Le scandale des « Panama papers » révèle une fois de plus l’ampleur de l’évasion fiscale dans tous les milieux. Il s’agit donc d’une véritable pratique chez les gens qui ont du capital, pratique encouragée par leurs conseillers et leurs banques privées.
Mais cela ne doit pas cacher le scandale bien plus grand dont l’évasion fiscale fait partie : l’impôt est en train de devenir complètement injuste. Il joue de moins en moins son rôle de redistribution du haut vers le bas car il taxe PLUS les petits revenus que les hauts revenus : l’impôt sur le revenu est injuste car il taxe les revenus du travail et il est régressif (plus on gagne moins on paie), la TVA est injuste car elle taxe la consommation de tous et les impôts sur les entreprises sont injustes car les entreprises du CAC 40 sont taxées en moyenne à 8 % contre 28 % pour les PME. L’impôt est devenu un outil de plus de la domination de ceux qui détiennent le capital avec la bénédiction de la classe politique (« Ça suffit ! Trop d’impôt, selon la vieille formule, tue l’impôt et tue surtout la compétitivité de notre pays », Manuel Valls sur TF1 le 11 mai 2014).
Les responsables politiques, prompts à faire de la pédagogie pour nous expliquer l’utilité de travailler le dimanche parce que sinon les touristes chinois iront en Angleterre, attisent la haine de l’impôt. Pourquoi souffler sur les braises de la révolte fiscale ? Parce que cette alliance de tous contre l’impôt leur permet de mener une politique de classe visant à réduire l’imposition des plus riches. Car les puissants sont leurs alliés qui leur ont permis d’accéder au pouvoir via le matraquage effectué par leurs groupes de presse. Le personnel politique a donc le bon goût de leur rendre la pareille. Les gouvernements de droite comme de gauche mènent en conséquence une politique fiscale en faveur des plus riches.
1. Les riches paient moins d’impôts que les revenus faibles et moyens
Dans l’ensemble, l’imposition réelle globale est devenue régressive (légèrement progressive pour les personnes aisées et nettement régressive pour les très-riches). Aujourd’hui les très-riches (1 % de la population, plus hauts revenus de plus de 14 000 euros bruts/mois) ont moins de prélèvements obligatoires que les classes populaires (50 % de la population, plus bas revenus de 1 000 à 2 200 euros bruts/mois). Si vous êtes parmi cette moitié de la population, vous êtes globalement imposé à 45 % de vos ressources. Les ultra-riches (0,1 %) sont imposés à 35 %. Liliane Bettencourt est imposée à 14 %.
À cet état de fait plusieurs raisons :
L’imposition qui rapporte le plus à l’État est foncièrement injuste : la TVA. Celle-ci a rapporté 144,4 milliards d’euros en 2013 quand l’impôt sur le revenu a rapporté 68,6 milliards. On parle toujours de l’impôt sur le revenu alors qu’il est relativement symbolique (dans les recettes de l’État, pas dans nos portefeuilles). Or la TVA est injuste car régressive : c’est un impôt sur la consommation qui, pour un salarié modeste, représente 12 % des dépenses, alors que quand on a de hauts revenus, elle n’en représente plus que 6 %.
L’impôt sur le revenu est s’en prend de moins en moins aux très hauts revenus. Le « taux marginal d’imposition » (taux maximal d’imposition sur les tranches de revenus les plus élevées) est passé de 65 % en 1986 à 45 % aujourd’hui.
Les impôts locaux révèlent aussi des injustices : depuis 2003, l’État délègue de nouvelles compétences aux collectivités locales qui sont donc dans l’obligation de se financer pour les mettre en œuvre. La fiscalité se déplace de fait vers les prélèvements locaux, sans pour autant faire baisser les prélèvements nationaux. Le montant total des cotisations de la taxe foncière a augmenté de 22 % entre 2005 et 2010. Or la taxe foncière dépend d’où l’on vit : les villes où elle est le moins élevée sont celles de l’ouest de l’agglomération parisienne (Neuilly-sur-Seine, Courbevoie, Boulogne-Billancourt, Versailles, Nanterre, Paris), là où sont situés les sièges des grandes entreprises et là où vivent les quelques très-riches français qui n’ont pas déménagé à Bruxelles ou à Londres.
