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Ce sont des remarques que l’on entend régulièrement, à un rythme qui s’accélère : “ça commence vraiment à puer” “on est vraiment en train de basculer vers autre chose” “en marche vers le fascisme !”. Il y a de quoi exprimer ce genre de point de vue, en effet : convocation par la police de la candidate du principal parti d’opposition de gauche puis de la présidente de son groupe parlementaire en raison de propos tenus sur la colonisation israélienne, condamnation à un an de prison avec sursis d’un syndicaliste pour “apologie du terrorisme”, tentative d’interdiction d’une manifestation antiraciste (alors que des marches de néonazis sont autorisées), volonté d’encadrer militairement la jeunesse populaire et mise en place du travail forcé pour les personnes au chômage… Et tout n’a pas commencé ces derniers mois. Dès 2018, en réprimant férocement, à des fins d’intimidations, et en arrêtant préventivement des milliers de manifestants durant le mouvement des gilets jaunes, le gouvernement macroniste avait déjà montré son autoritarisme. Depuis, sa violence s’exerce régulièrement et férocement à l’encontre de la jeunesse populaire, notamment lors des émeutes de l’été 2023. 

Est-on en train de basculer vers autre chose ? Sous-entendu : autre chose que la démocratie et l’Etat de droit ? Et vers un régime autoritaire, potentiellement fasciste ?

Nous ne sommes pas en démocratie

Tout d’abord, notons qu’il y aurait basculement si nous étions auparavant dans ces cadres-là, mais est-ce seulement le cas ?  Pour la démocratie, clairement pas. La Ve République, fondée dans des circonstances de guerre coloniale par un militaire, n’est pas un régime démocratique. La souveraineté du peuple y est extrêmement limitée. Elle ne permet pas à de véritables contre-pouvoirs de s’exercer. Depuis le début des années 2000, le pouvoir du président sur le parlement s’est accru, de telle sorte que les partis d’opposition n’ont plus de capacité de nuisance. Il faut des circonstances bien particulières et désormais rares pour que le président soit privé de majorité absolue. Ces circonstances se sont produites en 2022, avec un président très impopulaire réélu par répulsion envers celle qu’il fait en sorte d’avoir pour unique adversaire : Marine Le Pen, dont l’omniprésence politique rassure les classes dominantes et verrouille l’élection présidentielle qui est pourtant la seule susceptible d’accorder au peuple une part de souveraineté. 

La police a tué Naël
Quand est-ce que les choses ont basculé ? Était-ce ce jour là ? En réalité, il n’y a pas de point de bascule identifiable dans l’établissement d’un régime autoritaire, mais un processus.

Mais même sans majorité absolue, le gouvernement a pu continuer à prendre des décisions sans partage grâce à la constitution de la Ve République qui autorise, par son article 49-3, le gouvernement à se passer d’un vote du parlement pour faire adopter des lois. Le désengagement progressif et radical de la population envers toutes les élections traduit ce constat hélas réaliste : en France, la voix du peuple par les urnes est extrêmement limitée, voire inexistante. Les partis de la bourgeoisie se partagent le pouvoir et engagent, avec le soutien de médias aux ordres ou rachetés par leurs amis, de vives campagnes de dénigrement de toute organisation qui représenterait une menace un peu sérieuse.

Le désengagement progressif et radical de la population envers toutes les élections traduit ce constat hélas réaliste : en France, la voix du peuple par les urnes est extrêmement limitée, voire inexistante.

