Le 6 décembre dernier, la youtubeuse Tatiana Ventose, principalement connue pour sa chaîne “le Fil d’Actu”, a publié une longue vidéo intitulée “Pourquoi j’ai quitté la gauche (et ce que j’ai retrouvé)”, dans laquelle elle tient des propos très durs sur les différents groupes politiques dans lesquels elle a milité (l’ancien parti de Jean-Luc Mélenchon, le Parti de gauche, puis le collectif de youtubeurs et youtubeuses “On Vaut Mieux que ça”, crée lors du mouvement social contre la Loi Travail). Elle accuse la gauche qui, en s’appropriant les luttes antiracistes, féministes et autres questions sociétales, aurait tourné le dos à son histoire et à la question sociale, au profit de combats particularistes et “nombrilistes”. Elle oppose le “bon sens antiraciste” à la conscience des “vrais gens”, et se désole de l’ignorance des nouveaux militants, elle qui s’inscrirait dans la vraie tradition socialiste.
Sans donner une importance démesurée à l’audience de cette youtubeuse (186 000 vues quand même, au moment où cet article est écrit), ce discours – qui condamne l’intersectionnalité (c’est-à-dire le fait d’analyser comment des dominations de plusieurs types – économiques, raciales, sexuelles – peuvent être subies simultanément) en l’assimilant, au choix, à de l”islamogauchisme”, de “l’indigénisme” ou de ‘l”identitarisme”, susceptibles de faire fuir les “classes populaires”, semble incarner quelque chose de très présent à gauche. On le retrouve chez une partie des militants qui se revendiquent du “populisme de gauche”, de la pensée du philosophe Jean-Claude Michéa, ou encore chez une partie de ceux qui ont récemment quitté La France Insoumise (comme Djordje Kuzmanovic, et bien d’autres). Voire même chez des anciens de l’UNEF, comme ce militant, Paul Melun, qui écrit désormais dans le FigaroVox (rubrique “idées” du Figaro). Dans ce texte, il regrette qu’on lui ait demandé “d’organiser des réunions non mixtes” et des “temps de parole équivalent”, alors qu’il s’était engagé par “passion jauressienne ». Dans tous ces discours, il y aurait des “questions sociétales” (l’antiracisme, le féminisme, les luttes LGBT+ etc.) qui se seraient imposées en lieu et place de “la question sociale”.
Pourtant, en affirmant que les problématiques intersectionnelles seraient des problématiques nouvelles, particularistes et importées des Etats-Unis, en décalage avec les luttes historiques du mouvement ouvrier, les ignorants ne sont pas forcément là où on prétend qu’ils sont. Et si, au contraire, le mouvement ouvrier et socialiste avait toujours pris en considération les oppressions racistes et sexistes ? S’il avait, depuis ses origines, réfléchi à leurs superpositions, à leurs accumulations, à leurs interactions ? Et s’il en avait conclu que c’est bien aux opprimés de parler de leurs oppressions et de lutter contre elles ? Bref, et s’il n’y avait jamais eu de séparations entre questions sociétales et question sociale, qui n’avaient toujours fait qu’une ?
Le mouvement ouvrier a toujours été anticolonialiste et antiraciste
Le mouvement socialiste est, dès ses origines, anticolonialiste, car il perçoit bien que l’impérialisme, et donc l’idéologie raciste qui vient le justifier, est une nécessité du capitalisme. Dans son ouvrage condamnant avec virulence le “social-chauvinisme”, L’Impérialisme, Stade Suprême du Capitalisme, Lénine, dès 1916, ne dit pas autre chose. Loin de penser la classe ouvrière comme une catégorie pleinement homogène, il y évoque déjà les différences de traitement entre ouvriers nationaux et ouvriers immigrés : “Aux Etats-Unis, les immigrants de l’Europe orientale et méridionale occupent les emplois les plus mal payés, tandis que les ouvriers américains fournissent la proportion la plus forte de contremaîtres et d’ouvriers exécutant les travaux les mieux rétribués. L’impérialisme tend à créer, également parmi les ouvriers, des catégories privilégiées et à les détacher de la grande masse du prolétariat”.
Ce n’est pas la gauche qui aurait trouvé “chez les immigrés un nouveau prolétariat”, mais bien le capitalisme, du fait de sa nécessité impérialiste qui tend à les exploiter spécifiquement. Cette analyse du colonialisme comme une nécessité du capitalisme a d’ailleurs été poursuivie par nombre de mouvements socialistes de libération en Afrique (Lumumba), en Asie (Hô Chi Minh) et en Amérique Latine (le castrisme, théologie de libération).
