La hausse des prix de l’électricité en France est décrite par nos dirigeants comme un dommage collatéral de la guerre en Ukraine. Moins bien se chauffer et payer ses factures plus cher, ce serait même de la solidarité envers les Ukrainiens, comme l’affirmait l’acteur Jean-Pierre Rouve qui déclarait que pour agir dans ce conflit du côté des victimes, “si cet hiver on doit baisser le chauffage d’un degré, c’est pas très grave”. Or, si la guerre a bien des effets sur nos factures, ce n’est pas elle qui est responsable de la situation. Le démantèlement du monopole public sur l’électricité, un héritage du Conseil National de la Résistance : voilà ce qui nous met en grande difficulté. Enquête sur la façon dont, sciemment, les gouvernements successifs ont créé la hausse des prix de l’électricité.
Les 26 et 27 décembre 1999, deux tempêtes traversent l’ensemble de la France et de l’Europe Occidentale. Répondant aux noms de Lothar et Martin, elles ont déchaîné des vents frôlant les 200 km/h et commis de très importants dégâts, ainsi que des dizaines de morts. Sur le plan matériel, une grande partie du réseau électrique est détruite : les lignes à haute tension sont balayées par les rafales. En 48h, plusieurs millions de foyers et d’entreprises sont privés d’électricité. Débute alors une opération d’ampleur pour rétablir le courant : des milliers d’agents de l’entreprise publique EDF sont déployés. Pour Jean-Charles Malochet, technicien basé à Bourges, la situation était “incroyable” : « Incroyable parce qu’on s’est retrouvés dépassés. On avait beau dépanner, il y avait toujours des pannes derrière, derrière et derrière ». Vingt ans plus tard, il raconte avec une fierté certaine au journal Le Berry Républicain : « on a commencé notre semaine de folie par une nuit blanche et on a enchaîné par des journées de 7 heures à minuit. On ne s’arrêtait quasiment pas car on ne pensait qu’à une chose : remettre l’électricité partout et par tous les moyens. À Bannay, j’ai même vu un collègue craquer, fondre en larmes, en haut d’un poteau. C’était dur. C’était la guerre. Et on a fini par la gagner. »
La fin du service public de l’électricité : un pari hasardeux
L’homme conclut : « là on se rend compte de l’utilité et du sens même de notre travail et on ne peut pas s’empêcher d’y penser même si aujourd’hui cela a bien changé ». Depuis, Jean-Charles Malochet et ses homologues ne travaillent plus pour l’entreprise publique EDF mais pour Enedis, qui est une filiale d’EDF chargée de l’entretien du réseau électrique français, et théoriquement séparée de l’ancienne entreprise publique. “Enedis” qui signifie… rien du tout. Quand EDF veut dire “Electricité de France”, ce qui a le mérite de la clarté, Enedis n’est pas un acronyme et ne fait référence à rien de précis. Ce ne fut pas toujours le cas : à sa création en 2008, cette entité juridique se nommait ERDF pour “Electricité réseau distribution France”. Mais en 2016, la Commission de Régulation de l’Énergie, l’instance chargée de mettre en place la concurrence dans la distribution de gaz et d’électricité en France, « a mis en demeure ERDF d’en changer afin de mieux distinguer le distributeur ERDF, en quasi-monopole avec une mission de service public, des fournisseurs d’électricité (EDF, Engie, Direct Energie…), en concurrence depuis la libération des prix de l’électricité en juillet 2007. Et surtout du premier d’entre eux, EDF ». Plutôt qu’un nom explicite qui menacerait la “concurrence libre et non faussée”, projet phare de l’Union Européenne depuis les années 1970, mieux vaut un nom qui ne veut rien dire !
En 1999, au moment où Jean-Charles Malochet et ses collègues rétablissent le courant dans tout le département du Cher, imités par leurs homologues dans l’ensemble du territoire métropolitain, les choses étaient nettement plus simples : EDF était une entreprise publique chargée de la production d’électricité, de l’entretien du réseau d’acheminement et de la vente de cette énergie. Elle avait le monopole de ces différentes missions, et la force de frappe nécessaire pour relever un défi aussi grand que le rétablissement du réseau après une tempête violente et inattendue.
Mais qu’importent les faits : depuis plusieurs décennies, la construction européenne se faisait entièrement autour d’un dogme nouveau qui avait eu le temps d’infuser dans la pensée de la bourgeoisie et de ses relais : l’instauration de la concurrence, dans tous les secteurs, aurait toutes les vertus. Et si ça ne marche pas, c’est parce qu’on n’est pas allé assez loin. Alors qu’en 1946, la nationalisation et l’établissement d’un monopole public sur la distribution d’énergie faisait l’objet d’un consensus politique fort, issu du programme clandestin du Conseil National pour la Résistance, l’établissement à marche forcée de la concurrence s’est fait sans accrocs à l’aube des années 2000. En 2003, une directive européenne sur le marché de l’électricité ouvre le bal. Ce texte annonce les objectifs suivants : « Les libertés que le traité garantit aux citoyens européens – libre circulation des marchandises, libre prestation de services et liberté d’établissement – ne peuvent être effectives que dans un marché entièrement ouvert qui permet à tous les consommateurs de choisir librement leur fournisseur et à tous les fournisseurs de délivrer librement leurs produits à leurs clients. ». Pour cela, « l’accès au réseau doit être non discriminatoire, transparent et disponible au juste prix ».
