L’affaire Gérard Depardieu agite le milieu du cinéma français et a pris une dimension politique depuis que le président de la République, à une heure de grande écoute, l’a défendu au nom de la supériorité de son art. Et ce, quelques jours après la sortie d’une vidéo le montrant sexualiser, c’est-à-dire décrire en des termes sexuels, une petite fille en Corée du Nord. Cette vidéo met en lumière la brutalité du personnage, mais cela fait des années que les accusations d’agressions sexuelles et de viols à son encontre se multiplient sans que cela ne gêne ceux qui défendent encore le « monstre sacré » du cinéma français. Parmi eux, une soixantaine de personnalités qui, dans une tribune lancée par un journaliste d’extrême-droite, défendent l’acteur et réclament qu’on se taise en attendant que la justice effectue son travail. Depuis, face au tollé que le texte a suscité, plusieurs signataires se sont piteusement rétractés, comme Pierre Richard. L’acteur s’est excusé publiquement, sur X, le 31 décembre, en ces termes bien trop familiers : « j’ai accepté de signer cette tribune uniquement au nom de la présomption d’innocence à laquelle a droit tout citoyen, y compris Gérard Depardieu » a-t-il dit. Mais que vient faire la présomption d’innocence dans cette histoire ? Elle est brandie dès qu’une personnalité riche et puissante est attaquée et produit généralement son petit effet : qui serions-nous, nous autres, plèbe des réseaux sociaux, pour nous « substituer à la justice » ? Retour sur une notion bien pratique pour les dominants, et pourtant, dans les affaires de violences sexuelles, utilisée n’importe comment.
Qu’est-ce que la présomption d’innocence ?
La présomption d’innocence est le principe juridique qui fait reposer la charge de la preuve sur l’accusation (le procureur de la République). Jusqu’à preuve du contraire, une personne visée par une procédure est présumée innocente. C’est un principe qui se trouve dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (Article 9 « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ») ainsi que dans l’article préliminaire du Code de procédure pénale (code qui regroupe les normes législatives relatives à la procédure pénale), « Toute personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie ». C’est un concept d’abord conçu pour les tribunaux, pour protéger les citoyens de l’arbitraire. Il s’applique aussi à l’extérieur des institutions judiciaires, notamment dans la presse : on peut ainsi être poursuivi si, dans un article mais aussi lors d’un débat public, on affirme la culpabilité d’une personne sans que la justice ne se soit préalablement prononcée.
Pourquoi est-elle utilisée de façon abusive ?
Le cadre de la loi est celui-ci. L’usage qui est fait de ce principe est différent : d’une façon générale, il sert aux défenseurs des accusés, comme Gérard Depardieu ou nombre de personnes accusées de violences sexuelles, à disqualifier toute parole qui viendrait commenter ces accusations. On parle alors d’un « lynchage », d’un « tribunal médiatique » lorsque des féministes, et pas seulement, expriment leur souhait que Gérard Depardieu soit écarté du cinéma français et qu’il descende du piédestal symbolique dans lequel il a été mis ou, a minima, qu’il ne soit pas glorifié à une heure de grande écoute par le Président de la République. Le principe de présomption d’innocence est également opposé à celles et ceux qui réclament la démission de ministres accusés de propos sexistes ou de violences sexuelles, comme Éric Dupond Moretti (qui avait commenté, en août 2028, la tenue de femmes journalistes) ou Gérald Darmanin, accusé de viol puis ayant bénéficié d’un non-lieu.
Pour respecter la présomption d’innocence, faudrait-il ne pas évoquer ces affaires et ne réclamer aucune sanction, qu’elles soient d’ordre symboliques, professionnelles ou matérielles contre les accusés tant que la justice n’a pas « fait son travail » comme le disent les éditocrates bourgeois ?
En aucun cas. Certes, la loi nous impose des limites : ainsi, même si une vidéo montre Gérard Depardieu, en Corée du Nord, parler de la sexualité d’une enfant de dix ans et même s’il est accusé par treize femmes différentes de viol ou d’agression sexuelle, je ne peux pas, en écrivant ces lignes dans un article de presse, le traiter de sale pédophile ou d’enfoiré de violeur. En revanche, rien ne m’interdit de dire que je crois ces femmes, que leur parole doit être entendue et qu’en attendant que la justice fasse son travail (ce qui peut prendre des plombes), je souhaite qu’il n’apparaisse plus sur nos écrans et que la honte qu’il se tape déjà depuis des décennies aux Etats-Unis s’étende à l’ensemble du globe. Je ne veux plus qu’on dise de lui que c’est un « monstre sacré », un « acteur génial » et qu’il « rend fier la France », comme l’a affirmé le Président de la République, qui ne se gêne jamais pour parler à notre place. Je peux aussi dire que je souhaite que Gérald Darmanin démissionne, ainsi qu’Eric Dupont Moretti, car je trouve ça choquant et très dangereux pour les droits des femmes que ce soient eux les ministres de l’Intérieur et de la Justice, précisément en charge des questions de traitement des violences faites aux femmes dans ce pays.
La présomption d’innocence doit-elle nous pousser à la retenue ?