L’Etat de droit n’est plus, ces dernières années, une réalité. Par Etat de droit, on entend trois choses : l’égalité devant la loi, la séparation des pouvoirs (entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire) et le respect de la hiérarchie des normes. Si les deux premiers points sont des idéaux à atteindre, certes, force est de constater qu’en France on s’est en très fortement éloigné ces dernières années. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment ont été traités les jeunes gens ayant participé à la révolte des banlieues en 2023, énième épisode d’une longue série : ils ont été traités comme des sous-citoyens, certains sont toujours emprisonnés pour des délits mineurs ou simplement pour avoir été là, et ce parce que le gouvernement a demandé aux juges une répression active : voilà pour la séparation des pouvoirs. On peut arguer que le troisième point est respecté : le gouvernement n’agit pas de façon arbitraire, nous avons encore des grands textes qui nous protègent, et des institutions, comme le Conseil d’Etat ou le Conseil Constitutionnel, chargé d’y veiller. Le gouvernement doit en effet respecter des principes plus élevés définis, en France, par le bloc de constitutionnalité qui comporte la Constitution de 1958, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946. Ces textes définissent des principes a priori inaliénables tels que la liberté d’expression, le droit de grève ou le droit de manifester. 

L’Etat de droit n’est plus une réalité

Or, ces droits ont été piétinés à plusieurs reprises par le gouvernement. Le droit de grève a été amplement contourné, l’année dernière, par des réquisitions. Le droit de manifester n’est plus du tout garanti en France. En 2018, la répression intense subie par les gilets jaunes a démontré qu’une manifestation était possible seulement quand elle ne menaçait pas le pouvoir. Les manifestations contre le racisme ou en soutien à la population palestinienne sont régulièrement interdites. 

Parfois, la justice intervient pour donner tort à l’Etat, comme pour la manifestation antiraciste du 21 avril à Paris, interdite puis rétablie par le tribunal administratif qui a dénoncé “Une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifestation.” Mais c’est loin d’être systématiquement le cas. C’est pourquoi l’ONG Amnesty International estime à ce jour qu’ “En France, le droit donne un pouvoir trop large aux autorités pour interdire des manifestations dès qu’elles estiment que celle-ci est de nature à troubler l’ordre public.” 

La liberté d’expression, on le voit ces derniers jours, est quant à elle soumise à une série d’exception parmi laquelle “l’apologie du terrorisme”, qui est le motif qui a conduit à la convocation de Mathilde Panot, présidente du groupe LFI à l’Assemblée Nationale, et Rima Hassan, candidate de ce même parti aux européennes, ainsi qu’à la condamnation à de la prison du secrétaire général de la CGT du Nord. Ce syndicaliste avait établi dans un tract un lien entre les attaques du 7 octobre et les décennies de colonisation israélienne en Palestine. Les mesures d’exception pour lutter contre le terrorisme, mises en place après les attentats traumatisants de 2015, servent bien, comme on pouvait le craindre, à “assimiler toute contestation politique ou sociale à du terrorisme” comme le dénonce le président de la Ligue des Droits de l’Homme.

Nous vivons dans un régime autoritaire, au service d’une classe dominante capitaliste et qui adopte, tant par conviction que par stratégie, une pensée d’inspiration fasciste.

Ainsi donc, il devient assez erroné et un peu absurde de parler de “basculement” d’un état démocratique à un état autoritaire. Cela fait bien longtemps que la France n’est plus une démocratie, si tant est qu’on puisse trouver une période où elle l’a été. La souveraineté du peuple n’est plus, elle s’exerce dans des circonstances extrêmement contraintes tous les 5 ans, mais le reste du temps, elle est suspendue. Nous le voyons à chaque gros mouvement social : les citoyennes et les citoyens ne disposent pas de moyens légaux pour pouvoir bloquer une décision qu’elle juge majoritairement nocive. Mais, malgré des textes constitutionnels protecteurs, elles et ils ne peuvent plus exprimer leur colère ou leur désaccord radical avec les politiques menées – notamment sur le plan international – sans risquer gros sur le plan juridique. Toute tentative de désobéissance civile – par des actions de destruction de bien ou simplement de décrochage de portrait présidentiel  – est férocement réprimée. L’Etat de droit n’est qu’une façade, il fonctionne dans tous les cas où les intérêts de la classe dominante ne sont pas menacés, mais il est suspendu de fait quand elle risque plus gros. Désormais, même des militants écologistes sont accusés de terrorisme et traités comme tels quand ils s’en prennent à des grandes entreprises. 