Cet objectif s’est concrétisé par la séparation entre les activités de distribution, de production et de commercialisation, afin que des nouvelles entreprises d’électricité puissent se lancer dans le jeu. Mais à l’approche des années 2010, les concurrents de l’ex-entreprise publique ont protesté : en raison du parc nucléaire français, payé par le contribuable français et désormais amorti, EDF reste l’entreprise la plus compétitive. Impossible donc d’instaurer la concurrence. L’idéologie face aux faits n’avait pas dit son dernier mot : en 2010, la loi NOME instaure le principe de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (Arenh) qui oblige EDF à vendre à prix coûtant à ses concurrents un quart de sa production. Le fournisseur d’énergie est contraint de céder une grosse quantité de son électricité nucléaire à sa propre concurrence à un tarif régulé s’élevant depuis le 11 mars 2022 à 46,20 euros par mégawattheure, un prix cassé par rapport au marché, où le mégawattheure s’échangeait le 22 août à plus de 600 euros. Cette aberration économique doit s’accompagner d’engagement de la part des fournisseurs alternatifs : par exemple, répercuter ce bon deal sur les prix offerts à leurs consommateurs, et surtout investir enfin dans la production d’énergie… ce qu’ils ne font pas, et ce qui explique en grande partie le manque de capacité énergétique que connaît le pays actuellement : « les concurrents [d’EDF] sont simplement des traders qui achètent et vendent leur électricité sans installer de la puissance de production qui aurait fait d’eux de vrais acteurs du marché », expliquait le secrétaire général de la branche Énergie du syndicat Force Ouvrière, Alain André, à franceinfo en août 2022.
A l’automne 2022, le gouvernement en est à communiquer sur la possibilité de coupure d’électricité en raison de ce manque de production énergétique : ce que les agents d’EDF comme Jean-Charles sont parvenus à juguler, en pleine tempête, grâce à la force d’une entreprise publique bien commun des citoyens, l’application bête de l’objectif d’ouverture de la concurrence risque bien de le provoquer.
Une ouverture à la concurrence qui permet à des fournisseurs alternatifs de se gaver… sans produire
Au profit de qui ce patrimoine commun, légué par nos parents et nos grands-parents, a-t-il été ainsi dépecé ? Entre 2007, date de l’ouverture à la concurrence de l’électricité pour les particuliers, et 2019, le nombre de fournisseurs dit “alternatifs” est passé de 18 à 42. Le bon plan a attiré nombre d’entreprises désireuses de se lancer dans ce jeu pipé en leur faveur : le groupe Leclerc, le pétrolier ENI, le gazier Butagaz, des fournisseurs locaux et même… Engie, anciennement Gaz de France – entreprise créée en même temps qu’EDF et gérée de façon commune. Mais c’était avant l’avènement du nouveau monde plein de promesses conçu pour nous à Paris et Bruxelles. Pour essayer d’exister face à une entreprise publique qui a fait ses preuves pendant 60 ans, ces nouveaux acteurs ont rivalisé d’imagination. Certains, comme Enercoop, jouent la carte de l’énergie renouvelable, en vendant à leurs clients l’assurance d’être fournis via de l’électricité produite par de l’énergie solaire ou éolienne.
L’un de ces nouveaux concurrents, sur les starting-block en 2007, est Direct Énergie. Cette entreprise a été fondée par deux diplômés de l’École Polytechnique, vénérable institution qui a érigé la reproduction sociale bourgeoise en art de vivre, puisqu’une étude a montré que l’on a 296 fois plus de chance de réussir le concours d’entrée si son papa est un ancien élève. Portés aux nues par la presse économique, décrits comme de véritables David du secteur privé contre le Goliath public qu’est EDF, Fabien Choné et Xavier Caïtucoli ont dirigé cette entreprise avant son rachat par le groupe Total Énergies en 2018. Entre 2007 et 2018, ils ont mené une stratégie agressive :
- Avoir un sens aigu de la communication : les deux compères ont multiplié les partenariats avec des sportifs et ont joué la carte du matraquage publicitaire pour leurs offres compétitives
- Jouer avec la loi et influencer sa modification, si besoin : jusqu’en 2010, les fournisseurs privés devaient fabriquer leur propre électricité (logique, quand on y pense) ; à partir de cette date, ils ont pu bénéficier de l’électricité produite par EDF à prix bradé, comme nous venons de l’expliquer. Régulièrement, ils font pression sur la Commission de régulation de l’énergie pour obtenir davantage de cette production bradée, au nom de la sacro-sainte concurrence. Dans les portraits – dithyrambiques – qui sont faits à leur sujet, les fondateurs de Direct Énergie évoquent le budget consacré à leurs avocats pour attaquer les pouvoirs publics et EDF.
