Pour justifier le recours au 49.3 et faire passer de force la réforme des retraites, Emmanuel Macron a affirmé en conseil des ministres qu’il considère que « en l’état, les risques financiers, économiques sont trop grands. ». Le fait que la réforme soit là pour rassurer les marchés financiers n’était jusqu’à ces derniers jours pas présenté si clairement. Alain Minc avait été l’un des premiers à lâcher le morceau à la radio. Agnès Verdier-Molinié lui a ensuite emboîté le pas. Ne pas utiliser ce type d’arguments était d’ailleurs assez étonnant, car les précédents gouvernements ne se privaient pas de brandir la menace des marchés financiers pour justifier leurs réformes. On se rappelle notamment des propos de François Fillon sur la situation de faillite de la France en 2007. Sous Hollande, c’était les agences de notation des dettes souveraines qui occupaient une bonne place dans la propagande gouvernementale. On n’a pourtant trouvé quasiment rien de tout cela dans les premières semaines de débat sur la réforme des retraites. Peut-être que, dans une période où le gouvernement lâchait des milliards de nouveaux cadeaux fiscaux supplémentaires aux grandes entreprises, il s’est dit, dans un étonnant moment de lucidité, que les Français prendraient mal de telles argumentations ? Plus sûrement, il a dû penser que la meute était tellement stupide que nul besoin d’aller chercher des arguments financiers pour justifier une réforme qui aboutirait de toute manière. Les balivernes sur le nécessaire sauvetage du système par répartition suffirait. Quoi qu’il en soit, ces propos d’Emmanuel Macron sont l’occasion de faire le point. La réforme des retraites est-elle là pour rassurer les marchés financiers ?
“Trouble sur les marchés financiers”, “vent de panique sur les marchés financiers”, “les marchés financiers en plein doute”… Régulièrement, les médias nous abreuvent d’informations abstraites sur l’état de santé mentale des marchés financiers, qui permettrait de justifier n’importe quelle réforme de régression sociale, pour les “rassurer” et leur “plaire” (par contre encadrer leurs pratiques ne semble pas leur traverser l’esprit). Un marché financier est un lieu, physique ou virtuel, où des acheteurs et des vendeurs se rencontrent pour négocier des produits financiers.
Quel rapport avec les retraites me direz-vous ? Eh bien voilà, pour satisfaire ses besoins de financement, l’État émet des titres de dettes et les vend sur ces marchés. Il y a différents marchés financiers, celui des titres de dettes, c’est le marché des obligations. Une fois que ces obligations sont émises par l’État, des investisseurs y souscrivent (c’est ce qu’on appelle le marché primaire). Des investisseurs peuvent aussi ne pas y souscrire tout de suite, mais plutôt racheter celles des investisseurs qui en ont, sur une sorte de marché d’occasion (c’est ce qu’on appelle le marché secondaire).
La dette française s’échange ainsi à travers le monde. D’ailleurs, qui sont ces gens qui achètent des titres de dettes françaises ? Pour à peu près la moitié, ce sont des fonds d’investissements ou de pensions basés à l’étranger. Les détenteurs français sont des banques, des compagnies d’assurances et la Banque de France (au nom de la Banque Centrale Européenne qui rachète régulièrement des titres de dettes publiques). Les particuliers ne peuvent quant à eux pas détenir directement de la dette publique française, mais ils prêtent indirectement à l’État via leur assurance-vie qui en a dans son portefeuille de titres.
1 – La France emprunte toujours à des taux très faibles
En France, les obligations d’État les plus connues sont les obligations assimilables du Trésor (OAT), dont la durée de vie se situe en moyenne entre cinq ans et dix ans. Les titres de dette prévoient le versement d’un intérêt (c’est ce qu’on appelle le coupon). À l’émission, les obligations précisent le montant du prêt, le taux d’intérêt, la périodicité à laquelle l’État servira des intérêts et la date à laquelle il remboursera le montant du prêt (c’est ce qu’on appelle la maturité de l’obligation). Plus les acheteurs ont confiance dans la capacité de l’État à rembourser sa dette, plus ils sont nombreux à en acquérir des titres et moins il y a besoin d’intérêts élevés pour les convaincre d’en acquérir. Plus les acheteurs craignent de potentielles difficultés de remboursement de la part de l’État, plus les taux risquent d’augmenter. Certains acheteurs vont préférer souscrire à ce type de titres de dette plus risqués, car le taux d’intérêt est ainsi plus rémunérateur (par exemple la dette italienne en ce moment).