En France, Aimé Césaire, communiste et co-créateur du concept de “Négritude”, pense lui aussi les interactions entre oppression capitaliste et oppression raciste et coloniale. Dans son Discours sur le colonialisme (1950), il entreprend de “révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXeme siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore” Et ajoute : “Au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler ce n’est pas le crime en soi (…) c’est le crime contre l’homme blanc, (…) et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.”
L’interprétation du colonialisme par Aimé Césaire n’est évidemment pas essentialiste, mais bien marxiste : ce n’est pas parce que l’Europe blanche est blanche qu’elle est raciste, c’est parce qu’elle est capitaliste et bourgeoise (“C’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est “propagée”). Quand les opprimés parlent des oppressions qu’ils subissent et décident de s’en emparer, une partie de “la gauche républicaine” leur fait le reproche de s’éloigner de “l’universalisme” et d’être les “nouveaux racistes”. Le reproche n’est guère nouveau et est loin d’être imparable : “Je vois bien que certains, hantés par le noble idéal de l’universel, répugnent à ce qui peut appraître sinon comme une prison ou un ghetto du moins comme une limitation. (…) L’universel, oui. Mais il y a belle lurette que Hegel nous en a montré le chemin : l’universel, bien sûr, mais non pas par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité”.
Aussi, tout le procès fait à la gauche de s’être mis à parler de “racisé.e.s” en tournant le dos à ses supposés fondamentaux part sur de mauvaises bases historiques, ignorant le fait que ce vocabulaire peut être vu comme une extension du concept de Négritude d’Aimé Césaire, qu’il définit, non pas comme une caractéristique biologique ou raciale, mais bien comme une somme d’expériences vécues à travers le temps. La négritude comme le fait de parler de “racisés” n’est donc pas une affirmation raciste, mais bien la compréhension des legs, des effets et des persistances structurelles d’une histoire où une partie de l’humanité a été assignée à des stéréotypes raciaux.
Les luttes spécifiques sont nombreuses dans l’histoire du mouvement ouvrier, sans séparation entre question sociale et questions sociétales
Pourquoi citer aussi longuement Aimé Césaire? Parce qu’ en tant qu’intellectuel communiste, il réalise, dès 1950, deux opérations que l’on reproche à une partie de la gauche radicale aujourd’hui : lier le combat anticapitaliste au combat antiraciste, et penser le racisme comme une structure historique qui produit des effets qui perdurent encore aujourd’hui. Nul doute qu’Aimé Césaire serait vu aujourd’hui comme “un racialiste” ou un “indigéniste” susceptible de faire “s’enfuir les classes populaires”, aux yeux de Tatiana Ventôse et de la gauche dite “universaliste”.
La France connaît de nombreux exemples où les ouvriers immigrés se sont organisés par eux-mêmes pour faire valoir leurs droits : les grèves des ouvriers maghrébins des usines Penaroyya (producteur de plomb) en 1971-1972, la “grève générale” contre le racisme à Marseille lancée par le Mouvement des Travailleurs Arabes en 1973, la grève des mineurs marocains du Nord-Pas-de-Calais en 1987…
Si ces luttes spécifiques ont été nécessaires c’est parce que, pour des raisons historiques et structurelles, la société capitaliste ne traite pas de la même manière les ouvriers immigrés et les ouvriers nationaux. Elle fait subir aux premiers l’oppression supplémentaire du racisme : cadres de travail encore plus dangereux, exclusion de nombreux droits… De ce point de vue la situation n’a guère changé aujourd’hui, en témoigne, par exemples, leur sur-représentation dans les emplois les plus précarisés et les plus difficiles : coursiers à vélos, ouvriers du bâtiment, ouvriers agricoles détachés, prostitution…
Aux Etats-Unis, certaines luttes ouvrières passèrent aussi par des actions en “non-mixité” qui feraient bondir les bons républicains. En 1968, le Dodge Revolutionnary Union Movement a été créé pour rassembler les ouvriers noirs des usines Dodge à Detroit, épicentre du mouvement ouvrier nord-américain. Ces ouvriers en étaient arrivés à la conclusion qu’ils devaient s’organiser entre ouvriers noirs. Howard Zinn, historien marxiste et auteur d’une “Histoire populaire des Etats-Unis”, a démontré comment ce qui semble être un acte d’éloignement a eu un effet bénéfique sur l’ensemble du mouvement ouvrier local : “Le DRUM a constitué une force et un élan formidables pour les ouvriers noirs. (…) S’il suscita, à court terme, de l’hostilité et des conflits, à long terme il eut un effet positif en rendant des ouvriers blancs plus conscients des besoins des ouvriers noirs, et de la nécessité de donner un salaire égal aux ouvriers noirs et blancs.” Et il ajoute : “Le séparatisme, même s’il n’offre pas la solution pour l’humanité, a très souvent pour fonction, au moins temporaire, de rendre dignité et estime de soi à des gens qui ont jusque-là été ignorés. » (Le pouvoir des oubliés de l’Histoire, entretien avec Howard Zinn, p. 156).