- Savoir contourner la loi pour “forcer” le marché, comme l’ont fait les Leclerc. Direct Énergie, devenu Total Direct Énergie, continue d’être épinglé par les associations de consommateurs, la presse et le Médiateur National de l’Énergie (MNE, instance chargée de surveiller le gros bazar du marché électrique) pour les nombreux litiges qui la concerne : « Au-dessus du lot, on retrouve entre autres le démarchage abusif (…). Le MNE pointe également du doigt des erreurs de facturation, des pratiques commerciales douteuses et des résiliations de clients qui n’ont pas été expliquées. » Direct Énergie n’est pas le seul fournisseur d’énergie à agir de la sorte, loin de là. Même les fournisseurs historiques, EDF et Engie, agissent ainsi dans le cadre de leur conversion forcée à la concurrence.
Désormais, grâce à la rampe de lancement offerte par les deux fondateurs de Direct Énergie, l’immense groupe Total s’est lancé dans le jeu ouvert par l’Union Européenne et déployé avec enthousiasme par les gouvernements français successifs, qu’ils soient de droite, “socialistes” ou macronistes.
L’échec de l’ouverture à la concurrence est sous nos yeux… mais rien n’est fait
La croyance affichée par les partisans de ce processus était le bien-être du consommateur : la concurrence allait baisser les prix, c’était une certitude mathématique. La directive européenne précédemment citée vantait « les avantages considérables qui peuvent découler du marché intérieur de l’électricité, en termes de gains d’efficacité, de baisses de prix, d’amélioration de la qualité du service et d’accroissement de la compétitivité ».
Bilan des promesses, vingt ans plus tard ? Le contexte international (l’invasion d’Ukraine par la Russie et les sanctions européennes qui ont suivi) a renchéri le coût du gaz et les tensions dans la production nucléaire en France celui de l’électricité : les prix de l’énergie ont drastiquement augmenté dans tous les pays européens durant l’année 2022, faisant plonger les revenus réels des citoyens, amputés par cette inflation galopante et inarrêtable. Car en effet, cette hausse n’est pas uniquement liée à des paramètres matériels, concrets, comme nombre de médias et de politiques nous le répètent constamment depuis le printemps 2022. Elle dépend principalement de l’emballement spéculatif permis par la constitution du sublime “marché intérieur” européen de l’énergie, où le prix de l’électricité est indexé sur celui du gaz, comme l’expliquait l’économiste Guillaume Etiévant dans nos colonnes : « En ouvrant la concurrence aux intervenants privés (TotalEnergies notamment), qui s’approvisionnent en électricité sur le marché de gros européen, EDF a également dû modifier ses tarifs, qui prennent depuis en compte les prix du marché de gros européen. Sur ce marché, le prix de l’électricité s’ajuste sur le prix du dernier kilowattheure produit. Le gaz est le dernier recours, utilisé en cas de forte demande, quand on a épuisé les ressources tirées des éoliennes, des barrages et du nucléaire. Donc en période de forte consommation d’électricité, comme depuis l’année dernière avec la reprise économique, le prix du gaz a un impact important sur le prix de l’électricité aux consommateurs. »
Et il n’est plus possible pour un État et ses citoyens de limiter les tarifs pratiqués par les fournisseurs d’énergie : ce serait une atteinte à la concurrence. Aussi, face aux dégâts de cette première dépossession – celle de notre patrimoine public – s’est ajoutée une seconde dépossession : celle de nos impôts. Plutôt que de contraindre les fournisseurs d’énergie, qui se sont bien gavés et n’ont rien produit, de passer à la caisse, les États européens ont pour la plupart choisi… de les subventionner. Ainsi, en France, le gouvernement a déjà dépensé 24 milliards d’euros, en une seule année, pour faire en sorte de limiter la hausse des tarifs pratiqués par les fournisseurs : mais à la fin, c’est bien nous qui payons, via nos impôts, pour ne pas payer trop cher nos factures d’électricité et de gaz. Le gouvernement envisage désormais de prendre en charge une partie des factures d’électricité des entreprises privées…
En décembre, Total Énergies va distribuer à ses actionnaires un dividende exceptionnel de 2,6 milliards d’euros de dividendes et aura dans l’année racheté 7 milliards d’euros d’actions, une décision motivée par l’excellente santé financière du groupe… qui aura donc bénéficié de l’argent public pour pouvoir continuer à pratiquer ses prix élevés, dans le respect de la concurrence européenne.
La hausse des prix que nous vivons a été engendrée par une série de décisions assumées. Ces décisions s’inscrivent dans un cadre européen, mais il est clair que nos gouvernements bien de chez nous ont choisi de les prendre avec zèle. L’Espagne et le Portugal ont quant à eux obtenu une dérogation aux règles européennes : le prix de l’électricité n’est plus lié à celui du gaz. Qu’en sera-t-il de la France et des autres pays de l’UE ? Quand acceptera-t-on de considérer que la concurrence est une mauvaise politique, qui conduit à tout renchérir et compliquer ?
Nicolas Framont
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