Concernant la France, aucun problème ces dernières années, les taux d’émission à court terme étaient même négatifs (-0,30% environ en 2020 et 2021) : cela signifie que les remboursements étaient plus faibles que les prêts. Les investisseurs étaient prêts à perdre de l’argent en prêtant à la France, car ils avaient peur de perdre encore plus d’argent en le plaçant ailleurs. Les portefeuilles de titres comprennent souvent des obligations d’Etat, même à taux négatifs, car cela permet de compenser d’autres titres beaucoup plus risqués. En 2022, en moyenne, la France a emprunté à 1,03%, une augmentation donc par rapport aux années précédentes, car une partie des intérêts d’emprunt sont indexés sur l’inflation et parce que la BCE a mis fin à sa politique volontariste de baisse des taux pour lutter contre l’inflation. Les taux restent toutefois très mesurés et ne font peser aucun risque financier sur la France, malgré les plus de 300 milliards de dettes supplémentaires dépensés, en partie inutilement, au moment du Covid.
Les agences de notation le confirment : Moody’s a donné récemment la note de AA2 à la France, c’est-à-dire qu’elle considère sa dette comme étant de “grande qualité”, avec un risque “très faible” de défaut et des perspectives stables. Comme l’indique le sociologue Benjamin Lemoine, la hausse légère des taux d’intérêt est d’ailleurs une aubaine pour les fonds d’investissement qui ont récupéré beaucoup d’argent grâce à la hausse des prix de l’énergie : en prêtant à la France, ils font un placement sans risque et qui rapporte plus qu’auparavant. Même les financiers sont obligés d’admettre que l’impact de la réforme sur les taux sera dérisoire. Par exemple, Christopher Dembik, directeur de la recherche macroéconomique chez Saxo Bank, indique sur BFM que “ la réforme des retraites n’aura aucun impact sur les marchés”, que “l’effet sur les taux sera nul, même si le gouvernement renonce” et que “l’investisseur étranger se fiche de l’équilibre du système de retraites français”.
2 – Il n’y a eu aucun effet de l’annonce de la réforme des retraites sur les taux
La crainte que les taux d’intérêt s’envolent si le gouvernement ne va pas au bout de sa réforme des retraites ne tient donc pas. Il n’y a d’ailleurs eu aucun effet de l’annonce de la réforme sur les taux. Les déterminants de la dette sont ailleurs et beaucoup plus importants. Par exemple, les décisions de la BCE sur ses taux directeurs et ses politiques d’achats de titres de dettes (elle détient environ 20% de la dette française). Et les inquiétudes des investisseurs doivent plutôt se porter en ce moment sur les faillites bancaires à répétition, plutôt que sur une réforme qui fera faire des économies dérisoires (environ 6 milliards par an, alors que la France a émis 260 milliards de dette en 2022).
Par ailleurs, il est bon de replacer l’endettement de la dette dans le contexte général de la politique du gouvernement. La charge de la dette (c’est-à-dire les intérêts versés aux créanciers dans l’année) a atteint 42 milliards en 2022, tandis que les cadeaux sociaux et fiscaux faits aux entreprises dépassent chaque année allègrement les 160 milliards. Seuls ces intérêts pèsent sur le budget de l’Etat. En effet, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’écrire, l’État renouvelle indéfiniment sa dette (il « roule sa dette »), et ce ne sont que les intérêts qui sont à la charge des contribuables (1,8 % du PIB en 2022). En effet, à l’inverse des ménages qui remboursent le capital prêté et payent les intérêts chaque mois jusqu’à l’échéance, l’État ne paye que les intérêts chaque année et rembourse la totalité du capital à l’échéance. Et pour le faire, il s’endette du montant nécessaire. Par exemple, si l’État emprunte 500 millions sur dix ans à un taux de 1,8%, il paiera 9 millions d’intérêts par an et devra rembourser le capital de 500 millions en une seule fois dix ans plus tard. Il réalisera alors un nouvel emprunt de 500 millions pour rembourser le capital. Et ainsi de suite, indéfiniment.
3 – Mêmes les marchés financiers commencent à s’inquiéter de l’autoritarisme de Macron
Emmanuel Macron pensaient plaire aux marchés financiers avec sa mesure, mais en réalité c’est l’inverse qui risque bien de se produire. « La décision du gouvernement d’utiliser cet outil constitutionnel (le 49.3) est susceptible de compliquer les tentatives futures de légiférer et mettre en oeuvre des réformes macroéconomiques structurelles pendant le reste du mandat“, commence à se plaindre l’agence de notation Moody’s. Et si le gouvernement craignait tant les marchés financiers, il aurait largement les moyens de s’en émanciper. Rappelons qu’après guerre, 80% de la dette était administrée : l’État obligeait les banques à détenir une partie de la dette française à des taux fixés par les pouvoirs publics. En ayant recours à ce genre de dispositifs, tout en permettant à la Banque de France de prêter directement à l’État, un gouvernement qui le souhaiterait pourrait tout à fait s’émanciper des marchés financiers, au prix bien sûr d’une crise diplomatique et d’un affrontement avec l’Union européenne, douloureux mais nécessaire.