Si ce qui c’était produit à Sainte Soline, ainsi que son traitement médiatique délirant, s’était produit à l’étranger, nous plaindrions sincèrement les habitants de ce pays clairement dictatorial. Dommage, c’était chez nous.

Il n’y a donc pas de “basculement”, il faut arrêter de dire les choses ainsi. Mais malgré les preuves qui s’accumulent, la pudeur pour qualifier le régime politique est de mise dans les milieux politiques et intellectuels. On parle de “démocrature” ou de “dérives autoritaires du gouvernement”, ce qui n’a aucun sens. Soit on est en démocratie, soit on est en dictature. Quant à parler de “dérives autoritaires” comme s’il s’agissait d’un style ponctuel de gouvernement, c’est ignorer que toutes nos institutions se transforment peu à peu en auxiliaire de ce régime, de la police aux juges en passant par les agents France Travail, les moniteurs du SNU et un certain nombre de profs qui embrassent avec enthousiasme leur rôle de policier du vêtement. 

La France n’est pas une démocratie. Il est grand temps de prendre conscience de cette réalité, sinon nous allons continuer à perdre notre temps à jouer au citoyen déçu avec des institutions qui ne sont pourtant pas conçues pour nous entendre ou nous respecter. Nous vivons dans un régime autoritaire, au service d’une classe dominante capitaliste et qui adopte, tant par conviction que par stratégie, une pensée d’inspiration fasciste. Cette idéologie fascisante au pouvoir comporte l’exacerbation du racisme, l’amour sans limite de l’ordre, le dégoût du peuple ainsi que le virilisme. Ce serait rassurant s’il s’agissait juste d’un tournant particulier et ponctuel d’un gouvernement macroniste aux abois, qui tenterait de convaincre son électorat de vieux réacs pour conserver le pouvoir. Mais hélas, il semble bien que cette idéologie soit en train de s’insinuer dans toutes les institutions : la cour d’appel de Metz a ainsi relaxé, jeudi 18 avril, un policier accusé de violence envers sa femme et ses enfants, invoquant un “droit de correction”. Ce fascisme du XXIe siècle infuse dans toute la société, du haut vers le bas (et non pas du bas vers le haut, comme toute une tradition intello a eu tendance à le dire).

Sortir de la visio sépia du régime autoritaire

La France est un régime autoritaire. On ne va pas “sans doute vers le fascisme”, il est, en partie, déjà là. Il faut se sortir de cette idée que seule une victoire du RN nous y emmenerait, car c’est se condamner à ne pas voir que sa pensée est déjà au pouvoir, et c’est s’empêcher de lutter contre au nom de ce parti contre lequel il faudrait systématiquement “faire barrage” – sans se préoccuper du flot de merde qui règne déjà de l’autre côté sur l’autre rive.

Alors évidemment, c’est une réalité très difficile à intégrer. D’abord parce qu’elle est effrayante, ensuite parce qu’elle trouble notre vision sépia de la vie sous régime autoritaire. Et pourtant : des policiers en roue libre qui peuvent tabasser ou tuer des gens – on y est. Une opposition qui est criminalisée et marginalisée – on y est. 

Et non, ce n’est pas parce qu’il y a encore des élections que nous n’y serions pas. La plupart des régimes autoritaires de cette planète ont des élections. C’est le cas en Russie, où tout le monde, médias compris, font comme si elles étaient un signe de démocratie. La plupart des régimes autoritaires de cette planète ont même des partis d’opposition. Mais une grande partie d’entre eux sont factices. Chez nous, le RN a le même programme économique et social que le gouvernement et propose des mesures anti-immigration qui ne choqueront certainement pas notre bourgeoisie. La droite comme le RN votent avec le gouvernement, à de rares exceptions près. Ou bien ces partis d’opposition, dans les régimes autoritaires, sont sous pression constante, qu’elle soit d’ordre médiatique, policière ou  judiciaire.

