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Quel est le point commun entre Jean Castex, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire ? Entre Léa Salamé (France inter), Delphine Ernotte (France Télévisions) et David Pujadas (LCI) ? Entre Guillaume Pépy (SNCF), Henri de Castries (Axa) et Jean Peyrelevade (Crédit Lyonnais, Suez…) ? Ces personnes, qui dirigent la politique, les médias et l’économie de notre pays, sont toutes et tous issu(e)s de milieux favorisés, c’est un premier point commun. Mais le second point commun, qui en découle, c’est qu’ils ont fait les mêmes études sélectives : Science Po Paris et l’Ecole Normale Supérieure (ENS) et/ou l’Ecole Nationale d’Administration (ENA)… Bref, ces gens qui nous dirigent et nous méprisent sont passés par des grandes écoles. 

Selon l’Education nationale,  le terme “grande école” désigne un “établissement d’enseignement supérieur qui recrute ses élèves par concours et assure des formations de haut niveau”. Haut niveau, concours : n’entrent dans ces établissements que des élèves capables de franchir les marches du concours et en sortent celles et ceux qui vont diriger le pays. On appelle cela “l’élitisme républicain” : des gens vont vous diriger et se sentir supérieurs à vous, mais c’est parce qu’ils le valent bien et qu’ils le méritent. La sainte institution française qu’est le concours se charge de maintenir l’illusion car, en théorie, tout le monde est à égalité face à des épreuves qui doivent départager les heureux élus des autres. 

Le système des grandes écoles donne plus à ceux qui ont déjà beaucoup

Dans les faits, la réussite au concours appartient principalement aux enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures, préparés depuis leur tendre enfance à cette échéance et bénéficiant d’un système éducatif dédié (écoles privées, lycées prestigieux de centre-ville, etc.). Largement documentées depuis leurs origines, les inégalités de réussite aux concours sont clairement corrélées au milieu social d’origine.

Dans les faits, les grandes écoles sont donc principalement les écoles de la bourgeoisie, et on y cultive un entre-soi et un savoir-être de classe avant d’y acquérir des connaissances. Et alors que ce fait est connu de tous, “l’élitisme républicain” qui n’a de républicain que le nom continue de justifier une dépense publique par enfant de bourgeois bien supérieure à celle consacrée à un enfant de la classe laborieuse. Le système des grandes écoles, c’est donner plus à ceux qui ont déjà de nombreux avantages.

L'Etat donne plus aux étudiants de grandes écoles

L’Etat dépense en moyenne 8760 euros pour un étudiant à l’université et 15052 euros pour un étudiant de classes préparatoires aux grandes écoles, où l’accès est très sélectif. Bons lycées et bons dossiers étant les seuls critères, elles sont composées de 49,5% d’enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures, catégorie qui représente un dixième de la population, et 16,5% d’enfants d’ouvriers et d’employés, selon l’Observatoire des inégalités, ces deux catégories socioprofessionnelles regroupant près de la moitié des Français.  

Toutes les grandes écoles, de Science Po à l’ENS en passant par Centrale, tentent ces dernières années de redorer leur blason en mettant en avant des initiatives “égalité des chances” afin de montrer que si, les enfants d’employés ou de chômeurs sont les bienvenus. Mais ces dispositifs restent minoritaires et le plus souvent inefficaces, comme nous le montrions dans une enquête relative à la “convention éducation prioritaire” de Science Po Paris.

Les lycéens les mieux nés sont donc choyés, encadrés, protégés, et les autres livrés à des universités où l’anonymat, le sureffectif et le manque d’entretien règnent, s’ils ne parviennent pas à intégrer un BTS ou un IUT.  Le mépris, voilà ce qu’on ressent quand on entre à l’université. Tandis que vos pairs enfants de bourgeois sont choyés par la société qui leur offre des classes préparatoires où on leur explique dès leur 18 ans qu’ils sont l’élite de la Nation, vous êtes parqués dans d’immenses amphithéâtres en alternance avec des « travaux dirigés » où les effectifs peuvent être tout aussi pléthoriques. Une grande partie de vos enseignants sont des doctorants qui galèrent sur leur thèse et enchaînent des CDD d’un an ou des vacations (souvent payées une fois tous les 6 mois), et l’administration n’a ni les moyens ni l’envie de se mêler de votre intégration sociale, là où grandes écoles rivalisent d’imagination pour former une élite soudée et solidaire.

… Et donne à la bourgeoisie une légitimité morale à nous diriger

Sous couvert de former une “élite” compétente et juste, capable de former les dirigeants économiques et politiques du pays, les grandes écoles ont été pensées, dès leur origine, comme un canal de domination sociale. Fondateur de l’Ecole Libre des sciences politiques, devenu depuis Science Po, Emile Boutmy, au moment même où la Commune de Paris naissante donnait des sueurs froides aux classes dominantes, donna une justification fort éclairante de l’existence de grandes écoles : “Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de superiorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie.” (Quelques idées sur la création d’une faculté libre d’enseignement supérieur, février 1871)

Hormis donc du point de vue de la bourgeoisie, rien ne justifie, en terme moral, l’existence de cette éducation à deux vitesses : les enfants de riches sont choyés, sur-encadrés, parfois même payés pour étudier – c’est le cas des étudiants de l’Ecole Normale Supérieure par exemple, qui touchent un salaire – dispositif créé à l’origine pour permettre à des pauvres d’y étudier, mais qui bénéficient en réalité à la majorité d’enfants de cadres – 53% – qui la composent, alors que les enfants d’ouvriers y sont largement sous-représentés : 2,7%. Les enfants de classes populaires et de classes moyennes sont livrés à eux-même et très peu valorisés dans des années pourtant décisives pour leur avenir.

Un seul système, qui donne sa chance à toutes et tous, qui ne donne pas plus à ceux qui ont déjà tout et moins à ceux qui en auraient le plus besoin, voilà ce qu’on pourrait imaginer comme alternative à la sélection. Cela ne signifie pas que tout le monde aurait accès à tout, mais que cet accès serait déterminé par le travail, le talent et la passion, et non par son origine sociale et des concours codifiés qui valorisent la bourgeoisie (name dropping, citations, écrits formatés et consensuels). Ces écoles existent d’abord et avant tout afin de se constituer un réseau, de renforcer une solidarité de classe, de confirmer une haute estime de soi… Alors que l’on n’en sort ni plus intelligent que l’on n’y entre, ni plus utile à la société (comme peuvent l’être des écoles d’éducateur et éducatrice spécialisé ou des BTS carrières sociales, par exemple, au recrutement beaucoup moins élitiste et sectaire).

Cela implique des pédagogies adaptées, un droit à l’échec et à la progression, ainsi qu’un encadrement qui permettrait de réduire le gouffre immense entre lycée et fac, actuellement responsable du taux d’échec. La fusion entre les universités et les grandes écoles serait une solution viable, qui impliquerait de contrer les intérêts reproductifs de la bourgeoisie, maintenue artificiellement par le culte d’une méritocratie qui ne doit finalement rien au mérite. 

“L’élitisme républicain” ne nous apporte qu’une classe dirigeante déconnectée, peu compétente et très sûre d’elle-même. Nous n’avons pas besoin de leurs lumières, qui n’éclairent finalement que les intérêts de leur classe sociale. La suppression des grandes écoles est nécessaire à toute révolution démocratique dans ce pays.