Parce qu’anti-impérialiste, le mouvement ouvrier s’est très tôt saisi des questions coloniales et racistes, et les luttes de libération ont été imprégnées du socialisme. Ces séquences n’ont pas mis de côté une question sociale en investissant des « questions sociétales », elles ont complété la première en prenant en compte des aspects de la domination laissée de côté. Le mouvement ouvrier a pensé et fait apparaître les liens entre l’oppression bourgeoise et le racisme. Dans le même temps, sous l’impulsion des militantes socialistes, il a entrepris la même opération concernant les femmes, doublement exploitées, au travail mais aussi au sein de leur foyer.
Le mouvement ouvrier est féministe depuis ses origines
“Dans la famille, l’homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat”, disait Friedrich Engels dans “l’Origine de la famille, de la propriété et de l’Etat”. L’idée selon laquelle le féminisme se serait construit en marge ou aurait succédé au mouvement ouvrier est répandue mais erronée. Il en a toujours fait partie intégrante et il n’a pas fallu attendre Nuit Debout pour trouver des “réunions non-mixtes”, le sujet qui rend les sexistes fous. Dès 1907 l’Internationale Socialiste des Femmes est créée comme une organisation sœur de l’Internationale Socialiste. On y évoque la place spécifique des femmes dans la lutte des classes en raison de leur double oppression (capitaliste et patriarcale), et on y expose les revendications féministes. Il ne vient à l’idée de personne, à l’époque, de douter de la logique de cette organisation et de suggérer que ce soit des hommes qui discutent de ces questions. Les “femmes socialistes” s’expriment en tant que prolétaires et en tant que femmes.
Cette dimension féministe du mouvement ouvrier répond directement à l’organisation sexiste du travail capitaliste. En 1905 à Limoges, un mouvement de grève et d’émeute massif est déclenché par les femmes ouvrières contre du harcèlement sexuel et des agressions sexuelles institutionnalisés au sein de l’industrie de la porcelaine. Un puissant contremaître, quasi-directeur des Ateliers Haviland, du nom de leur propriétaire américain, exerce un quasi-droit de cuissage sur les ouvrières, en plus de mener de l’intimidation permanente et d’instaurer une compétition généralisée entre travailleurs et travailleuses. La grève déclenchée par les ouvrières obtient soutien syndical et grèves de solidarité dans toute la région, restée durant tout le 20e siècle un bastion syndical et communiste.
Les réactions perpétuellement outragées des franges réactionnaires des mouvements de gauche d’aujourd’hui, qui tentent de faire croire qu’il s’agirait d’une tendance nouvelle en provenance du “gauchisme universitaire” américain, représentent en cela une importante régression. Les interactions entre les différentes formes d’oppression ont ensuite, en effet, été pensées aux Etats-Unis. Et toujours par des marxistes. Avec en tête, la militante du Black Panther Party et intellectuelle Angela Davis, entre autres, théorisée dans son ouvrage Women, Race & Class.
Ainsi, on constate que beaucoup de celles et ceux qui se revendiquent de “la tradition historique de la gauche” oublient – sûrement volontairement dans un contexte de forte hégémonie des discours réactionnaires – que l’intersectionnalité, c’est-à-dire le fait de penser les interactions entre les différents systèmes d’oppression, même posée en d’autres termes, a toujours été au coeur du mouvement socialiste, puisqu’elle est une continuité directe de la pensée marxiste (historicisation des structures et des faits sociaux, matérialisme historique, libération des opprimés par les opprimés eux-mêmes…)
Des « questions sociétales » à la sauce bourgeoise qui brouillent les pistes
Une des raisons du “malentendu” (en ayant la mauvaise foi de croire qu’il s’agirait bien d’un “malentendu”), provient, peut-être, du fait qu’un certain nombre des tenants de l’intersectionnalité, du moins se présentant comme tels, oublient totalement les questions de classes. On ne compte d’ailleurs plus, malheureusement, les articles, vidéos et conférences qui, malgré un slogan d’affichage “Race, Genre, Classe”, délaissent intégralement le dernier aspect au profit des deux premiers. La question sociale dérange toujours dans les milieux aisés de l’université ou de la politique, alors que des « questions sociétales » traitées en surface permettent un engagement à peu de frais.