Le patrimoine (possessions accumulées) est faiblement taxé. L’impôt de solidarité sur la fortune, avec lequel nous font tant pleurer ceux qui en sont redevables, ne représente que 4,4 milliards de recettes en 2013. Et s’il touche parfois des personnes qui ont reçu en héritage une fermette sur l’île de Ré dont la valeur a explosé, l’administration fiscale est là pour veiller au bien-fondé de l’imposition. L’impôt sur la fortune a pour but de taxer avant tout à ceux qui confisquent le patrimoine français : en 2010, les 10 % les plus riches possédaient 48 % du patrimoine alors que les 80 % les moins riches en possédaient 35 % (inégalement répartis évidemment).
Donc le patrimoine issu du passé gonfle toujours plus dans les mains d’une minorité qui, en plus, s’affranchit des droits de succession : on peut donner à ses enfants ou petits-enfants 100 000 euros par parent et par enfant tous les 15 ans sans s’acquitter de ces droits. Un beau pactole pour les petits Philothée et Théophile si l’on s’y prend tôt !
2. L’évitement et la fraude ne sont pas des cas isolés
Il faut bien distinguer les procédés légaux d’ « optimisation fiscale » des procédés illégaux de fraude. Mais le cumul des deux représente un énorme manque à gagner pour les recettes fiscales.
Les procédés légaux proviennent des politiques mises en place pour orienter les investissements privés et pour épargner les plus riches. Si vous avez déjà feuilleté L’Express dans la salle d’attente de votre médecin, vous avez pu lire ce genre d’article : « Les ménages fortunés cumulent les parades pour esquiver impôts et taxes. Quels sont les ingénieux dispositifs qui peuvent vous permettre à vous aussi d’amoindrir votre facture fiscale ? Voici leurs 6 principaux secrets. » On y apprend qu’il ne faut pas trop bricoler sa voiture de collection, s’affranchir des droits de succession avec la transmission transgénérationnelle, et autres trucs et astuces. Oh bien sûr, les riches n’ont pas que des hebdomadaires à consulter pour « optimiser » leur imposition. Ils ont des conseillers en patrimoine et des banquiers privés qui leur dénichent des solutions pour faire baisser la facture.
Par exemple les niches fiscales, conçues initialement pour orienter l’investissement vers certains domaines, sont aujourd’hui devenues synonymes d’exonérations qui n’ont aucune raison d’être, suite à la pression exercée par les très-riches. Selon un rapport de l’Inspection générale des Finances, en 2008, environ 200 niches fiscales correspondaient à un manque à gagner de 39 milliards d’euros par an pour l’État. Aujourd’hui, ce seraient plus de 50 milliards de recettes qui nous échappent quand les intérêts de la dette publique ont coûté au pays 45 milliards d’euros en 2013.
La domiciliation dans les « paradis fiscaux » est aussi une pratique courante des grandes entreprises, pratique légale dans la mesure où les bénéfices sont taxés là où l’activité est réalisée. LVMH, le groupe de Bernard Arnault détient 420 sociétés dont 140 sont localisées dans des paradis fiscaux. Cette pratique s’appelle l’ « évasion fiscale ». Remarquez les connotations : on “s’évade” d’une prison (ici) pour aller vers un « paradis fiscal » qui s’oppose à l’enfer de la France où l’on paie encore un peu d’impôts !
Certaines multinationales et certains particuliers qui ont leur fortune pour nation franchissent les bornes de la législation fiscale et se retrouvent en situation de fraude. L’administration fiscale française tente actuellement un redressement fiscal sur Google qui devrait entre 500 millions et 1 milliard d’euros à l’État, davantage que le produit de la taxe à 75 %.
Car les plus riches et les puissants en général, grandes entreprises, milliardaires, personnel politique, s’excluent des règles qu’ils édictent ou font édicter aux gouvernements. Ces règles ne sont pas pour eux. On a vu un ministre délégué au Budget, Jérôme Cahuzac, posséder un compte en Suisse non déclaré. Mais il est loin d’être le seul. Et la plupart ne se contentent pas d’un compte en Suisse. Il y a tout un arsenal de l’évasion fiscale, des experts, des banques privées, banques d’affaires qui gèrent des portefeuilles avec de nombreuses valeurs dans les paradis fiscaux. Ces sommes cachées au fisc vont gonfler des patrimoines juteux mis à l’ombre.
Une enquête internationale de journalistes d’investigation, Offshore leaks, a révélé que la fraude n’était pas un problème individuel mais une fuite massive qui représente un manque à gagner de 60 à 80 milliards d’euros par an pour la France, au bas mot. Le déficit du budget de l’État français en 2013 était de 69,2 milliards d’euros. Le calcul est simple : faire déjà respecter la loi actuelle permettrait à la France de ne plus continuer à s’endetter chaque année !