Bref, les marchés financiers préfèrent que ce genre de mesure soit mise en place, mais ils n’ont pas les moyens de l’imposer et ne veulent pas non plus que cela crée trop d’instabilité qui empêcherait de mener des réformes structurelles plus importantes. C’est Emmanuel Macron qui choisit d’être le bon soldat des marchés financiers, comme il choisit de l’être de l’Union européenne, dont aucune directive (mais uniquement des recommandations) n’impose ce genre de réforme. On peut lire dans le programme de stabilité de juillet 2022 (c’est la feuille de route qu’envoie le gouvernement à Bruxelles) qu’il fait fait un lien très clair entre les dépenses dues aux cadeaux fiscaux faits aux entreprises et cette réforme des retraites pour les compenser. Ainsi, il espère respecter le cadre budgétaire qu’impose Bruxelles. Mais il pourrait le faire tout à fait différemment, sans que la Commission européenne ne s’y oppose ouvertement.
4 – La vraie raison de la réforme des retraites : développer la capitalisation
Si Macron est jusqu’au-boutiste, c’est parce qu’il partage la même vision du monde que les investisseurs, et les mêmes intérêts personnels. Malgré ce qu’il prétend, il n’a aucune envie de protéger le modèle français de retraite par répartition, mais, au contraire, il compte développer la capitalisation, qui est un système dans lequel les salariés financent leur retraite en plaçant de l’argent principalement dans des plans d’épargne retraite et des assurances vies. La capitalisation reste encore faible dans notre pays, notamment car avec la crise de 2008 et le cas des centaines de milliers de vieux Américains qui ont dû se remettre à travailler car leur retraite était partie en fumée, il est devenu plus difficile de défendre ce genre de modèle.
En France, les prestations de régime par capitalisation versées n’ont correspondu qu’à 2,3 % de toutes celles versées au titre de la retraite en 2021. Cela progresse toutefois chaque année : le montant total investi en épargne-retraite est passé de 219 milliards d’euros fin 2016 à 280 milliards en mars 2022. Mais les fonds d’investissements souhaitent que ça s’accélère, même si le gouvernement a été plus discret cette année que lors du projet de réforme de 2019 dans ses relations avec le gestionnaire d’actifs Black Rock.
Dégrader le système de retraite par répartition pour que les Français aient davantage recours à la capitalisation est un enjeu central, qui n’a rien d’une nécessité économique, mais qui se développe dans les esprits en convaincant, notamment les jeunes, que “de toutes manières,on n’aura pas de retraites”, et qu’il faut donc préparer soi-même sa retraite puisque le système général n’y suffira plus. Le système par capitalisation est évidemment très inégalitaire, puisqu’il favorise ceux qui ont le moyen de souscrire fortement à des plans d’épargne. Il est également très risqué, puisque les placements réalisés grâce à l’épargne des cotisants, qui permettent de verser les pensions des retraités, peuvent disparaître en cas de crise financière. Par exemple, l’année dernière, la Banque d’Angleterre a dû intervenir en urgence, car des fonds de pension qui gèrent les retraites étaient au bord de la faillite à cause de placements dangereux.
Surtout, les pensions de retraite versées par les fonds de pension ne viennent pas de nulle part : seul le travail crée de la valeur économique. Si des fonds arrivent à faire des placements suffisamment rémunérateurs, c’est parce que la rentabilité des actions qu’ils détiennent augmente, grâce aux économies réalisées sur le dos des salariés. Comme l’écrit très justement l’économiste Jean-Marie Harribey : “À l’heure de la mondialisation et de la circulation sans entraves des capitaux, cette stratégie ne peut aboutir qu’à une appropriation des revenus tirés des placements financiers par les classes possédantes ou par la fraction la plus aisée des salariés des pays riches au détriment des pauvres des pays riches ou des encore plus pauvres des pays pauvres. Dès lors, le rendement prétendument supérieur des retraites par capitalisation à celui des systèmes par répartition ne tient pas au fait qu’ils engendreraient une valeur ajoutée supplémentaire mais au fait qu’ils en détournent le flux”.
Cette réforme est ainsi en partie due à la volonté de développer progressivement la capitalisation. Cette évolution restera toutefois lente et la violence avec laquelle Emmanuel Macron veut imposer sa réforme est sans commune mesure avec son effet sur la capitalisation à court terme. Sans doute que, même pour cet effet marginal, le président de la république est prêt à tout car, au fond, l’impact qu’elle va avoir sur les gens l’indiffère profondément. Il est prêt à sacrifier la fin de vie de tous les Français pour un gain économique dérisoire. Il est prêt à ce que des manifestants risquent de mourir sous les coups de la police pour être bien vu de quelques représentants de fonds d’investissements dont il partage la table. Il est donc bon de continuer à personnaliser la lutte actuelle. Le combat est contre Macron, car il représente tout : le patronat, l’Europe néolibérale et les marchés financiers. Il faut d’abord se débarrasser de Macron pour commencer à abattre son monde.
Guillaume Etiévant