La dernière vidéo des youtubeuses Camille et Justine sur la non-mixité est, de ce point de vue, un exemple frappant. Après voir donnés des arguments pertinents sur les bénéfices de la non-mixité, elles constatent la domination des “hommes blancs cis-genre” sur les plateaux de télés, dans les directoires des entreprises, dans la politique… Mais taisent le fait, tout aussi essentiel, qu’ils sont bourgeois, et que la sous-représentation des ouvriers et des employés dans toutes les sphères de pouvoir est une réalité sociale. Ce n’est pas forcément par mauvaise volonté, mais le signe typique d’un “féminisme et antiracisme bourgeois”.
Car il existe bien un “féminisme et un antiracisme bourgeois”, celui qui a conscience des oppressions racistes et sexistes, mais qui occulte la nature du capitalisme qui, pourtant, renforce les deux premières. Ce faisant, il investit des questions « sociétales » pour ne pas avoir à parler de la question sociale et du coup ne traite les premières que très superficiellement. Il faut d’ailleurs assumer que ce féminisme et cet antiracisme bourgeois peuvent, par moments, être utiles dans ces luttes (la lutte contre l’interdiction totale de l’avortement en Pologne, par exemple). Tous les combats féministes et antiracistes ne sont pas parfaitement solubles dans le combat anticapitaliste, ils ont aussi leurs spécificités.
Mais les bourgeois antiracistes et féministes cherchent à rendre ces combats solubles dans le discours néolibéral. Ils ne sont alors pensés que comme des sujets “d’inclusion” et de “représentation” dans les sphères de pouvoir, sans contester la nature même de ces structures de pouvoir. L’objectif est bien plus de parfaire le système libéral en prenant conscience de certains de ses paradoxes – la discrimination qui est un frein à la supposée méritocratie, plutôt qu’à faire apparaître son iniquité fondamentale. Autrement dit, la préoccupation est davantage d’avoir 50% de femmes au CAC 40 que de détruire le CAC 40.
Ramener le féminisme bourgeois et l’antiracisme bourgeois à ce qu’il est, c’est précisément cela que permet l’intersectionnalité : le féminisme de la classe laborieuse n’est pas le même que le féminisme bourgeois. Il n’a pas les mêmes priorités ni les mêmes expériences vécues.
Cela devient très problématique quand la gauche bourgeoise, c’est-à-dire la gauche qui n’est pas de gauche, se sert de ces combats comme points d’appuis pour déverser son mépris de classe et déconsidérer le prolétariat comme raciste, homophobe, antisémite, sexiste… Le mouvement des gilets jaunes a, de ce point de vue, été un cas d’école. Non pas que la classe laborieuse soit parfaitement imperméable à ce type d’idées, mais elle ne l’est ni plus, ni moins que les autres. Plutôt moins, si on considère qu’objectivement les femmes et les “racisés” sont sur-représentés au sein de cette classe (parce qu’ils sont femmes et “racisés”, justement), et si on considère leurs préoccupations majeures et leurs intérêts comparés à ceux de nos médias et de notre classe politique.
A l’inverse, au moins aussi problématique, une autre portion de la bourgeoisie “de gauche”, qui se croit généralement “populiste” grâce à cela, fantasme elle aussi “le peuple” comme une masse grouillante (blanche) et colérique, faite de “bon sens” viril et pas franchement porté sur le droit des femmes, des immigrés et des LGBT. Les fameux “vrais gens”. La ficelle est très grosse : justifier son propre racisme, son propre sexisme et sa propre homophobie, en les faisant passer pour des traits populaires. Ils s’imaginent le “peuple” totalement exaspéré par toute idée antiraciste ou féministe et que cela les éloignerait de la gauche, pour masquer que ce sont eux qui sont exaspérés par les questions antiracistes et féministes et qui, de ce fait, s’éloignent de la gauche. Un même fantasme essentialiste, pour deux formes de mépris de classe.
Rejeter les luttes contre les oppressions spécifiques n’est pas s’inscrire dans l’héritage historique du mouvement social. C’est bien tout le contraire. L’intersectionnalité réhabilite le “d’où parles-tu ?”, qui invitait les bourgeois à se rappeler que leurs idées étaient imbibées de l’histoire et des intérêts de leur camp social. Elle y ajoute l’histoire et les intérêts du patriarcat et celui du racisme. Elle a été complétée, agrémentée, renforcée, mais n’est pas une idée neuve du mouvement socialiste, et encore moins une trahison : elle en découle et en est son cœur depuis ses débuts. Elle est une pensée difficile car elle invite à penser pour soi, mais elle invite aussi certains d’entre nous à penser “contre soi”… et donc à penser dangereusement.
Rob Grams
Image de Une : grève des mineurs marocains du Pas-de-Calais, 1987