Sauf que les magistrats chargés d’enquêter sur la fraude fiscale ont toujours moins de moyens. Et les fraudeurs pris ont droit à une négociation avec l’administration fiscale. Pourtant, en voilà une activité qui pourrait être juteuse ! Médias et hommes politiques préfèrent bien souvent « lutter contre les fraudes sociales » commises par les « assistés ». Elles représentent 20 milliards d’euros par an dont 16 milliards de cotisations patronales manquantes (travail au noir principalement). Qui coûte le plus cher : les “assistés” ou les privilégiés ?
3. L’impôt en France n’est pas « confiscatoire »
On nous dit toujours que la France est le pays de l’impôt comme l’Italie est celui de la pizza, que la pression fiscale est bien plus forte qu’ailleurs, ce qui justifie de s’installer en Belgique, en Suisse, en Angleterre ou en Russie. Qu’en est-il en réalité ? L’impôt en France représentait, en 2012, 47 % du PIB (les richesses créées en une année). Au Danemark, le taux global est de 49 %, en Allemagne de 40,4 % et la moyenne de la zone euro est de 41,7 %. La France a donc un taux d’imposition relativement élevé mais pas complètement différent de celui de ses voisins européens. Et surtout l’Hexagone se distingue par la part des cotisations sociales dans les prélèvements obligatoires : 17 % contre 14,7 % en moyenne dans la zone euro. Donc l’imposition importante en France sert à financer notre système de protection sociale : l’impôt n’est pas confiscatoire, il est à la mesure de la qualité de notre système de santé, de chômage, de retraite.
4. L’impôt n’est pas néfaste pour l’économie
Les économistes qui se mettent au service des grandes fortunes inventent des théories pour expliquer que « trop d’impôt tue l’impôt ». La « courbe de Laffer » par exemple démontre sans preuve aucune que l’activité économique diminue quand il y a un fort taux d’imposition. Selon Laffer, les riches ne prennent pas la peine d’investir s’ils doivent reverser une grande partie de leurs gains. Le « trickle down » (théorie du ruissellement), lui, prouve que l’argent des riches serait réinvesti dans l’économie par le biais de leur consommation et de leurs investissements. Bah oui, c’est pour ça qu’il faut les garder chez nous et ouvrir encore plus de magasins de luxe qui prolifèrent pourtant déjà comme des champignons dans des vestiaires ! En 2013, les ventes dans le secteur du luxe ont augenté de 19,4 % en France. Drôle de crise ! Ce sont des théories sans fondement. Des impôts bien utilisés sont investis en partie dans des infrastructures qui permettent à leur tour le développement économique. Alors que la confiscation des richesses par une minorité ne conduit qu’à un appauvrissement d’une immense majorité de la population et non au « ruissellement » des richesses.
Nous en voulons pour preuve que les pays du nord de l’Europe où le taux d’imposition est fort (Danemark ou Suède) sont dits plus « développés » économiquement que ceux du sud ou de l’est où le taux est faible (Roumanie, Bulgarie).
Quant à la « compétitivité » de la France au niveau international, elle est déjà très importante. Comme dans toute l’Europe, l’imposition sur les multinationales fond comme neige au soleil, ce qu’on appelle le dumping fiscal : les entreprises mettent les États en concurrence. En réalité l’impôt sur les entreprises se concentre sur les petites et moyennes entreprises : les entreprises du CAC 40 sont taxées à 8 % en moyenne contre 28 % pour les PME. On nous dit qu’il ne faut pas « décourager les investisseurs » alors que ce sont les travailleurs et non les grands investisseurs qui sont chaque jour découragés.
L’impôt tel qu’il existe actuellement est injuste. On est donc tenté de le rejeter en bloc. Mais il est injuste uniquement pour les revenus faibles et moyens qui paient davantage que les très-riches qui ont bénéficié d’une désimposition généralisée depuis les années 1980. On est en train de revenir à une fiscalité d’Ancien Régime, d’avant la Révolution : l’impôt repose sur les ménages, c’est-à-dire les travailleurs, davantage que sur les propriétaires. Le sens de l’impôt a été inversé : c’est maintenant un outil d’accroissement des inégalités, frappant ceux qui ne peuvent pas s’en défendre.
Alors qu’il faudrait au contraire le blinder car les inégalités se creusent avant même son intervention : ce que rapporte le patrimoine (profits, dividendes, intérêts, loyers) ainsi que les rémunérations exponentielles du secteur de la finance augmentent nettement plus rapidement (6-7 % par an) que les revenus du travail qui sont la seule ressource d’une large majorité de la population.