La présomption d’innocence n’interdit pas de parler ou d’agir, comme le rappelle Rose Lamy dans son livre Défaire le discours sexiste dans les médias : « Nous avons le droit, nous aussi, de croire les plaignantes « en notre âme et conscience » ou parce que nous avons connaissance des études sur les fausses accusations. Et contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, nous pouvons le faire en respectant la loi. Les limites à notre liberté sont le respect de la présomption d’innocence, l’injure et la diffamation. Si je n’ai pas le droit d’affirmer qu’il est coupable, j’ai le droit de dire que je crois son accusatrice, et que je pense qu’il peut être coupable. J’ai le droit de manifester mon exaspération quand Roman Polanski est nommé dans douze catégories des César. On ne laissera pas museler la liberté d’opinion au moyen de l’interprétation erronée de la présomption d’innocence. »
Dans un chapitre consacré à l’instrumentalisation de la présomption d’innocence, elle rappelle au passage que ce principe ne s’applique qu’aux hommes puissants. Si les grands médias prennent des gants pour parler d’un homme politique ou d’un acteur « accusé de viol », ils utilisent généralement le terme « assassin présumé » ou « voleur présumé » pour parler des autres prévenus. En effet, les grands airs sur la présomption d’innocence, les jeunes de quartiers populaires n’y ont pas le droit, puisque ça ne choque plus grand monde qu’ils se fassent tuer par la police pour « refus d’obtempérer », qu’ils soient donc condamnés à mort bien avant que « la justice fasse son travail ». A l’inverse, le fait que Roman Polanski ait été condamné aux Etats-Unis pour détournement de mineur et poursuivi pour viol n’a pas empêché de nombreux éditorialistes de continuer à le défendre au nom de la présomption d’innocence.
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Une justice à la ramasse sur les questions de violences sexistes et sexuelles
Le discours de celles et ceux qui souhaitent « attendre que la justice fasse son travail » avant que le « tribunal médiatique » ne le fasse (comme si parler d’une affaire c’était faire le procès) ignorent ou prétendent ignorer qu’elle met des années, à le faire, son travail, quand elle le fait. Face à un journaliste de Causeur défendant Depardieu et la sacro-sainte « présomption d’innocence », l’avocate et porte-parole d’Osez le féminisme Violaine de Filipis rappelait fin décembre dernier que dans 8 cas sur 10, les plaintes pour violences faites aux femmes sont classées sans suite. Tandis que l’INSEE estime que seulement 0,6 % des viols ou tentatives de viol auraient donné lieu à une condamnation en 2020.
Force est de constater que la justice française est nulle pour défendre les victimes des violences patriarcales. Car ce chiffre hallucinant est à rapporter à celui que nous évoquions il y a quelques semaines au sujet de l’inceste : dans 97% des cas, les agresseurs ne sont pas condamnés. C’est le rapport de la commission dédiée à la lutte contre l’inceste, la CIIVISE, qui a montré cette réalité, et qui montre clairement que, dans le cas de l’inceste, il ne faut pas attendre une réponse judiciaire pour se prononcer, croire les victimes, les secourir.
C’est pareil pour les violences faites aux femmes : si on se contente d’attendre la réponse du système judiciaire tel qu’il est actuellement conçu (sur toute la chaîne, de la police qui prend les plaintes puis n’enquête pas, des tribunaux débordés qui créé des délais hallucinants, de l’institution encore largement sexiste etc.), alors nous allons continuer de voir des dizaines de femmes mourir chaque mois sous les coups de leurs conjoints. « Attendre que la justice fasse son travail », dans le système actuel, c’est donner carte blanche à l’écrasante majorité des agresseurs. N’oublions pas qu’en droit pénal, le doute profite à l’accusé. Un violeur peut s’en tirer sans aucune condamnation, si les preuves de sa culpabilité sont insuffisantes, ce qui peut être le cas, notamment car le viol se fait souvent sans témoin direct de la scène et qu’il peut y avoir insuffisamment de preuves matérielles. Cela ne veut pour autant pas dire qu’il est innocent. Sans parler des délais de prescription, qui ont par exemple pour le moment permis à PPDA d’échapper à la justice, alors que des dizaines de femmes l’ont accusé de viols.
La présomption d’innocence est un concept qui est utilisé abusivement. Dans le respect de ce principe, nous pouvons lancer un débat politique et moral sur les agissements d’un acteur de renommée internationale, un homme politique, n’importe qui. Nous pouvons mettre en lumière les accusations dont ils sont l’objet et rappeler dans quel système leurs agissements présumés s’inscrivent – le patriarcat, qui donne aux hommes un pouvoir sur le corps des femmes. Connaissant l’existence de ce système, qui imprègne notre société et nos institutions, nous ne pouvons pas suspendre notre jugement à celui de la police et de la justice dont les chiffres – et les exemples autour de nous – montrent qu’il est encore trop limité, voire favorable aux agresseurs. Nous devons travailler collectivement à le changer mais, en attendant, soutenir les victimes et faire tomber les puissants présumés coupables de leur piédestal.
Nicolas Framont
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