2023 à l’issue de 3 ans de travaux, être exposé à des violences sexuelles entraîne quasi systématiquement des troubles psychiques durables. « 9 victimes sur 10 (89%) ont développé des troubles associés au psychotraumatisme ou trouble de stress post-traumatique (TSPT) : conduites à risque, troubles psychiques mais aussi physiques » nous renseigne sa synthèse, consultable ici. En outre, « Les violences ont également des conséquences importantes sur la vie affective et sexuelle des victimes : Pour un tiers d’entre elles, les violences sexuelles ont un impact négatif sur leur libido (34%) ; Pour un autre tiers des victimes, les violences sexuelles les ont conduites à renoncer à toute forme de vie sexuelle (31%) ; Enfin, les violences sexuelles subies dans l’enfance peuvent atteindre la vie sexuelle par le registre de l’hypersexualité, qui peut se manifester par la multiplication des partenaires voire des expériences à risque (36%).” Sur ce sujet, je conseille le très beau (mais dur) film de Gregg Araki, Mysterious Skin, qui décrit de façon très sensible le parcours de deux jeunes hommes victimes du même agresseur et qui développent des troubles radicalement différents mais ayant la même racine : la violence subie durant l’enfance.

9 victimes sur 10 (89%) ont développé des troubles associés au psychotraumatisme ou trouble de stress post-traumatique (TSPT) : conduites à risque, troubles psychiques mais aussi physiques.”

Rapport de la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles Faites aux Enfants (CIIVISE), novembre 2023

Les conséquences psychiques de l’exposition à la violence du système hétéropatriarcal sont encore largement sous-estimées, et cela entraîne un retard dans la prévention de ces violences, puisque les victimes sont psychologiquement affaiblies. Mais le plus souvent, on leur demande de se taire, d’encaisser leur mal être et de ne pas faire chier leur monde. C’est ce que l’on peut ressentir par exemple lorsque l’on est gay et qu’après avoir caché pendant des années voire des décennies sa véritable personnalité et ses envies, on doit « faire son coming out », s’excuser d’être comme on est et ménager ses proches pour leur éviter de la peine. Pendant ce temps, tout le monde se fout des probables conséquences psychiques de ces années de honte et la société n’apporte aucune réparation. Pourtant, le taux de suicide des jeunes LGBT est nettement supérieur au reste de la population. Au Canada, le suicide est la première cause de décès des hommes gays et bisexuels.

Pour expliquer ce phénomène, le chercheur états-unien Ilan H. Meyer a théorisé au début des années 2000 le concept de “stress minoritaire” : il affecterait les minorités de genre et d’orientation sexuelle selon deux modalités. D’un côté le stress “distal”, lié aux agressions extérieurs et leur anticipation (discriminations, expression de préjugés, violences etc.) et de l’autre un stress “proximal”, lié à tout ce qu’une personne peut s’infliger pour survivre dans un monde qui lui est a priori hostile : montrer que l’on réussit sa vie, échapper à la solitude, donner tort aux préjugés… Le web regorge en outre d’expressions d’une anxiété liée à la “peur de devenir gay” : des sites douteux de psychologie et les forums de discussion (comme le fameux 18-25 de Jeux Vidéo.com) évoquent ainsi un “TOC homo”, qui serait la peur obsessionnelle de ne pas être hétérosexuel. Cette histoire d’hétéropatriarcat emmerde décidément tout le monde…

Les conséquences psychologiques sous-estimées du racisme et des violences policères

Le stress minoritaire est une notion qui peut pleinement s’appliquer aux personnes victimes de racisme. Le racisme créé une charge mentale particulière, que décrivait la psychiatre franco-tunisienne Fatma Bouvet de la Maisonneuve, sur France Inter, en ces termes : « Le racisme devient une charge mentale quand vous devez devoir sans cesse lutter contre le stéréotype qu’on vous attribue, mais aussi d’une certaine façon de devoir y répondre, avec à la clé le développement de certains troubles comme une perte de confiance, des épisodes dépressifs, un sentiment de persécution jusqu’à la tentative de suicide. » Dans une enquête de Slate, on apprend, sans grande surprise mais personne n’en parle, que les polémiques médiatiques à répétition contre les musulmans ont un impact psychologique important sur eux. Si de nombreuses études ont démontré l’impact psychologique du racisme, aux Etats-Unis, sur les personnes afro-américaines, elles se font plus rares dans le cas de la France. Et pourtant, il est d’ors et déjà possible de mesurer les effets du stress minoritaire. Fatma Bouvet de la Maisonneuve accueille ainsi un patient qui lui fait part de son “épuisement à être français, à essayer de devenir français”. Dans un reportage sur France Culture, on entend la parole de ces patients malades de tenter à tout prix de s’assimiler, sans que cela ne soit jamais assez. “Je me suis fait la guerre”, disent-ils.

Le racisme devient une charge mentale quand vous devez devoir sans cesse lutter contre le stéréotype qu’on vous attribue, mais aussi d’une certaine façon de devoir y répondre, avec à la clé le développement de certains troubles comme une perte de confiance, des épisodes dépressifs, un sentiment de persécution jusqu’à la tentative de suicide.

Fatma Bouvet de la maisonNeuve

En France, on sous-estime aussi considérablement les violences physiques subies par les jeunes racisés lors des interpellations policières, alors pour ce qui est des conséquences psychiques du stress lié aux contrôles incessants et à ces violences, on est très loin d’une prise en compte. Pourtant, le jeune Théo Lukana, victime d’un passage à tabac et d’un viol de la part de policiers en 2017, a subi des séquelles psychologiques durables et plus de terribles séquelles physiques. Il souffre de stress post-traumatique et de dépression. Pourtant, la souffrance psychique des policiers est bien mieux documentée et médiatisée que celles des victimes de leur action.

Dans notre société bourgeoise, c’est la psychologie des classes dominantes qui est la mieux documentée. C’est sur ses spleens, ses doutes, ses coups de déprime qu’il existe le plus de films et de livres. C’est pour elle que l’on nous demande de verser des larmes alors que ce sont bien ces classes-là qui souffrent le moins, comme nous l’avons montré dans la première partie de cette enquête. Pour prendre en main collectivement notre santé mentale, des pistes existent, comme nous le verrons dans une troisième partie.


Nicolas Framont


Pour aller plus loin :

Image d’en tête : Film Moonlight, Barry Jenkins, 2016


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