En France, c’est le cas du seul parti d’opposition institutionnel qui se distingue vraiment des positions du gouvernement, j’ai nommé la France Insoumise. Car oui, il existe d’autres partis à sa droite, mais tous ont pour point commun de s’excuser d’être là : des écologistes à Glucksmann, on propose globalement du Macron en plus sympathique. On ne s’en prend pas au capitalisme, on ne veut pas changer les institutions, on manifeste à toute petite dose et dans le calme… Nos lecteurs plus radicaux nous répondront que LFI ce n’est pas non plus le grand soir et ils ont raison. Mais il se trouve que même son programme simplement social-démocrate, pas anticapitaliste, va déjà trop loin pour cette classe dominante accro au pillage d’intensité exponentiel qu’elle mène à notre rencontre. 

La persécution actuelle de la jeunesse populaire par le gouvernement est autant une stratégie électoraliste (flatter l’électorat de droite âgée) qu’une vraie obsession idéologique, réactionnaire et raciste.

Un régime autoritaire n’est pas expérimenté de la même façon par tout le monde et c’est pourquoi certains le nomment plus facilement que d’autres. Quand on pointe à France Travail et que l’on nous annonce un stage obligatoire, sans quoi on nous condamne à crever de faim, on le sent bien, le régime autoritaire. Quand on vit en banlieue et que l’un de nos amis est tué par balle par un policier qui n’ira pas en prison, on le sent pas mal, le régime autoritaire. Quand on est diplômé, que l’on a un job bien payé, que Linkedin nous suggère de devenir ami avec Gabriel Attal et qu’on a les moyens de partir souffler à l’étranger, on le sent moins, ce régime. On ergote, on s’indigne de temps en temps mais l’on estime que le pire restant toujours le RN, rien ne sert de dénoncer trop fort la situation actuelle. 

Accepter cette réalité pour arrêter de perdre notre temps

La bonne nouvelle c’est que le régime autoritaire dans lequel nous vivons est certainement la réaction de toute une partie de la société aux mouvements de fond qui la traverse : révolte contre l’accumulation capitaliste, dégoût du travail subordonné, visibilisation et prise de parole des femmes et des racisés… comme un animal blessé, la classe dominante se durcit. 

La violence de la classe dominante envers les défenseurs des Palestiniens est donc proportionnelle à l’ampleur de ce qu’elle tente de couvrir en soutenant l’armée israélienne

La répression médiatique et judiciaire qui s’abat sur les défenseurs des victimes du “nettoyage ethnique” en cours à Gaza participe quant à elle du processus de soutien actif et “inconditionnel” des bourgeoisies européennes et nord-américaines envers le gouvernement d’Israël, qui est à la fois poste avancé de l’Occident au Proche-Orient et un grand client des entreprises d’armement… et qu’importe si son premier ministre est continuellement ciblé par de grandes manifestations de sa population pour obtenir son départ. La violence de la classe dominante envers les défenseurs des Palestiniens est donc proportionnelle à l’ampleur de ce qu’elle tente de couvrir en soutenant l’armée israélienne : le massacre d’enfants, de femmes et d’hommes au nom d’un projet colonial et raciste, ce que certain.e.s n’hésitent désormais plus à qualifier de génocide. 

Le “progressisme” affiché encore il y a quelques années n’est qu’un masque que notre classe dominante ne revêt qu’en temps de paix. Prendre conscience que l’on vit dans un régime autoritaire, pas dans une “démocrature”, dans de l’“illibéralisme” avec ses “dérives inquiétantes”… n’est pas une simple question linguistique : c’est ce qui nous permet d’agir intelligemment, sans perdre notre temps à nous étonner, nous indigner, pétitionner et, parfois même, voter. C’est ce qui nous permet aussi de nous épargner de nombreux scrupules à chercher d’autres voies pour établir un rapport de force et non seulement nous défendre mais aussi gagner.


Nicolas Framont


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